Opéra imaginaire - Hervé Niquet & Benoît Dratwicki

Opéra imaginaire - Hervé Niquet & Benoît Dratwicki ©Arsenal de Metz - Ensemble Le Concert Spirituel
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Se retrouver face à une page immaculée pour rendre compte d’un opéra n’est pas chose aisée en temps normal. Mais lorsque celui-ci est qualifié d’imaginaire, la peur de la page blanche n’est en rien fictive… Elle vous prend, vous tenaille et vous obsède à se demander si vous êtes plongés ou non dans l’onirisme collectif.

En cette fin d’après-midi automnale où le soleil brille de mille feux (affirmation bien réelle), le « fictif » va prendre forme et puiser toute sa matérialité dans la grande salle de l’Arsenal de Metz (57).

Même imaginaire, un opéra en version de concert doit répondre aux canons du théâtre lyrique baroque. Composé en deux actes, l’Opéra imaginaire est étoffé par des scènes où régnera un rythme effréné et ce malgré l’absence de décors réels sur la scène.
L’opéra s’argumente autour d’une intrigue captivante et fort bien connue. Une princesse est amoureuse d’un séduisant prince, lui-même convoité par une reine magicienne. Les deux femmes, rivales, s’affrontent dans ce drame « miniature ».
Les épices théâtrales sont saupoudrées avec parcimonie : une pincée de jalousie, une de lutte, une autre de manigance et une grosse poignée d’amour… L’Amour est souvent victorieux ! D’aucuns pourraient penser que ce parcimonieux assaisonnement ne développe pas tous les arômes baroques de l’opéra. A notre goût, seul le condiment « les récitatifs » fait défaut à l’équilibre du plat !

La création d’un tel opéra apporte un questionnement légitime. Ce dernier trouve réponse dans la présentation faite par Michèle Paradon, directrice artistique de l’Arsenal.
L’opéra a été créé à l’occasion du trentième anniversaire de l’ensemble Le concert Spirituel et du Centre de Musique Baroque de Versailles (C.M.B.V.).
Né de la collaboration, voire la complicité de deux hommes Hervé Niquet et Benoît Dratwicki, l’Opéra imaginaire apparaît en quelque sorte comme l’ «Opéra des opéras ».

Hervé Niquet dirige, d’une main de maître, l’ensemble depuis 1987, date de sa création. Musicien accompli (instrumentiste, chanteur, compositeur, chef de chœur et chef d’orchestre), il insuffle sous sa battue énergique la volonté de découvrir ou redécouvrir les répertoires baroques français, anglais ou italien. Depuis trente ans, Hervé Niquet et sa formation se sont imposés comme l’un des meilleurs ensembles baroques du monde.
Quant à Benoît Dratwicki, il a étudié le violoncelle, le basson, la musique de chambre, la formation musicale, l’analyse, l’orchestration et l’histoire de la musique au Conservatoire de Metz dont il est diplômé. Approfondissant son cursus, il entreprend, en parallèle, des études universitaires à Metz puis à Paris IV-Sorbonne. Il obtient une maîtrise et un DEA de musicologie. Il complète sa formation dans les classes d’histoire de la musique, de culture musicale et d’esthétique du Conservatoire à rayonnement régional de Paris et du Conservatoire national supérieur de musique et danse de Paris. En 2001, il intègre le C.M.B.V en tant que délégué aux relations artistiques et en devient son directeur artistique en 2006.
Face à tant de compétences, vous comprendrez également cette angoisse : la peur de commettre des erreurs, la peur de la page blanche qui continue de nous envahir !

Aux fins d’illustrer l’opéra dépouillé de décors et de costumes, Hervé Niquet fait appel à Anthony Rubier, un jeune étudiant en dessin des Beaux-Arts de Paris.
S’aidant de son imagination fertile, l’étudiant a créé un vaste domaine s’inspirant des fastes versaillais. Les magnificences allégoriques seront projetées sur grand écran.
Certes, l’effet visuel reste limité. Le mouvement est engendré par ce long travelling d’une heure trente arpentant tantôt les jardins du château, tantôt survolant, en vue plongée, les dépendances et le corps principal du palais, naviguant tantôt dans le port où des bateaux de guerre sont armés, ou allant s’aventurer dans le repère de la magicienne.
Hervé Niquet le confie. Le but n’est « en rien d’imaginer une narration avec des images, mais de créer un environnement, une atmosphère, un support à l’ouvrage ». A ce titre, le pari semble gagner même si certains spectateurs ont un avis contraire…
Remarquons la charge de travail qu’a dû impliquer une telle création. Et souhaitons un avenir des plus prometteurs à ce jeune artiste.

