Motets - Rameau

Motets - Rameau ©Michel Boesch
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Rameau et les champions du monde

Peut-on rêver plus admirable conjonction ? Dans l’après-midi, l’équipe de France de football gagnait la coupe du monde ; dans la soirée, l’équipe Vox Luminis brandissait trois motets à grands chœurs de l’immense Rameau. Seul un contexte de festival est en mesure de relier d’aussi lointaines sources de plaisir et de fierté.

Une ambiance estivale et une envie de culture baignaient alors la célèbre Cité musicale de Saintes pendant ce chaud début de soirée du 15 juillet 2018. Sous une rafraîchissante « voile sous les étoiles », les festivaliers se retrouvent, se ressourcent et se restaurent, partagent leurs impressions sur les harmonies qui résonnent encore dans leur tête, étudient le programme du concert qui s’annonce, échafaudent leurs projets pour les jours suivants, croisent des notabilités de la musique en tenue décontractée sans toujours oser les aborder. Un esprit convivial, détendu, sans étiquette mais en permanence bienveillant. Un contexte idéal pour goûter de la grande musique.

Et celle de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) s’annonce grande, en effet. Par l’excellence d’un Ensemble, Vox Luminis, que nous suivons toujours avec le même contentement. Par l’éclat de ses grands motets de première maturité que nous allions découvrir avec d’autant plus d’empressement que Rameau et la musique sacrée nous paraissaient deux termes antinomiques.

Car Rameau semble entretenir des relations paradoxales avec la musique religieuse. Issu d’une famille d’organistes, organiste lui-même durant des décennies, il ne fera pourtant graver aucune partition de musique sacrée. Il est vrai que, n’étant pas en charge d’une fonction de direction musicale, aucune contrainte de composition ne lui était imposée, du moins en matière vocale.

Gare cependant aux conclusions hâtives, prévient André Charrak. Certes, « nous ne pouvons compter un seul morceau de musique religieuse au nombre de ses chefs d’œuvres : mais son génie nous offrira des morceaux profanes aux accents religieux bouleversants » (L’Antécédence et la Nostalgie. La représentation de la religion dans l’œuvre de Jean-Philippe Rameau in Les cahiers de Fontenay - septembre 1993). Pour nous en convaincre, réécoutons l’air Temple sacré du premier acte d’Hyppolyte et Aricie (1733), le fervent Brillant soleil de la seconde entrée des Indes Galantes (1735) ou la célébration du Bien et de la Lumière au second Acte de Zoroastre (1749). L’élévation spirituelle dont était capable Rameau dans sa musique d’opéra n’avait d’ailleurs pas échappé à ses contemporains. Pensons à cette Messe de Requiem révélée lors du colloque organisé par le Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV) le 11 octobre 2014. Composée par un anonyme dans le dernier tiers du XVIIIème siècle, elle est construite par assemblage d’extraits de la seconde version de Castor et Pollux (1737).

Du reste, Rameau n’écartait pas d’emblée les sujets religieux. Il avait même envisagé de collaborer avec Voltaire (1694-1778) à la création d’un opéra sacré : Samson. Mais les deux compères n’étant pas réputés pour leur conformisme, la censure finit par tuer le projet dans l’œuf. Elle mêlait de trop près le récit biblique, l’opéra et les intrigues galantes. Et si la religion de Rameau correspondait moins à la stricte observance de l’orthodoxie catholique qu’à la religion naturelle d’un Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) ? Précisément celle de la Profession de foi du vicaire savoyard déclarée dans l’Emile (1762) : « Ecoutez la voix intérieure ». En effet, appliquées à la musique, leurs approches semblent converger. Rousseau conseille : « Rentrons en nous-mêmes… examinons… à quoi nos penchants nous portent ». Rameau ne dit pas autre chose : « Pour jouir pleinement des effets de la Musique, il faut être dans un pur abandon de soi-même, et pour en juger, c’est au Principe par lequel on est affecté qu’il faut s’en rapporter. Ce principe est la Nature même… elle nous a fait un don qu’on peut appeler Instinct  : consultons-là donc dans nos jugements». « Conscience » pour l’un ; « Instinct » pour l’autre. Mais tous deux s’accordent sur l’essentiel : « si nous ne jugeons que d’après le sentiment, nous jugeons toujours bien » (Rameau – Observations sur notre instinct pour la musique et sur son principe - 1754).

