Le nozze in sogno - P-A. Cesti
©Innsbrucker Festwochen der alten Musik Afficher les détails Masquer les détails Date: Le 22 août 2016
Lieu: Représentation donnée dans la cour de la Faculté de Théologie d'Innsbruck (Innenhof der Theologischen Fakultät), dans le cadre du 40ème Festival de musique ancienne d'Innsbruck (Innsbrucker Festwochen der alten Musik). Co-production avec la Universität Mozarteum Salzburg.
Programme
- Le nozze in sogno
- Drame civil de Pietro Antonio Cesti (1623 – 1669), sur un livret de Pietro Susini. Créé le 6 mai 1665 au théâtre des Infuocati de Florence.
Distribution
- Rodrigo Sosa Dal Pozzo (Flammiro)
- Arianna Vendittelli (Lucinda)
- Yulia Sokolik (Emilia)
- Francisco Fernandez-Rueda (Filandra)
- Bradley Smith (Lelio)
- Ludwig Obst (Fronzo)
- Konstantin Derri (Scorbio)
- Rocco Cavalluzzi (Pancrazio)
- Jeffrey Francis (Teodoro/Ser Mosé)
- Mise en scène : Alessio Pizzech
- Décors et costumes : Davide Amadei
- Orchestre Ensemble Innsbruck Barok :
- Violons : Angelika Wirth, Guillermo Martinez
- Violoncelle : Verena Laxgang
- Violone : Attila Szilagyi
- Clavecin : Arturo Perez, Chiara Cattani
- Harpe : Emma Huijsser
- Théorbes : Adam Cockerham, Luca di Bernardino, Renate Pliseis
- Flûtes à bec : Manuela Mitterer, Elisabeth Wirth
- Dulciane : Young Jin-Hur
- Direction : Enrico Onofri
Le beau songe d'une nuit d'étéCette re-création des
Nozze in sogno de Cesti aura marqué le quarantième anniversaire du
Festival d'Innsbruck. Trop injustement méconnu aujourd'hui,
Pietro Antonio Cesti fut appelé à Innsbruck en 1657 comme maître de chapelle du grand-duc Ferdinand-Karl, fils de Leopold V et de Claudia de Medicis. Comme cette dernière, Cesti était originaire de Florence, où il était né en 1623. Jeune moine, il participa en 1650 dans sa ville natale à des représentations du
Giasone de
Cavalli, données par la troupe des
Febiarmonici de
Giovan Battista Balbi. Il quitta aussitôt son état religieux pour suivre la troupe jusqu'à Venise, où il se familiarisa avec l'abondante production lyrique de la Cité des Doges. A partir de 1665 Cesti fut appelé à Vienne, où il composa
Il Pomo d'Oro pour les festivités du mariage de l'empereur Leopold Ier, qui se déroulèrent en 1668. On peut aussi noter que Cavalli passa par Innsbruck lorsqu'il se rendit à Paris en 1660 à la demande de Mazarin afin de composer
Ercole amante pour le mariage de Louis XIV ; il très probable qu'il y rencontra Cesti.
A son époque Cesti était donc considéré comme un compositeur de premier plan. Plus récemment,
Alan Curtis, chef d'orchestre et musicologue associé du Festival d'Innsbruck depuis sa création, avait bien saisi la valeur de sa production musicale alors quelque peu oubliée. Dès 1983 il avait proposé la re-création d'
Il Tito (composé en 1666), qui avait reçu un accueil chaleureux du public. Et il travaillait à la production des
Nozze in sogno pour 2016, à l'occasion du quarantième anniversaire du Festival. Son décès brutal en 2015 ne lui a toutefois pas permis de mener à terme son projet. Celui-ci sera heureusement poursuivi par
Enrico Onofri, à qui il reviendra de diriger l’œuvre en hommage à son prédécesseur.
Le texte de ce « drame civil » est dû à
Pietro Susini, intendant de la chambre du duc Léopold de Médicis. Dramaturge pour le théâtre ducal et auteur de comédies en prose, c'est son seul livret d'opéra qui nous soit parvenu. L'appellation de « drame civil » insiste sur le côté contemporain de l'intrigue. Si l'on retrouve en effet nombre d'éléments des livrets comiques vénitiens (en particulier l'inspiration du théâtre du Siècle d'Or espagnol – très probablement
El burlador de Sevilla de
Tirso de Molina, les deux couples d'amoureux, les travestissements et quiproquos,...), les divinités n'interviennent pas dans cet univers populaire, qui restitue avec humour les préjugés de son époque (comme dans la scène du cimetière juif). Au plan musical également les évolutions sont significatives par rapport à Cavalli : malgré certains éléments de permanence (l'emploi comique des contre-ténors, le recours à un ténor pour le rôle féminin populaire de Filandra,..), les airs sont assurément plus nombreux, plus brillants, et donc davantage différenciés des récitatifs. On notera tout particulièrement l'habile progression des ensembles vers le final (duo, trio, deux quatuors, un quintette, à nouveau un quatuor puis le quintette final), qui alimente avec verve la montée de la tension tour à tour dramatique et burlesque : après des décennies de l'inévitable chœur final de l'opéra seria, il faudra attendre près d'un siècle pour retrouver des finales aussi étourdissants.