Faisant écho à la projection, la musique s’impose en grande majesté…
A l’image du « Ballet des ballets » commandé par Louis XIV à Lully, Hervé Niquet et Benoît Dratwicki puisent dans les pages connues et inconnues des chefs-d’œuvre baroques. Leur œuvre se pare des plus beaux joyaux des XVIIème et XVIIIème siècles. Les noms de Campra, Charpentier, Dauvergne, Lully, Marais, Mondonville et Rameau côtoient ceux de Bertin de la Doué, Colin de Blamont, Destouches, Francœur, Leclair, Montéclair, Rebel et Royer.

Remercions les deux « complices » de sortir de leur écrin des pièces rares : Le Jugement de Pâris (1718) de Toussaint Bertin de la Doué (1680-1743), Les Fêtes grecques et romaines (1723) de François Colin de Blamont (1690-1760), Méléagre (1709) de Jean-Baptiste Stuck (1680-1755), Jephté (1732) de Michel Pignolet de Montéclair (ca. 1667-1737) et Hypermnestre (1716) de Charles-Hubert Gervais (1761-1744).
Nous pouvons d’ors et déjà regretter un fait quasi-inéluctable : à la suite de la dernière représentation de l’Opéra imaginaire, ces joyaux baroques risquent d’être enfermés de nouveaux dans leur écrin. Ils ne brilleront plus à la lueur des projecteurs !
Alors profitons de ce moment présent, bien réel…

Sous sa direction royale, Hervé Niquet emmène avec allant l’ensemble instrumental dans les mouvements rapides. Conjointement, le maestro et les instrumentistes offrent une lecture vivifiante de l’Ouverture de la pastorale héroïque Titon et l’Aurore de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711-1772). Les vingt-huit musiciens ne relâchent pas leur attention. Leur énergie est bouillonne. Ils envahissent l’espace, s’accaparent des moindres nuances (pianissimo, fortissimo, …). Ils enveloppent leur langage de douceur dans l’Air tendre des Fêtes d’Hébé de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) ou bien de grâce dans l’Air du Carnaval du Parnasse de Mondonville.
La supplication de la reine magicienne est parfaitement rendue avec le Prélude des Amours de Tempé d’Antoine Dauvergne (17313-1797). Les formules employées sont apparemment simples en faveur de la richesse des harmonies.
Si l’attendrissement amoureux est parfaitement interprété, les instrumentistes sont tout aussi éloquents dans les passages de « bravoure ». Ils vont à la guerre, ne redoutent pas l’affrontement. Ils sont « tonitruants» dans l’interprétation du Tonnerre, Hippolyte et Aricie de Rameau. Les éléments se déchaînent sous les bourrasques des bassons, des hautbois et des cordes : la Tempête, Alcyone, Marin Marais (1656-1728).
Le Concert Spirituel livre une interprétation à laquelle nous ne pouvons rester insensibles. La cohérence de l’ensemble n’admet aucune critique, aucune remarque.

Le Chœur mérite tout autant d’éloges. Il compte dix-huit chanteurs : cinq sopranos, quatre hautes-contre (voix masculine à la tessiture particulièrement aigue), quatre tailles (voix de ténor grave) et cinq basses. Leurs nombreuses interventions conservent la clarté d’élocution. Le texte en est donc hautement compréhensible.
La puissance vocale s’impose sur « Dieu, grand Dieu, sois sensible… » (Hercule mourant de Dauvergne) interprété alternativement avec la reine magicienne. Le pupitre masculin apporte toute la noirceur au ciel tempétueux « Quels éclairs menaçants, […], la foudre gronde » (Sémélé de Marais).
Le pupitre féminin, lui aussi, nous gratifie de jolis passages notamment sur « Pleurons, levons les yeux vers les saintes montagnes » (Jephté de Montéclair). Leurs vocalises sont d’une exquise finesse.

