Octavia - Keiser

Octavia - Keiser ©Innsbrucker Festwochen / Rupert Larl
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La clémence d'Octavie, ou le talent de Keiser

Chaque année le Festival baroque d'Innsbruck nous propose la redécouverte d'un opéras oublié ou peu représenté, dont la distribution est confiée aux jeunes talents repérés lors du concours de chant qui accompagne le festival de l'année précédente. C'est ainsi que l'an dernier nous avions pu assister à de divertissantes Nozze in sogno d'Antonio Cesti (lire ou relire notre chronique : Le nozze in sogno). Cette année le choix s'est porté sur un opéra du rare Keiser. Né vers 1650 à Teuchern en Saxe-Anhalt, Reinhard Keiser a étudié le chant à Leipzig. Il a ensuite rejoint la cour du duc de Brunswick, auprès duquel il a rapidement commencé à composer des opéras pour le théâtre de la même ville. En 1697 il s'installe à Hambourg, où il devient le compositeur attitré du théâtre Am Gânzenmarkt (Au Marché aux oies). Sa présence sera ensuite quelque peu éclipsée par l'arrivée de Telemann, qui le tenait toutefois en estime et a fait représenter plusieurs de ses opéras. De la petite centaine d'opéras et d'oratorios qu'il a composés, peu nous sont parvenus. Et Keiser est ensuite tombé dans l'oubli qui a enseveli la plupart des compositeurs baroques.

Die Rômishce Unruhe, oder die edelmütige Octavia (que l'on peut traduire pour nos lecteurs non germanophones par : Troubles à Rome, ou la grandeur d'âme d'Octavie) nous narre une histoire assez comparable à celle du Couronnement de Poppée de Monteverdi. L'action se termine toutefois différemment de celle du livret de Busenello : après une tentative ratée d’assassinat d'Octavie et un coup d'Etat contre Néron maté par Fabius, tout rentre dans l'ordre au final, grâce aux sages conseils de Sénèque. Octavie pardonne généreusement l'incartade de son époux, qui a voulu s'emparer de la belle Ormoena, épouse du roi arménien vaincu Tiridates. Plusieurs personnages secondaires alimentent des intrigues croisées, dans lesquelles la séduction s'exerce tous azimuts... La forme est celle du Singspiel, mais les airs sont parfois chantés en italien, un peu à la façon dont Campra, à peu près à la même époque, n'hésitait pas à émailler son Carnaval de Venise d'airs chantés dans la langue de Dante au milieu de parties chantées en français.

La mise en scène de François De Carpentries tire intelligemment parti de l'espace limité de la cour intérieure de la Faculté de Théologie d'Innsbruck. Quelques motifs antiques sur la colonnade suggèrent l'époque romaine. L'apostrophe clamée par Néron en début de spectacle semble en faire tout à la fois l'auteur, l'acteur et le spectateur des péripéties qui vont se dérouler sous nos yeux. Les déplacements, bien réglés, donne vie et âme à l'intrigue. Les costumes oscillent entre antiquité romaine (notamment pour Néron et les souverains d'Arménie) et l'époque contemporaine (le costume blanc d'officier de Fabius par exemple). L'intrigue affiche ainsi un caractère intemporel, qui contraste avec un style musical très ancré dans le goût lyrique du public de la riche cité hanséatique au début du XVIIIème siècle.

