L’Olimpiade - Vivaldi

L’Olimpiade - Vivaldi © @ars-essentia. De gauche à droite: Jean-Jacques L’Anthoën (Clistene), Rémy Brès-Feuillet (Megacle), Fernando Escalona (Licida), Ana Maria Labin (Aminta), Chiara Brunello (Argene), Francesca Ascioti (Aristea), Matthieu Toulouse (Alcandro)
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L’ami ou l’amante, un choix cornélien pour le vainqueur des Jeux Olympiques

Megacle a accepté de combattre à la place de son meilleur ami Licida et sous son nom aux Jeux Olympiques. Si Megacle est vainqueur, c'est donc Licida qui remportera le prix. Megacle ignore que ce prix est Aristea, fille du roi Clistene dont il est amoureux en secret, amour payé de retour. Quand il apprend qu'Aristea est destinée au champion, il va combattre malgré son terrible désespoir et sort vainqueur. Licida exulte et s'apprête à prendre possession de son bien mais Aristea le repousse définitivement. Dans un accès de fureur, Licida agresse le roi Clistene et est condamné à mort. In extremis le roi reconnaît en Licida le bébé qu'il a abandonné aux flots marins. Licida et Aristea sont donc frères et sœurs et on se dirige vers une double union, celle de Megacle et Aristea, et celle de Licida avec son ancienne amante Argene.

Un beau livret de Pietro Metastasio (1698-1782), comme on les aimait à l'époque baroque, regorgeant de situations dramatiques fortes et couvrant une palette étendue d’affects. Outre Antonio Vivaldi (1734), ce livret inspira de très nombreux compositeurs, une cinquantaine au moins parmi lesquels : Antonio Caldara (1733), Giovanni Baptista Pergolese (1735), Leonardo Leo (1737), Baltassare Galuppi (1747), Nicolo Jommelli (1761), Nicola Piccinni (1761), Antonio Sacchini (1763), Tommaso Traetta (1767), Josef Myslivecek (1778), Giuseppe Sarti (1778), Giovanni Paisiello (1784) et surtout Domenico Cimarosa qui en 1784 composa un admirable opéra seria. En juin 2012, un pasticcio fut monté à l'Opéra de Dijon par Andrea Marcon sur le même texte de Pietro Metastasio. Des airs des compositeurs cités plus haut et d'autres encore (seize en tout), ont été réunis, afin de reconstruire un opéra complet. Malgré la diversité stylistique d’auteurs appartenant à des époques différentes : baroque, classique et même romantique comme Luigi Cherubini, cette salade russe s'avéra une réussite. Le dossier d’Emmanuelle Pesqué à propos de L’Olimpiade de Myslivecek nous a guidé dans l’élaboration de cette chronique.

L’Olimpiade, un opéra seria d’Antonio Vivaldi (1678-1741) fut créé à Venise en 1734 au Teatro Sant’Angelo. Dans le même temps, Georg Friedrich Haendel (1685-1759) composait Orlando (1733) et s’apprêtait à écrire Ariodante et Alcina (1735). Tandis que le Saxon prenait quelques libertés avec le genre de l’opéra seria, on peut dire que L’Olimpiade de Vivaldi en représente l’archétype. Cet opéra consiste en une suite de récitatifs secs et d’arias; les ensembles (un court vaudeville à la scène 4 de l’acte I, un duetto à la fin de l’acte I et un mini-choeur final) sont réduits à la portion congrue. En outre la structure des airs est celle de l’aria da capo en cinq sections séparées par des ritournelles orchestrales sans exceptions. L’action se concentre dans le récitatif sec et est absente dans la majeure partie des airs. Ces derniers s’appuient sur des métaphores (aria di paragone) ou des considérations morales et philosophiques. La métaphore standard du vaisseau surpris par la tempête est utilisée deux fois pour représenter une âme désemparée, celle non moins courante de la tourterelle ayant perdu sa compagne donne lieu à un des plus beaux airs de la partition. Ces airs sont interchangeables et pourraient figurer à plusieurs endroits de la partition d’où la possibilité d’effectuer des changements importants sans trahir le livret et pour les chanteurs de remplacer un air par un autre dans lequel ils se savent assurés de remporter un franc succès. C’est ainsi qu’Isabelle Moindrot (L’opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993) utilise le terme de « structure en constellation » pour décrire ce type d’opéras : les arias sont des entités parfaites, closes, susceptibles d’être déplacées.