L'intrigue est complexe, d'autant qu'elle fait appel à des éléments antérieurs rappelés par allusion dans l’œuvre. Fuyant les persécutions de l'Angleterre de Cromwell, le chevalier Alfonso s'est enfui à Livourne avec ses deux enfants Lelio et Lucinda. Il réside chez le riche marchand Pancrazio. Il décède rapidement, laissant à ce dernier la tutelle de ses enfants. Lelio s'amourache d'Emilia, nièce d'un autre marchand de Livourne, Teodoro. Ce dernier a également fait venir de Palerme un de ses neveux, Flammiro, afin qu'il assure le rôle travesti de Celia dans une comédie qu'il souhaite donner chez lui. A peine arrivé à Livourne, ce dernier tombe à son tour amoureux de Lucinda. L'action proprement dite débute alors, sur une scène d'amour entre Flammiro (travesti en Celia) et Lucinda, en présence de Scorbio, valet de Flammiro. Arrive ensuite Lelio, qui s'est querellé avec Emilia : il s'enflamme instantanément à la vue de Celia ! Les ébats de Celia/Flammiro et Lucinda qui se déroulent sous ses yeux ne le rebutent pas, puisqu'il s'agit de deux femmes... De son côté Pancrazio, accompagné de son serviteur Fronzo, chante à sa fenêtre la ritournelle pour séduire Emilia qu'il aime. Mais sa nourrice, Filandra (autre rôle travesti) leur jette des projectiles pour les éloigner. Emilia pense à reconquérir son aimé : elle fait appel au Juif Ser Mosé, afin qu'il pratique la magie. A cette fin celui-ci part chercher le cœur d'un homme dans le cimetière : quand il pense avoir déterré un cadavre il se trouve face à Fronzo, caché dans une tombe pour échapper aux pierres jetées par Filandra ! Lelio vient revoir Celia et se trouve face à Flammriro qui a repris son apparence masculine, et se fait alors passer pour le frère de Celia... Tous ces personnages se retrouvent au final de la première partie chez Pancrazio, qui ne sait plus où donner de la tête devant tant d'explications contradictoires, se demande combien de personnes il doit réellement nourrir chez lui, et finit par les chasser tous !Au début de la seconde partie les deux marchands se félicitent du futur mariage de Pancrazio avec Emilia. Celle-ci confie à sa nourrice Filandra qu'elle ne veut pas entendre parler d'une telle union. Mais Scorbio arrive, en lui indiquant à la jeune femme que Flammiro souhaite qu'elle consente, et qu'il va l'aider. Pancrazio est tellement heureux du mariage qui se prépare qu'il défie la Mort ! Le châtiment survient aussitôt : les invités se moquent de lui et fuient, tandis qu'Emilia fait des avances à Lelio et que les statues s'animent ! De retour de ce mariage manqué, Pancrazio et Fronzo veulent aller dormir. Lelio, qui pense qu'Emilia est cachée dans l'alcôve, les en empêche violemment. Afin de détromper définitivement Lelio, Flammiro lui présente Emilia, habillée en Celia, et lui confesse que cette dernière n'a jamais existé ! Lelio songe alors à son premier amour, Emilia. Entretemps Scorbio a mélangé une potion dans le vin des deux marchands : ceux-ci finissent par consentir aux deux mariages , puisqu'il s'agit d'un songe !La mise en scène d'
Alessio Pizzech tente assez habilement de restituer ce mélange de burlesque, de philosophie et de contemporanéité. Sur la scène, un empilement de caisses maritimes (façon conteneurs) évoque le port de Livourne, et fournit tout à la fois un cadre intime pour les scènes d’intérieur et les différents niveaux indispensables à certains épisodes (comme celui du cimetière juif). L'orchestre lui-même est placé dans une sorte de petit bateau, en contrebas. Les traits burlesques sont appuyés, comme dans toute farce populaire : Celia est une célèbre drag-queen, les affiches de son spectacle tapissent les murs de la ville, et la représentation s'ouvre sur une série de projections façon discothèque... Pancrazio, Teodoro et Fronzo sont d'affreux ivrognes - ce dernier est même affublé d'un bandeau sur l’œil qui sent son pirate à plein nez...
Le jeune contre-ténor ukrainien
Konstantin Derri campe avec une remarquable intelligence théâtrale Scorbio, qui est un peu le personnage central de cette intrigue, entre ses conseils à son maître empêtré dans ses différentes apparences, ses va-et-vient entre les amoureux pour leur dicter leur conduite, et son intervention finale pour droguer les marchands, qui permettra le double mariage. Valet de comédie roué et ingénieux, mais aussi représentant de la sagesse populaire il retrouve à l'occasion son sérieux pour énoncer les enseignements philosophiques de l'intrigue. Au plan vocal le timbre apporte une belle pointe d'acidité, qui s'adoucit opportunément dans les aigus, bien ronds, et montre une grande agilité dans les ornements (
Voi m'andate, et le très joli
Si scordate rehaussé d'un accompagnement enchanteur à la flûte). Gageons qu'il est à l'aube d'une belle carrière...