L’Opéra imaginaire est doté d’un Maestro, d’excellents musiciens et d’un chœur homogène. Il ne manque plus que des solistes, protagonistes de l’intrigue.

Le rôle de la princesse est confié à une figure bien connue de la scène messine : Katherine Watson. Souffrante et ne pouvant être remplacée, la soprane anglaise relève le défi avec brio même si sa diction s’en trouve légèrement affectée.
Mettant à contribution son excellente technique, elle soigne sa ligne de chant tout au long de ses interventions. Prêtons une méticuleuse attention à la « fabrique du son ». Elle prépare, tout en grâce, le moule vocal et lance son premier air « Règne toujours dans ces bocages » (Le Jugement de Pâris de Bertin de la Doué). Remarquons le discret phrasé de Tormod Dalen au violoncelle et la sonorité expressive du hautbois d’Héloïse Gaillard.
Malgré sa méforme, la voix est pure, légère. Elle est criante de vérité lorsqu’elle évoque la mort du prince, « Tout ce que j’adorais n’est plus, […], Pour la dernière fois, le prince a vu l’aurore », extrait de la tragédie lyrique Pyrame et Thisbé de François Francœur (1698-1787) et de François Rebel (1701-1775).
Lors des duos, sa voix s’harmonisera à la perfection à celles du prince ou de la reine magicienne.

Le seul personnage masculin, homme si convoité, revient au haute-contre belge Reinoud Van Mechelen. D’une belle projection et à la diction claire, il lance un fédérateur « Hâtons-nous, courons à la gloire » (Dardanus de Rameau) soutenu par l’ensemble des cordes et du clavecin (Elisabeth Geiger). Toujours extrait de Dardanus, l’air « Lieux funestes, où tout respire… » affirme la ductilité vocale du ténor. Il nous gratifie de graves ronds et d’aigus doux. Les instruments (violons, violoncelles, contrebasses, bassons et clavecin) servent de piliers à la ligne de chant. L’ornementation est agréable et sans fioriture.

C’est à la mezzo-soprano française, Karine Deshayes, que revient le rôle de la « méchante ». Elle emploie sa voix chaude et souple à incarner la reine magicienne. L’air « Dieu, grand Dieu » (Hercule mourant de Dauvergne) affirme la puissance vocale de la mezzo. Le vibrato développé est agréable, elle ne le pousse pas à l’extrême. Si elle excelle dans le registre médium et aigu, ses graves sont moins assurés.
Sa quête expressive prend vie dans la lamentation « Quel prix de mon amour, quel fruits de mes forfaits » (Médée de Marc-Antoine Charpentier, 1643-1704). Elle pare son émission vocale d’un halo moiré, du plus bel effet !
Envahie par le remords, elle crie sa douleur « Le prince n’est plus ! Je cède à ma mortelle peine : dans l’éternelle nuit c’est moi qui l’ai plongé » (Les Muses d’André Campra, 1660-1744).

L’opéra ne peut se conclure que par une fin heureuse, où l’Amour triomphe. Hervé Niquet offre en final l’impressionnante Passacaille de Jean-Baptiste Lully (1632-1687). Les chœurs, solistes et instruments y sont divins…
Tous les artistes, cités ou non, méritent de vifs et chaleureux applaudissements.

Marquant le trentième anniversaire commun du Concert Spirituel et du C.M.B.V, l’Opéra imaginaire ne disparaîtra pas de notre conscience. Bien au contraire, il a marqué profondément notre vue du monde baroque.
Le chef mythique de l’ensemble a « imposé » son style, sa patte nous surprenant jusqu’au moment ultime. Avec humour, Hervé Niquet a remercié Luc Devanne (à la contrebasse, « instrument que l’on n’entend pas » selon les propres termes du maestro) pour sa fidélité depuis le début. Il a également remercié « la tenancière de l’auberge espagnole », Michèle Paradon. Et nous a invités à chanter l’air qui s’impose en ce genre d’occasion : Joyeux anniversaire, entonné à la contrebasse du compagnon de longue date.

Eh bien ! Maître Niquet, vous êtes bel et bien le Conteur de ces lieux !



Publié le 17 oct. 2017 par Jean-Stéphane SOURD-DURAND