Ignorant tout de l’œuvre sacrée de Rameau, c’est avec un esprit totalement disponible que, le 15 juillet 2018, nous sommes entrés dans l’église de l’Abbatiale de Saintes pour découvrir trois des motets à grands chœurs. D’autres grands interprètes du répertoire baroque avaient proposé un programme similaire : William Christie (Erato, 1994) et Hervé Niquet (Virgin Veritas, 1998). Pour l’ensemble vocal belge, Saintes offrait donc l’opportunité de se hisser à leur niveau. Jugé à l’applaudimètre, l’objectif est pleinement atteint. Sous réserve de polir quelques menus détails, le cap est manifestement franchi pour l’enregistrement de ces trois partitions méconnues du grand public.

La version primitive de ces trois pièces vocales en latin aurait été composée entre 1713 et 1715, les ultimes années du long règne de Louis XIV. Ayant quitté Dijon avant le terme de son contrat, Rameau arrive à Lyon alors que l’orgue du couvent des Jacobins auquel il postule n’est pas encore en service. Il dispose donc de temps. Un temps qu’il consacre à l’étude et à la composition. C’est probablement durant cette période de relative oisiveté qu’il commence à rédiger son futur Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels qui paraîtra en 1722. Cet ouvrage contient d’ailleurs un embryon de motet, le Laboravi clamans que Philippe Herreweghe a choisi d’interpréter en lieu et place du Deus noster refugium (Harmonia Mundi, 1982/2000). Dans son traité, Rameau le présente alors comme un prototype de musique contenant quatre fugues différentes, soulignant qu’il « n’y a guère de Musique où il s’en trouve davantage à la fois ». S’agirait-il de l’extrait d’un motet aujourd’hui disparu ?

Un autre motet est identifié par son histoire singulière. Si le manuscrit autographe semble perdu, In convertendo a donné lieu à des arrangements successifs, parfois substantiels. Notamment en vue de son interprétation sous l’égide du Concert Spirituel, à partir du 30 mars 1751. Rameau entendait y rivaliser avec le maître du genre de l’époque, Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711-1772). Opération couronnée de succès pour les soutiens de Rameau : « on a donné trois fois In convertendo, Motet de M. Rameau, fait il y a près de quarante ans. On y découvre le germe de ce génie sublime, fertile et brillant, qui devoit porter la musique Françoise au comble de sa perfection et de sa gloire » (Mercure de France, Mai 1751). Avis plus nuancés pour d’autres : « (Rameau) a voulu être le premier à l’église, comme il l’est au théâtre… Le succès a été tout à fait malheureux. Les meilleurs amis de Rameau ont été forcés de convenir qu’il n’y avait ici ni récits brillants, ni chœurs majestueux, ni symphonies, ni images, ni ensemble dans sa musique. Mondonville n’a pas été détrôné et la rivalité de Rameau a redoublé l’estime qu’on avait pour ses motets » (Melchior Grimm, Correspondance, 5 avril 1751). Ces avis discordants ont-ils incité Rameau à retravailler sa partition ? Sans doute, car la copie retrouvée dans l’inventaire du collectionneur lillois Jacques-Joseph-Marie Decroix (1746-1826) diffère encore de celle de 1751.

Deux autres motets, Deus noster refugium et Quam dilecta, nous sont parvenus dans des versions tardives, donc probablement remaniées pour être mises au goût de l’époque. Voire « adaptées à la lecture moderne en vue d’une exécution claire » lorsque Camille Saint-Saëns (1835-1921) prépare l’édition des œuvres complètes de Rameau pour le compte de l’éditeur et organiste Auguste Durand (Yves Gérard, Saint-Saëns et l’édition monumentale des œuvres de Rameau). Pour ces deux opus, la preuve de paternité de Rameau figure dans l’Inventaire de la bibliothèque du Concert de l’Académie des Beaux-Arts de la ville de Lyon établi à partir de 1713. Ces deux motets y ont été enregistrés et y côtoient les copies de motets à grands chœurs des maîtres et sous-maîtres de la Chapelle Royale de Versailles ou de compositeurs provinciaux moins prestigieux mais non moins talentueux. Pour autant, les contemporains de Rameau ont-ils eu l’occasion d’en goûter la musicalité ? Aucune trace ne permet de le confirmer avec certitude. Mais leur inscription à l’inventaire d’une bibliothèque ouverte aux orchestres et chœurs professionnels ou amateurs de Lyon laisse supposer qu’ils n’avaient pas vocation à rejoindre les archives.

