Mitridate - Porpora

Mitridate - Porpora ©Sebastian Bühler
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Splendeur de l'école napolitaine

La petite ville de Schwetzingen est située dans le Bade-Wurtemberg, à une dizaine de kilomètres au sud de Mannheim et de Heidelberg. Son avenue principale mène à un château aménagé au début du XVIIIème siècle par les princes électeurs palatins, qui en firent leur résidence d'été. Son immense parc a été aménagé tout d'abord par des architectes français, puis revu dans le goût anglais au cours de la seconde moitié du XVIIIème. Il abrite encore aujourd'hui de nombreuses sculptures de l'artiste lorrain Guibal, qui ornaient initialement le parc du château de Lunéville et furent dispersées après la mort du roi Stanislas. L'extrémité du parc qui jouxte le château est bordée d'ailes basses servant d'orangeries, éclairées par de grande baies cintrées. L'une des ailes abrite le Rokokotheater, précieux joyau de théâtre baroque conservé dans son jus. Chaque été s'y déroule un festival connu dans toute l'Allemagne pour la qualité de ses productions et l'originalité de sa programmation, orientée vers des œuvres rarement représentées. Un festival plus court se tient en hiver ; il est dédié en 2017 au baroque napolitain. C'est dans ce cadre historique et enchanteur que nous avons eu le privilège d'assister au rare Mitridate de Porpora.

Compositeur-phare du baroque napolitain et professeur de chant, Antonio Porpora a notamment compté parmi ses élèves les castrats Farinelli et Caffarelli, ainsi que le compositeur allemand Johann Adolph Hasse (1699 – 1783). Originaire de Naples, il composa de nombreux opéras pour Rome et Venise, où il se rendit à plusieurs reprises. Après Vienne, il fut invité à Londres par Senesino et les ennemis de Haendel, qui venaient de créer un opéra concurrent de la Royal Academy of Music du maître allemand : c'est l'épisode de la Guerre des Théâtres. Porpora rejoint la capitale anglaise en 1733 comme compositeur attitré de l'Opéra de la Noblesse (Opera of the Nobility) basé au Lincoln's Inn Field. Il ouvre en décembre 1733 la nouvelle saison avec une Arianna in Nasso (Ariane à Naxos). Pour tenter de s'assurer d'un avantage décisif sur le théâtre du Caro Sassone, il attire ensuite à Londres son ancien élève Farinelli, précédé de sa renommée et de ses succès dans les salles de toute l'Italie. Il fournit au total quatre autres opéras (dont Mitridate) au cours des deux ans et demi qui suivent. Mais on connaît l'épilogue : les cachets pharamineux des chanteurs et un public insuffisant épuisèrent rapidement les finances des deux théâtres. Porpora quitta Londres à l'été 1736, peu avant la faillite de l'Opéra de la Noblesse en 1737. Il s'établit ensuite à Venise, puis à Dresde (où il fut maître de chapelle du prince-électeur de Saxe), à Vienne et acheva ses jours dans sa ville natale, Naples. Il avait ainsi puissamment contribué au rayonnement de la musique napolitaine dans l'Europe entière, à l'exception peut-être de la France dans laquelle l'opera seria ne s'est jamais vraiment acclimaté.

Mitridate est le dernier des opéras écrits à Londres par Porpora. Créé en janvier 1736 il s'agit en fait d'une version remaniée de l’œuvre éponyme créée au Teatro Capranica de Rome en 1730, sur un livret de Filippo Vanstryp. La distribution réunissait alors les castrats Caffarelli et Porporino (un autre élève de Porpora, qui avait choisi son nom de scène d'après le nom de son maître), et la basse Antonio Montagnana. Six ans plus tard la création anglaise bénéficia également de chanteurs prestigieux : Senesino (dans le rôle-titre) et Farinelli (Sifare), la Cuzzoni (Semandra) et à nouveau Montagnana (Archelao), le rôle de Farnace étant chanté par la signora Bertolli. Le livret anglais de Coley Cibber avait été traduit en italien par Gavardo da Gavardo. Les deux livrets sont basés sur le Mithridate, tragédie de Jean Racine créée en 1672 et publié l'année suivante. Ce texte inspirera plus tard un opéra de Mozart, Mitridate re di Ponto, créé en 1770 à Milan sur un livret de Vittorio Amedeo Cigna-Santi,

La mise en scène de Jacopo Spirei nous plonge dans un Orient imaginaire, suggéré par les décors de faïences de Madeleine Boyd tout autour de la scène principale, qui figure le palais de Mitridate. Les costumes colorés de Sarah Rolke hésitent entre cet Orient intemporel et des tenues et accessoires plus modernes (le costume militaire d'Archelao, les kalachnikovs du troisième acte), qui renvoient aux conflits contemporains dans cette région du monde. Les lumières tamisées pilotées par Wolfgang Philipp se transforment parfois en de séduisants fondus au noir (notamment pour souligner la solennité de la scène de l'oracle, au premier acte) ou mettent l'accent sur les personnages du premier plan. L'ensemble est cohérent, très agréable à l’œil, et reste relativement proche du livret.

