Orfeo - Luigi Rossi

Orfeo - Luigi Rossi ©Opéra national de Lorraine
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Les pleurs, derniers mots de l’Amour ?

Le 2 mars 1647, le cardinal Mazarin fait représenter au Théâtre du Palais-Royal, devant Anne d’Autriche, le jeune Louis XIV âgé de seulement neuf ans, et toute la Cour, le premier opéra joué en France : Orfeo du compositeur italien Luigi Rossi. Initialement constitué d’un prologue, de trois actes et d’un épilogue, le livret est signé par l’abbé Francesco Buti et mis en scène par Giacomo Torelli. Le public découvre le mythe d’Orphée et Eurydice, servi par une troupe de chanteurs italiens parmi laquelle figurent des castrats, ainsi que par une machinerie complexe permettant des changements de décors. Cette double illusion est inconnue jusqu’alors. Dans l’orchestre, les Vingt-quatre Violons du Roy jouent pour la première fois avec des musiciens italiens. Le spectacle va durer plus de six heures et faire grande impression. Mais comme l’Orfeo de Monterverdi, celui de Rossi, malgré sa grande qualité musicale, rejoindra bientôt Pandémonium, la capitale imaginaire du Royaume des Enfers. Longtemps considérée comme perdue, la partition n’est redécouverte qu’en 1888 par Romain Rolland dans la bibliothèque Chigi à Rome. Il faudra attendre 1985 pour qu’en soit proposée une première version scénique intégrale, sous la direction de Bruno Rigacci et dans une mise en scène de Luca Ronconi.
Ce soir, l’opéra ne suivra pas strictement le livret puisqu’il a fait l’objet d’une reconstitution, signée par Raphaël Pichon et Miguel Henry. Des coupes et des ajouts ont été opérés par le maestro lui-même. En co-production avec l’Opéra-Royal/Château de Versailles Spectacles, l’Opéra national de Bordeaux, le Théâtre de Caen et le Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV), l’Opéra national de Lorraine offre ainsi une recréation scénique française. La mise en scène a été confiée à la néerlandaise Jetske Mijnssen, qui focalise le regard du public sur le triangle amoureux formé entre Orfeo, Euridice et Aristeo. Pour accentuer cet effet de vision plongeante, un gigantesque cadre blanc enserre la scène. Comme le chantera Euridice avec justesse, Beauté est fugace et faible. Rien ne doit distraire ! Pour preuve, le décor conçu par Ben Baur est d’un sobre raffinement. Des pans de mur en bois ombreux forment un hémicycle à l’intérieur duquel se trouve une scène tournante. Lors du banquet du mariage et de la cérémonie d’obsèques, cet artifice se révélera fort intéressant en entraînant le public au cœur de l’action. Le mariage bourgeois, les tables de la noce peuvent donner une impression de déjà-vu à la manière de Claus Guth dans sa mise en scène de l’Orfeo de Monteverdi, en janvier 2014 pour le même Opéra de Nancy. Bernd Purkrabek, maître des lumières, insuffle un rythme dans ses jeux. Il réchauffe les scènes d’allégresse – le mariage – par des couleurs chatoyantes, chaleureuses mais sait également exprimer la tristesse par des couleurs froides, comme lors des obsèques de la belle Euridice. Signés de la main de Gideon Davey les sublimes costumes renforcent encore davantage cet effet de zoom, ne laissant apparaître que les voix et le jeu de scène des artistes. Saluons au passage les petites mains de l’ombre qui ont confectionné en un temps assez court les costumes.
Ces efforts ne seraient rien s’ils n’étaient accompagnés et magnifiés par la partie instrumentale. La baguette, plutôt devrait-on dire le crayon qui prolonge sa main gauche, est confiée au jeune chef Raphaël Pichon. Il dirige avec beaucoup de finesse et de sensibilité. Ses gestes précis engendrent la Musique. Ils peuvent être même objet de fascination, car ils traduisent délicatement les nuances, les couleurs et les affects inspirés par la partition. Mais que seraient ses mains sans leur prolongement ultime ? L’Ensemble Pygmalion se situe parfaitement dans la suite gestuelle du maestro. Fondé en 2006 par son chef actuel, alors contre-ténor, il naît de la réunion d’un chœur et d’un orchestre sur instruments d’époque. La jeunesse y règne… Mais « jeunesse » rime avec justesse ! Le son émanant des instruments flattent agréablement l’oreille dès les premières notes, notamment avec l’ouverture de la scène 1 de l'acte I bercée par la harpe d’Angélique Mauillon.