La réception de ces motets n’a pas toujours suscité un enthousiasme unanime. Nous avons déjà évoqué les passions soulevées par le motet In convertendo. La critique s’est également acharnée sur les autres motets. Ainsi, le 2 décembre 1898, la Revue musicale Sainte Cécile de Reims salue la parution des deux volumes consacrés à la musique religieuse de Rameau, publiés sous la direction de Saint-Saëns : « C’est un juste hommage rendu au maître qui ne fut pas seulement le plus grand compositeur dramatique de son époque, mais qui, s’étant essayé dans tous les genres, ne parut jamais inférieur dans aucun ». Avis que ne partage absolument pas la chronique musicale parue dans le numéro du 5 avril 1902 de La chronique des arts et de la curiosité : « Le premier de ces motets contenait de fort belles choses, malgré les tâtonnements ; le second paraît inférieur ; ceux qui restent le sembleraient davantage. La prudence commande de les laisser reposer aux pages de la très complète et luxueuse édition de Rameau entreprise par MM. Durand sous la direction de C. Saint-Saëns… Ce que nous savons de Rameau comme auteur sacré doit nous suffire pour le présent ».

A l’invitation du Festival de Saintes, l’ensemble Vox Luminis dirigé par Lionel Meunier nous a proposé de partager un moment privilégié. Celui de nous forger notre propre appréciation sur des compositions qui ont soulevé toutes sortes de réactions, excepté l’indifférence. Devant une nef pleine à craquer et un chœur qui se remplit même dans le dos des musiciens, la musique se fait attendre. L’esprit « festival » se conjugue mal avec des impératifs d’horaires ! D’autant qu’il faut se remettre de l’émotion collective suscitée par la victoire des Bleus.

Une introduction instrumentale en forme gavotte gracieuse annonce la profession de foi du croyant qui s’achemine vers Deus noster refugium (Notre Dieu est notre refuge). Cette ouverture à l’allure joyeuse menée par des cordes soyeuses concentre en elle-même l’esprit du Psaume 46/45, texte d’action de grâce et d’espérance envers le Dieu des victoires. Foi en la protection divine que le récit (l’équivalent d’un « air » à l’opéra) du haute-contre (ténor avec des capacités dans les aigus) souligne par le procédé rhétorique de la répétition. Un même texte rebondit sur une ligne continue aux tonalités mélodiques et rythmiques changeantes.

Pour un compositeur inventif, ce Psaume livre un exceptionnel théâtre d’images. Une manière qui se prête à merveille à la dramatisation musicale. Mais aussi, une excellente opportunité pour s’appliquer à soi-même les recommandations qu’il affine sans doute déjà dans la perspective de la parution de son Traité de l’Harmonie. Songe-t-il alors à celles qui concluent le vingtième chapitre de son Livre II consacré aux propriétés des accords ? En voici la teneur : « Au reste, un bon Musicien doit se livrer à tous les caractères qu’il veut dépeindre ; et comme un habile Comédien, se mettre à la place de celui qui parle ; se croire être dans les lieux où se passent les différents événements qu’il veut représenter… ; sentir quand la voix doit s’élever ou s’abaisser plus ou moins, pour y conformer sa Mélodie, son Harmonie, sa Modulation et son mouvement ».

Pour inscrire sa musique dans une dynamique, il découpe son texte en trois tableaux contrastés : la violence des phénomènes terrestres, la sérénité du royaume céleste et la puissance du Dieu secourable.