Porpora pouvait s'appuyer sur une distribution superlative, prête à affronter les redoutables airs glissés dans la partition. La production distribue les rôles de manière analogue à celle de la création, en confiant à la mezzo israélienne Shahar Lavi le rôle de Farnace. Afin de poser ce rôle masculin, elle adopte un timbre d'alto particulièrement efficace pour donner le change, d'autant que son torse est enveloppé d'une large camisole, ses longs cheveux étant noués derrière sa tête, et qu'un habile maquillage simule une pilosité sur ses joues... Si les aigus restent mesurés, ils revêtent toujours une onctuosité très appréciable, de même que les ornements. Son duo avec Semandra à la fin du second acte (In qual cosi lontano) est particulièrement réussi, dans un bel équilibre des voix.

La Semandra de la soprano turque Yasmin Özkan est empreinte d'une légère pointe mate, qui la sert à merveille dans les passages dramatiques. Elle s'acquitte avec brio du redoutable air écrit pour la Cuzzoni à l'acte II (Augelletti che cantando), rivalisant de virtuosité avec la flûte et les hautbois dans d'étourdissants ornements. Au troisième acte lorsqu'on lui présente la coupe du poison, elle nous régale de jolis aigus perlés (Vieni o cara) qui lui vaudront des applaudissements tout à fait mérités. Autre soprano de la distribution, la jeune allemande Katja Stuber assure le court rôle d'Ismène avec une indéniable aisance dans les ornements (en particulier ceux de l'air du troisième acte), même si ses aigus sont parfois un peu durs.

Désireux de faire briller deux castrats d'exception, Porpora a confié aux altos masculins les parties les plus étourdissantes de Mitridate. David DQ Lee restitue avec implication le caractère dramatique du rôle-titre, avec une forte présence scénique et un jeu animé. Son arioso du premier acte est particulièrement poignant, il sera récompensé par de vigoureux applaudissements. Il en sera de même pour la sarabande du second acte (Per un sol momento ancora). Il trébuche hélas un peu dans le redoutable air de son trépas, se détimbrant trop nettement dans les graves, ce qui l'oblige ensuite à repasser trop ostensiblement en voix de tête sur le final : sa prestation sera toutefois applaudie. Face à lui le jeune contre-ténor américain Ray Chenez incarne un Sifare de haut vol, expressif dans tous les registres. Son timbre rond et charmeur fait merveille dans le premier air (Quando de'miei desiri) et le duo avec Semandra qui suit. On le retrouve ensuite avec un timbre plus corsé dans les scènes dramatiques du second acte, dans lesquelles on aurait toutefois apprécié une dureté plus marquée et une projection plus impérieuse. Son air final, dans lequel il révèle une impressionnante capacité d'abattage, est particulièrement réussi : il recueillera un tonnerre d'applaudissements tout à fait mérités.

Le baryton américain Zachary Wilson offre pour sa part au court rôle d'Archealo une stupéfiante présence scénique et vocale. Le timbre est onctueux et chaleureux sur une large étendue. Ses rares interventions rehaussent indéniablement cette production. L'Arcante de Seung Kwon Yang s'avère en revanche assez terne, tant au plan scénique qu'au plan vocal, tandis que la basse chinoise Xiangnan Yan fait une apparition remarquée dans la courte scène de l'oracle, avec des graves profonds et caverneux adaptés à la solennité religieuse du passage.

Felice Venanzoni imprime au Philarmonisches Orchester Heidelberg un rythme animé. Après un court moment d'ajustement lors du premier mouvement de l'ouverture, quelque peu décousu, les attaques des cordes sont nettes et nerveuses. Nous avons tout particulièrement apprécié les vents délicats et aériens, en particulier lorsqu'ils accompagnent les sopranos. Les cors et trompettes sonnent avec bonheur pour l'arrivée de Mitridate au premier acte, pour celle de Sifare au final.

Espérons que cette production bénéficiera d'un enregistrement, afin de permettre à un plus large public de redécouvrir les beautés de ce chef d’œuvre de l'école napolitaine, rarement représenté.



Publié le 19 déc. 2017 par Bruno Maury