Cet opéra n’a donc rien d’original en ce qui concerne la forme mais le fond est d’une qualité exceptionnelle. Il débute par une sinfonia très inventive dont le premier mouvement est truffé de modulations étranges et de dissonances. Jean Sébastien Bach ne s’y était pas trompé, le langage harmonique de Vivaldi est sans doute le plus hardi de son époque. En outre les airs sont plus beaux les uns que les autres. L’opéra débute sur les chapeaux de roues avec l’aria di paragone de Licida, Quel destrier, che all’albergo è vicino. Licida compare son impatience à posséder Aristea à celle d’un cheval qui prend le mors aux dents pour gagner l’auberge toute proche. Fernando Escalona y fait une brillante démonstration de son talent et de son énergie. Plus loin (scène 8), cet excellent contre-ténor nous ravit avec un des plus beaux airs de la partition, exemple parfait de bel canto, Mentre dormi, scène où règne une atmosphère quasi hypnotique. Chiara Brunello (Argene) fait preuve de beaucoup d’aisance dans la scène IV en forme de vaudeville, O care selve, dans laquelle elle dialogue avec tous les autres protagonistes de sa belle voix de mezzo-soprano. Elle est encore plus brillante dans l’air nettement humoristique, Piu non si trovano fra mille amanti, dans lequel elle règle ses comptes avec ses ex-amants. Le roi Clistène fait son entrée avec un air au rythme irrésistible, Del destin non vi lagnate, le roi est presque comique avec un discours paternaliste et misogyne qui pourrait choquer si l’action ne se situait pas dans l’antiquité grecque. Jean-Jacques L’Anthoën semblait un peu en difficulté dans cet air avec une voix qui m’a paru engorgée, défaut corrigé par la suite, notamment dans son air de l’acte II, Qual serpe tortuosa. La voix du baryton s’est alors éclaircie et s’est projetée hardiment avec une excellente intonation. La fin de l’air toute en nuances et triple pianissimo était très réussie. L’acte I s’achève avec un duetto de Megacle et Aristea, Ne’giorni tuoi felici, qui est indiscutablement un des sommets de la partition et un des passages les plus dramatiques de l’œuvre. Par sa noblesse, le style est proche de celui de l’oratorio. Francesca Ascioti et Rémy Brès-Feuillet s’y montrent sous leur meilleur jour, la première nommée avec une voix de contralto aux belles couleurs et le contre-ténor avec une superbe voix claire aux contours bien dessinés.


© @ars-essentia. De gauche à droite: Rémy Brès-Feuillet (Megacle) et Francesca Ascioti (Aristea)

L’acte II débute avec un air d’Alcandro, Se tu sprezzar pretendi, chanté par Mathieu Toulouse. Le baryton s’y montre très convaincant d’autant plus que cet air n’est pas facile avec ses contre-temps incessants. On arrive alors à un sommet de la partition, l’aria di paragone Sta piangendo la tortorella, un air délicatement orchestré avec deux cors obligés. Francesca Asciotti (Aristea) y montre son expérience de la musique baroque avec sa voix de contralto à la belle ligne de chant et au legato élégant. De façon incompréhensible cet air magnifique a été amputé des deux tiers. Autre sommet de cet acte, la célèbre aria di paragone d’Aminta, Siam Navi all’onde algenti, dans lequel le trouble du personnage est exprimé par la métaphore du navire en perdition. Ana Maria Labin y prodigue son art de la vocalise et de l’ornementation. La virtuosité n’est jamais gratuite et toujours étayée par une émotion intense. Se cerca, se dice est sans doute l’air le plus émouvant de Licida avec ses modulations rapides du majeur au mineur. Fernando Escalona s’y montre excellent, la voix est jeune et pure et mise en valeur par le superbe contre-chant de l’orchestre. On arrive alors au sommet de l’acte: l’aria di disperazione extraordinairement intense de Licida, Gemo in un punto e fremo. Trouvaille de génie, les furies qui tourmentent Licida sont figurées par les bariolages ultra-rapides des violons de l’orchestre.

L’acte III débute avec un air superbe d’Alcandro avec violoncelle obligé, Sciagurato, in facia a morte, chanté magistralement par Matthieu Toulouse. Suit l’air étonnant d’Argene, Per salvar quell’alma ingrata, aux accents romantiques (on pense presqu’à Verdi), chanté avec beaucoup d’esprit par Chiara Brunello. On arrive à l’air magnifique d’Aminta chanté de façon très expressive par Ana Maria Labin, Son qual per mare ignoto, aria di paragone reprenant la métaphore du naufragé qui perdant son étoile, s’abîme en mer. La fin chantée pianissimo est particulièrement émouvante. Le dernier tiers de l’acte consiste en récitatifs secs qui ne brillent pas par leur intérêt et en une conclusion diligentée par une sorte de Deus ex machina. Un concertato eût sans doute été le bienvenu mais Vivaldi ne l’a pas entendu ainsi car il a terminé son opéra par un chœur banal. C’est la seule faiblesse de cet opéra qui le rend, à notre humble avis, difficile à monter au plan scénique. Il en fallait plus pour décourager l’enthousiaste Jean-Christophe Spinosi qui proposera au TCE en 2024 une version mise en scène, ce qui répond à la question posée par notre confrère Jean-Luc Izard dans sa critique de L’Olimpiade donnée en février 2022 dans ce même théâtre.

L’Ensemble Matheus nous a impressionné. La sinfonia a été menée tambour battant avec la plus grande précision. Les tempos généralement rapides m’ont paru appropriés au style de cette musique. Bien que les instrumentistes fussent relativement peu nombreux, la sonorité d’ensemble était très généreuse. Les violons faisaient preuve d’une belle agilité, une des violoncellistes a réalisé un merveilleux solo. Les deux cors naturels ont illuminé un très bel air d’Aristea. Enfin le continuo (un violoncelle, une basse d’archet, le clavecin et le théorbe) a manifesté son efficacité dans les récitatifs secs et a posé avec rigueur les bases de l’harmonie. La direction enthousiaste de Jean Christophe Spinosi nous a beaucoup plu. Son geste très ample nous a paru parfaitement lisible et capable d’impulser une grande énergie à l’orchestre et aux chanteurs.

La quintessence de la musique de Vivaldi, une palette de chanteurs excellents et l’expérience de l’Ensemble Matheus et de son chef nous auront fait passer la plus belle des soirées.



Publié le 28 juil. 2023 par Pierre Benveniste