Autre représentant de la sagesse populaire dans cette action burlesque,
Francisco Fernandez-Rueda est tout bonnement irrésistible dans le rôle de la nourrice Filandra. Assumant parfaitement son rôle travesti de matrone, le ténor andalou lance avec une vigoureuse projection sa harangue
Cittadin di Livorno, dont les graves impressionnants témoignent de l'étendue du registre. Et son duo avec Scorbio qui précède le final (
Un sogno è la vita) est particulièrement réussi.

Les trois compères de Livourne forment un trio à l'aune de cette farce joyeuse. On devine aisément aux premières notes que la ritournelle de Pancrazio, beuglée de belle manière par la basse italienne
Rocco Cavalluzzi, accompagné pour la circonstance d'une ridicule guitare factice, va lui attirer un jet d'immondices ! Retenons également ses beaux graves chaleureux de l'air
Mi dia pur qui ouvre la seconde partie, et ses interventions à mourir de rire jusqu'au finale délirant (en particulier le duo avec Lelio à la scène XVI
O quelle luci). Arpentant la scène pipe à la bouche et bandeau sur l’œil, son fidèle serviteur Fronzo est incarné avec ingénuité par le jeune baryton allemand
Ludwig Obst. Ses arias dévoilent un timbre bien stable, à la rondeur agréable, et une indiscutable aisance vocale. Celle-ci lui permet de contrefaire sa voix sans peine dans un irrésistible numéro comique (
Padron mio), par lequel il tente de dissuader son maître d'entamer sa sérénade, et qui évoque quelque peu le
Aprite un po' quel' occhi de Figaro chez
Mozart. Le ténor américain
Jeffrey Francis, habitué de ce répertoire, campe un Ser Mosé tragi-comique dans la scène du cimetière, puis un Teodoro jovial compagnon de beuverie de ses deux acolytes dans la seconde partie.
Venons-en aux amoureux. La Lucinda d'
Ariana Venditteli est dotée d'une belle projection, qui a parfois tendance à dominer ses partenaires. Qu'importe, la voix cristalline est bien ronde sur toute l'étendue du registre, les aigus particulièrement mélodieux (
Pur sei tu aux superbes ornements filés,
Cuando amor). Elle y ajoute une belle expressivité théâtrale, notamment dans les scènes d'amour avec Flammiro. Ce dernier, le contre-ténor vénézuélien
Rodrigo Sosa Dal Pozzo revêt sans complexe la tenue déjantée de Celia, lunettes démesurées de star et paillettes comprises, sans rien renier de sa virilité lors de ses ébats avec Lucinda... La diction est précise, la voix reste souple sur toute l'étendue du registre. Elle se promène avec aisance entre les ornements élégiaques des scènes d'amour, et des graves généreux (
Il di lei genitore), plutôt inhabituels chez les contre-ténors. Gageons là aussi que nous entendrons reparler de ce chanteur.

L'autre couple affiche des statures plus discrètes mais néanmoins attachantes. L'Emilia de
Yulia Sokolik affiche une voix de mezzo bien équilibrée, à la diction fluide, qui nous régale de déchirants éclats à l'annonce de son mariage avec Pancrazio (
Toglietemi di vita) et de jolis ornements perlés quand elle songe à l'amour (
Amor, se la riesce), toujours appuyés d'un jeu de scène bien convaincant. Le ténor britannique
Bradley Smith attire habilement notre compassion sur ce Lelio plutôt jaloux et en quête d'un amour impossible, qui revient finalement avec sagesse vers son aimée au final : n'est-il pas si humain ainsi ? D'autant qu'il n'hésite pas à noyer son chagrin dans l'alcool, comme en témoigne son entrée, bouteille à la main... La diction est soignée et expressive, sa douleur réelle (
Crude Emilia), et son retour à la bien-aimée (
Torna, torna, o mia speranza) est empreint de sincérité. Le rôle ne comporte pas de morceau de bravoure, mais la projection stable et généreuse est particulièrement agréable à l'oreille.
N'oublions pas la prestation de l'ensemble
Innsbruck Barok, toujours attentive aux chanteurs, sous la direction du maestro Onofri. Elle accompagne avec intelligence les récitatifs, rehausse les airs avec à-propos, colorant sans peine et tour à tour les scènes d'amour délicates comme les scènes burlesques les plus bruyantes ou les plus éclatantes. En ajustant soigneusement son niveau sonore aux effets attendus, elle participe pleinement à la magie de ce songe burlesque et philosophique, telle que l'avait conçue Cesti à l'époque de sa création. Mais déjà la fraîcheur nocturne tombe des montagnes et tire les spectateurs éblouis de ce songe tout éveillé, sous un tonnerre d'applaudissements...
Publié le 06 sept. 2016 par Bruno Maury