Les jeunes interprètes retenus relèvent le gant avec panache. On notera en particulier la qualité du plateau féminin. Héroïne de l'intrigue, l'Octavie de Suzanne Jerosme développe une grande humanité. Son timbre légèrement mat lui donne une incontestable noblesse, son désarroi lorsqu'elle devine la trahison de Néron est émouvant (Geloso sospetto), bien relayé par la plainte du cor et du basson. Au second acte on retiendra encore le Torno o sposo aux aigus cristallins, et le brillant Die Eifersucht, rythmé par les cors, ainsi que le long récitatif accompagné qui suit.Au troisième acte le Verletzte Augen-Lichter aux aigus déchirants et l'arioso Treugeliebter sont de purs moments de bonheur. Sa rivale Ormoena ne lui cède en rien : dans le rôle Frederica Di Trapani affiche avec conviction sensualité (Vaghi lumi) et caractère menaçant (Es streiten). Les aigus dévalent sans peine lorsqu'elle se couvre avec ravissement de la couronne impériale (Erfreue dich), et ses retrouvailles finales avec Tiridates sont particulièrement attendrissantes (Solo con te). Mention spéciale pour les deux rôles secondaires féminins. La Clelia de Robyn Allegra Parton, écartelée entre les avances de Lepidus et son penchant pour Tiridates, joue à ce titre un rôle essentiel dans l'intrigue principale, même si ses apparitions ne sont pas fréquentes. Nous avons particulièrement apprécié ses aigus enjôleurs dans le Bionde chiome. Et Yuval Oren (Livia) nous régale au second acte de son numéro de séduction envers Tiridates et Fabius, exécuté en tenue légère avec beaucoup de « chien » (Wie lieblich, suivi de l'air en italien Constante ogn'bor cosi).

Côté masculin le jeune baryton australien Morgan Pearse domine incontestablement la distribution. Dès la tirade introductive le netteté de sa diction s'impose, et les ornements roulent avec aisance au premier air (Atlas stützt). Au début du second acte nous avons douté un instant devant des graves manquant de netteté (Bei dem Zunder) mais il ne s'agissait que d'une méforme passagère : les longs récitatifs accompagnés et les nombreux airs du troisième acte sonnent généreusement à nos oreilles, avec une dimension dramatique bien présente. Dans un registre un peu plus grave, le baryton-basse Paolo Marchini affiche un timbre agréable, à la belle rondeur et correctement projeté ; il ne semble toutefois pas en tirer pleinement parti, probablement suite à un manque de familiarité suffisante avec la langue de Goethe. Les deux contre-ténors (Eric Jurenas en Tiridates, Jung Kwon Jang en Lepidus) apportent chacun des couleurs très contrastées dans ce registre. Le premier se caractérise par un médium ample et naturel, agréable à entendre mais qui manque quelque peu de panache. Le second intervient très peu, et uniquement dans des récitatifs, ce qui rend difficile l'appréciation. Les aigus sont davantage présents, ils gagneraient toutefois à davantage d'ampleur .

Le ténor Akinobu Ono (Fabius) affiche une couleur assez mate, et une projection assurée qui conviennent parfaitement à ce militaire. Son medium est bien rond, et ses rares interventions marquantes (le brillant arioso Ach ! Kühle meine Schmerzen, suivi de l'air Du kannst hoffen). Son duo avec Néron avant le finale est également très réussi. Les deux autres ténors de la distribution semblent maîtriser insuffisamment leur élocution en allemand. Dans le rôle de Piso Camilo Delgado Diaz ne possède malheureusement pas le panache que l'on attendrait, sa projection est très moyenne et la diction manque de rigueur. On retiendra toutefois des ornements bien ourlés dans le Ein Blick von deinem Angesicht. Et Roberto Jachini Virgili (Davus) paraît vraiment à la peine dans la langue de Goethe, en particulier dans le long récitatif Der Henker au final du second acte, à la diction approximative – ce qui était moins sensible dans les airs.

A la tête du Barockensemble Jung du Festival, Jörg Halubek anime avec intelligence et vigueur la riche palette de musicale de Keiser. Attentif à ses chanteurs et à ses solistes, il sait aussi mener à la perfection le tourbillon échevelé de la fin du premier acte, appuyer malicieusement le numéro de séduction de Livia, ou nous faire saisir les doutes et le revirement de Néron avant le finale du troisième acte.

Cette belle production a été accueillie chaleureusement par le public, qui n'a pas ménagé ses applaudissements. Nous espérons pour notre part qu'elle incitera à redécouvrir, tant à la scène que dans des enregistrements, les quelques opéras de Keiser qui nous sont parvenus.



Publié le 04 sept. 2017 par Bruno Maury