Emporté par un fugato dynamique, le trio pour deux dessus (soprani) et basse annonce les phénomènes qui vont agiter la surface terrestre. L’écriture semble ici fortement inspirée par la tradition montéverdienne car les mots sont soulignés par des madrigalismes (procédés expressifs) classiques. L’intention de donner une couleur musicale à chaque terme apparaît dès le non timebimus (nous ne craindrons pas) : le non est martelé avec énergie tandis que le timebimus est traversé de frissonnements. Plus loin, le tremblement agité des cordes mimant un séisme sur turbabitur terra (terre bouleversée). De même, une tempête figurée par les cordes symbolise transferentur montes in cor maris (les monts seront précipités au sein de la mer). Ce trio est remarquablement conduit même si la voix de basse est quelque peu étouffée dans les graves par la frénésie instrumentale. Un chœur emporté couronne ce premier tableau. Les voix du dessus sont déchaînées comme les éléments, s’élevant dans des aigus acérés. Son écriture, riche en inventions descriptives, fait rouler des flots agités (turbatae sunt aquae). L’entrée instrumentale heurtée annonce des entrées vocales en imitation, l’entrée successive des voix se concluant dans tempo enfiévré. Il emporte les tutti comme les solistes dans des mélismes qui frémissent avec la rapidité d’un torrent impétueux. Le dernier verset montre les monts broyés par la puissance divine. Il a pourtant moins inspiré Rameau qui le fait porter par un court passage soliste à la basse et une simple reprise par le chœur, tout en conservant la rythmique torrentielle précédente.

Le second tableau s’ouvre sur un paisible récit de dessus. Le contraste est saisissant. Ici, Rameau superpose trois atmosphères : un chant confiant à la vue de la civitatem Dei (la Cité de Dieu), un violon solo caracolant sur une suite de triolets tandis que le continuo décrit, par des descentes de doubles croches, l’écoulement du fluminis impetus (la violence du courant). Le tout respire le calme et la sérénité. Sur un rythme retenu de menuet, le récit de basse assure que adjuvabit eus Deus (Dieu viendra à leur aide), soulignant le terme adjuvabit par un mélisme appuyé qui doit lever le moindre doute. Le procédé de la répétition s’applique ici à non afin d’affirmer avec constance et assurance que le repos non commovebitur (ne sera pas troublé). Ces deux solos sont suivis par un quatuor auquel ne participent que les voix masculines (haute-contre, taille (ténor grave) et basse). Il développe une fugue rigoureusement construite. Pourquoi une fugue pour exprimer la croyance en la toute-puissance divine alors que, dans son Traité, il définit cette forme d’écriture contrapunctique comme « un ornement dans la musique, qui n’a pour principe que le bon goût » ? Sans doute pour illustrer à nouveau le déchaînement des éléments, mais exprimé par les seules voix, cette fois. Particulièrement remarquable, ce procédé digne du stile concitato (style agité) traduisant par un trémolo appuyé les secousses d’un tremblement de terre. Les voix sont parfaitement ajustées, jusque dans les moindres vibrations. Une remarquable performance technique vocale. Le tableau s’achève sur un chœur radieux et dansant. Emporté par un fugato décidé dont le thème est initialisé par les instruments, il salue le Dominus virtutum (Dieu des vertus) avec une vigueur joyeuse. Des combinaisons vocales changeantes se relayent pour exalter le même texte. Au tutti succèdent des associations variées : dessus et tailles, hautes-contre et basses, solistes ou chœurs. Un kaléidoscope aux effets éblouissants, révélateurs d’une inventivité exacerbée.

Le dernier tableau magnifie les vertus divines. Dans un charmant récit, un violon solo et le haute-contre dialoguent, s’interpellent, se font écho. Comme dans une aimable conversation entre un étincelant Reinoud Van Mechelen avec un ange. Un refrain enchanteur (Venite et videte/ Venez et voyez) appelle à s’émerveiller devant les prodiges divins et la paix qui règne désormais. Une fois de plus, une même phrase fait l’objet de développements harmoniques, mélodiques et rythmiques sans cesse changeants, produisant ainsi un effet moiré d’une grande délicatesse. Avec le duo pour taille et basse, l’atmosphère prend soudain des allures martiales. Voix et instruments s’entrechoquent pour signifier la destruction des armes. Entrées en imitation, mélismes haletants, trémolos rageurs et agitation des instruments à l’image des violoncelles dont les cordes sont frappées par les archets. De quelle couleur sonore Rameau avait-il peint le dixième verset ? Nous l’ignorons car la partie vocale a été perdue. C’est donc dans une dynamique rompue que le chœur reprend le mouvement qui couronnait déjà le tableau précédent. Un Deus virtutum qui fut applaudit avec enthousiasme. A moins que ces ovations nourries ne soient destinées aux interprètes. A juste raison car leur engagement a été total pour un résultat remarquable.

En fin de compte, cette première partition traduit-elle le ressenti d’un compositeur immergé dans son texte, comme Rameau le préconisera dans son Traité ? Assez peu, nous semble-t-il, tant les procédés expressifs à l’italienne y foisonnent. Et si Rameau avait tout simplement transféré dans cet opus une partie de la partition qu’il avait écrite à la demande de la ville de Lyon pour célébrer la signature du Traité d’Utrecht (11 avril 1713) ? La fête n’aura finalement pas lieu mais Rameau sera payé conformément à la commande. Preuve, s’il en faut, qu’il avait produit une partition dont aucune trace ne subsiste.

Si Deus noster refugium compte parmi les tous premiers opus inscrits à l’inventaire de la Bibliothèque des Beaux-Arts de Lyon (il porte le numéro 11 sur un registre ouvert en 1713), Quam dilecta tabernacula tua (Que tes demeures sont aimables) apparaît comme une œuvre plus tardive (inscrit sous le numéro 113). Son enregistrement daterait donc de la fin de son séjour lyonnais, peut-être même du début de sa seconde prise de fonction comme organiste de la cathédrale de Clermont-Ferrand (avril 1715).

Une fois encore, l’avis des critiques professionnels diverge sur la qualité de l’ouvrage. Ainsi, dans sa biographie de Rameau (Desclée de Brouwer, 1983), Cuthbert Girdlestone exprime ses réserves : « Quam dilecta est plus sympathique (que Deus refugium) mais, lorsqu’on le connaît, il satisfait moins ». Roger Blanchard (Encyclopedia Universalis) estime au contraire que « seul Quam dilecta se hisse au niveau des grandes œuvres ».

Comme le veut la tradition, Rameau extrait son texte du Psautier en latin. Plus exactement, il compose son livret en sélectionnant quelques versets du Psaume 84/83 dans lequel David espère revoir le tabernacle. Transposé dans la liturgie catholique, l’évocation renvoie à la célébration du Saint Sacrement. Alors, Rameau aurait-il composé son motet pour un reposoir de la Fête-Dieu comme, en 1686, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) avait fait exécuter devant le Roi à Versailles, dans les mêmes circonstances, son In festo Corporis Christi canticum/Chant pour la fête du corps du Christ (H 344) ? Ceci expliquerait pourquoi le texte du Psaume a été amputé de près de la moitié de ses versets. Mais aucune trace ne permet d’étayer notre hypothèse.

Johannes Brahms (1833-1897) puisera à la même source pour le chœur Wie lieblich sind deine Wohnungen (Comme tes demeures sont aimables) de son Requiem allemand (1868). Brahms comme Rameau y expriment un sentiment de bonheur paisible à la vue de la demeure du Seigneur et l’ardent désir d’y être accueilli. Une atmosphère de recueillement domine ce motet de bout en bout. Pas de doute, cette fois. Le compositeur a pénétré l’âme du texte et se laisse guider par ce qu’il lui susurre.

Une longue sinfonia aiguillonnée par la flûte installe une atmosphère propice à la vénération. Un air en rondo confié à une voix de dessus, déposera délicatement des mots sur la ligne mélodique qu’elle vient de tracer. S’ensuit un dialogue aimable s’extasiant devant les dilecta tabernacula (demeures paisibles) qu’entrevoit l’âme du croyant. L’introduction instrumentale et le verset sont repris dans une forme abrégée mais toujours aussi éthérée. Avec une belle limpidité et malgré un handicap passager qu’elle surmonte courageusement, Zsuzsi Toth apprivoise les mots avec une ferveur qui touche au cœur. Dans un jeu de contraste capiteux, à l’émerveillement succède l’allégresse. Les voix du dessus lancent une fugue chorale d’une facture grandiose qu’elles domineront de bout en bout. Son architecture complexe illumine un texte évoquant les jubilations du cœur et de la chair du croyant (Cor meum et caro mea). Un mouvement magistral.

Sans transition, nous voici projetés dans un cadre champêtre. Sans doute acquis à la sensibilité paysagiste qui se diffuse alors dans le monde des arts en France, il peint en musique une véritable scène de genre. Dans la douce quiétude d’une nature idéalisée, la flûte imite le chant du passereau et de la tourterelle tandis que le récit de haute-contre décrit une scène de couvée. Toujours aussi paisible, une prière extatique conduit un trio pour deux dessus et basse à honorer une divinité à la nature double : rex meus et Deus meus (mon roi et mon Dieu). Cette vénération est récompensée. Un récit aux allures dansantes, exprime la joie de ceux qui habitent la maison du Seigneur (Beati qui habitant in domo tua Domine). Son langage est fleuri par de longs mélismes souriants tandis que des ritournelles instrumentales sautillent avec grâce. Sur la même ligne mélodique, le chœur s’approprie cette béatitude tandis que le soliste poursuit son propre cheminement vers ce futur promis au croyant.

Cette perspective n’occulte cependant pas le présent. C’est donc à une ardente prière que se livre la basse-taille (baryton). La répétition du mot exaudi (écoute) sonne comme une supplication. Le timbre cuivré de Sébastian Myrus résonne avec clarté et l’ambitus de sa voix lui permet de gravir les octaves avec légèreté. Le chœur final résume, en quelque sorte, le message du motet. Une première partie est élégiaque. Marquée par la déférence, elle figure la vie terrestre durant laquelle, d’un pas lourd ponctué par les instruments, le pèlerin de vie humaine se dirige vers la cité céleste. Dans une seconde partie, l’atmosphère est éthérée. Elle célèbre beatus homo (l’homme heureux) qui a atteint sa destination. La solennité laisse alors place à la réjouissance. Enfin, avant une dernière génuflexion devant la majesté divine, le chant s’abandonne à l’introspection pour s’éteindre dans un murmure. Un passage exceptionnel tant l’homogénéité d’ensemble vocal et instrumental est servie par la qualité de chacune de ses composantes.

Le motet In convertendo Dominus captivitatem Sion (Le Seigneur a aboli la captivité de Sion), tel que nous l’entendons, est le produit de nombreux remaniements. Déjà pendant son séjour lyonnais, Rameau avait déposé deux manuscrits successifs. Le premier est inscrit à l’inventaire de la Bibliothèque des Beaux-Arts sous le numéro 77, suivi par le second, enregistré sous le numéro 219. D’autres révisions suivront. La plus conséquente a été opérée dans la perspective des représentations publiques organisées par le Concert Spirituel (mars-avril 1751). Sans conteste, ce motet est le reflet du processus de maturation artistique de Rameau entre 1715 et 1751 : le Rameau soixantenaire s’installe à la table de travail du Rameau trentenaire pour retravailler la partition. Ce qui lui donne une couleur chatoyante et un caractère singulier qui enjambe trois décennies de carrière musicale.

Comme les précédents, ce motet prend appui sur le texte latin d’un Psaume, ici le Psaume 126/125. Son auteur y rend grâce à Dieu pour le retour du peuple d’Israël à Jérusalem après son exil à Babylone. En le composant, avait-il étudié au préalable le motet d’André Campra (1664-1744) inspiré du même texte, l’un des rares à circuler, à l’époque, sous la forme d’une partition ?

L’introduction instrumentale fait songer à ces pastorales qui fleurissent dans les opéras de cette première moitié du XVIIIème siècle. Elle nous baigne dans la quiétude d’une nature stylisée, avec la flûte et les violons pour en peindre les couleurs raffinées. Le récit en rondo du haute-contre prolonge cette impression de sérénité ambiante. Sérénité et soulagement signifiés par un long mélisme orné sur le terme consolati (consolés) : le peuple d’Israël (sous-entendu l’Eglise romaine) est enfin libéré de l’emprise de l’oppresseur (sous-entendu du Mal). Cette consolation ouvre le champ à l’allégresse exprimée avec énergie par le chœur dans une fugue à la construction savante. Tenant son propre « récitatif », le chœur garde les commandes en proclamant, cette fois sur un mode homophone, le message destiné aux peuples : Magnificavit Dominus (Le Seigneur les a glorifiés). Puis il se prosterne cérémonieusement, dans un second passage homophonique, pour rendre grâce à Dieu avant de s’abandonner à nouveau à l’allégresse. Cette partie confiée au chœur est d’une richesse harmonique et sonore exceptionnelle, comme un motet miniature enchâssé dans le corps même du motet à grand chœur. Avec pour partenaires un trio de hautbois et basson, un duo vocal associant un dessus et une basse prolonge cette célébration de la gloire du Dieu libérateur. Débutant sur un air inspiré du plain-chant, il se déploie ensuite sur une ligne mélodique luxuriante dans laquelle s’insinuent des mélismes radieux et des entrées en imitation figurant l’infinie générosité divine. C’est un véritable morceau de bravoure que relève maintenant Sébastian Myrus dans le récit pour basse-taille. Plongé dans le bruit du torrent symbolisé par des arpèges fulgurants des violons et des flûtes, il célèbre la puissance divine comparée à un torrent fougueux. Sa tessiture est mise à rude épreuve dans ces gammes frénétiques et ces mélismes appuyés. Un grand maître dans son art !

A ce stade, Rameau choisit d’insérer dans son texte un verset légèrement arrangé du Psaume 68/69 (Salvum me fac Deus/Sauve-moi, ô Dieu) afin d’amplifier encore la louange rendue au Dieu d’Israël. L’entrée instrumentale est construite en forme de dialogue entre le hautbois et le basson, sur fond de continuo. Elle annonce la forme que prendra le récit dans lequel une voix du dessus fait face au chœur, comme dans un échange entre un récitant et l’assemblée entière. Empruntant les habits du coryphée dans une scène d’opéra, Caroline Weynants entonne un Laudate nomen Dei (Louez le nom de Dieu) pimpant que le chœur reprendra avec grâce et élégance. Au fur et à mesure, l’échange se fait plus serré, jusqu’à parodier le style litanique. Aux mélismes aériens de la voix du dessus, le chœur répond en scandant un cum cantico (par un cantique) assuré. Hautbois, basson et voix du dessus forment une matière sonore homogène, opulente et chatoyante.

Rameau est maintenant confronté à un texte à double versant. Il évoque les cultivateurs qui sèment dans les larmes (Qui seminant in lacrimis) et les moissonneurs qui récoltent dans la joie (in exultatione metent). Les violons à l’unisson miment le geste du semeur qui répand les grains avec énergie. Le trio vocal (dessus, haute-contre, basse) se déploie avec détermination. Nous sommes bien loin des plaintes qui hantent les motets germaniques, tel ce Die mit Tränen säen (Ceux qui sèment en pleurant) de l’Israëlsbrünnlein de Johann Hermann Schein (1586-1630) - lire notre chronique. Tout juste la ligne mélodique prend-elle une orientation descendante dans la première partie avant de s’inverser dans la seconde. Le passage d’un état à un autre serait presque imperceptible si des mélismes souriants ne venaient orner le mot exultatione (dans la joie). Rameau est ici fidèle à ses enseignements : « La musique est la Science des Sons ; par conséquent, le Son est le principal objet de la Musique » (Traité de l’Harmonie). Le dernier mouvement évoque la même image. Il est toutefois nettement plus expressif pour tracer le chemin de la déploration à l’exaltation. Il débute par une fugue mélancolique dont les chromatismes soulignent le caractère affligé du semeur en larmes. Une ritournelle instrumentale menée par les violons, les flûtes et le basson annonce un changement de climat. Les gammes de doubles croches invitent à l’allégresse. Le tutti gravit une ligne crescendo et les voix brandissent les gerbes de blé dans l’exubérance qu’inspire une moisson abondante (portantes manipulos suos). A ce stade, l’instrumentarium s’enrichit même de fifres pour rendre plus réaliste encore ce tableau champêtre aux tonalités heureuses.

Exubérance contagieuse qui saisit maintenant le public. Des salves d’applaudissements disent sa satisfaction. Rameau a su concentrer dans des notes le sentiment de joie et Vox Luminis a su extraire des notes de fortes sensations de plaisir. Plaisir intense qu’il fallait adoucir par la reprise, en bis, du dernier mouvement du Quam dilecta. Mais rien n’y fait. Le public en redemande et adresse à l’Ensemble un message : pour une première, ce fut un coup de maître. Car Vox Luminis a apporté plus que ce qui était inscrit dans la partition : du cœur, du nerf, un art de la nuance et un sens certain du mouvement.

« Rameau paroît, et le nuit se dissipe » écrivait Jean-François Marmontel (1723-1799) dans son Epitre à M. Rameau sur sa Démonstration du principe de l’Harmonie (Mercure de France, août 1750). Vox Luminis paraît à Saintes et trois grands motets s’illuminent. Aussi disons-nous simplement: merci à Saintes pour cette programmation audacieuse ; merci à Vox Luminis pour sa rhétorique finement ciselée.



Publié le 21 août 2018 par Michel Boesch