Un autre instrument retient l’attention : la douçaine (doulciane, dulciane), instrument à vent datant de la Renaissance avec une anche double et une perce conique pliée. On peut le qualifier comme étant l’ancêtre du basson moderne. La profondeur des graves a assurément séduit les mélomanes. La surélévation de la fosse offre un parfait équilibre entre les différents pupitres. Le son est bien plein, bien rond.
L’histoire est assez simple et s’articule autour de la thématique de la mort de l’être cher. Orfeo est un poète chanteur. Son épouse Euridice est piquée par un serpent déposé par Aristeo, épris d’elle. Il lui propose un antidote en échange de son amour. Mais Euridice refuse et meurt. Orfeo descend la chercher dans le royaume des Enfers. Par son chant, il charme le roi Plutone. Le maître des lieux, encouragé par sa femme Proserpina et Caronte, nocher des Enfers, accepte qu’il ramène Euridice à une effroyable condition. Orfeo ne doit pas se retourner sur elle avant d’avoir rejoint le monde des vivants. Il échoue et Euridice meurt une seconde fois. Il sort seul et désespéré des Enfers en invoquant la mort.
La distribution vocale est à couper le souffle, en un savant mélange entre chanteurs français et italiens. La soprano Judith van Wanroij, tenante du rôle titre, dispose d’une parfaite maîtrise de l’outil vocal. Dès la scène 2 de l'acte I, Orfeo brille tout autant que sa bien-aimée : Pourquoi chercher la volonté des étoiles […] ces astres n’ont pour toi que des regards amoureux. L’amour transcende sa voix aux couleurs étendues. Il incarne parfaitement la joie tout comme la peine. Seul face à la dépouille de son épouse, il se lance dans une douloureuse complainte (Larmes, où êtes-vous ? Vous aussi m’abandonnez dans cette douleur !, scène 1, Acte III). Même le juge des enfers Rhadamante l’abandonne et le condamne, « La Vérité a plus de force que ton chant », réplique relayée par Caronte. Son chant se pare de teintes mordorées à la scène ultime lorsqu’il supplie la mort de venir le chercher (Morire ! Morire !).
Face à cet Orfeo, deux autres interprètes lui raviraient aisément la première place. Sa propre femme Euridice, campée par la soprano Francesca Aspromonte, tient avec avantage le devant de la scène. La belle Italienne va ravir le cœur d’Orfeo, d’Aristeo et celui du public grâce à son délicat phrasé dans son premier récitatif (Quand un cœur amoureux est heureux, scène 1 Acte I). Sa voix y est lumineuse. Ses talents d’actrice sont manifestes aussi bien dans la joie de l’amour que lors de sa bouleversante agonie. Elle donne autant d’importance à son jeu scénique qu’à son chant. Elle investit avec grâce la scène. Dans son duo avec Orphée (scène 2 de l'acte I), Euridice apporte un soin tout particulier à la prosodie. Comment ne pas être charmé par une telle femme ?

Opéra national de Lorraine
Euridice (Francesca Aspromonte) - Orfeo (Judith van Wanroij)

Le trouble-fête Aristeo est incarné par la mezzo-soprano Guiseppina Bridelli, particulièrement convaincante dans le rôle. Vêtue d’un habit style « streetwear », elle se lance dans un monologue véhément (O mortel tourment, pire que la mort […] que de voir ma belle Eurydice épouser mon rival Orphée). Toutes ses interventions témoigneront de son timbre généreux. Elle incarnera la folie à merveille : Tu diras seulement « Tarara tara », toi « tu tu ». Pauvre d’elle, elle est la cause de son propre tourment !
Autre moment de déraison, Momo offre un rôle sur mesure au pétillant baryton Marc Mauillon, qui n’hésite pas à déambuler torse nu sur scène à la scène 5 de l'acte I. Il personnifie la satire, la dérision. Son compère Satiro, en la personne de Renato Dolcini, impose avec force son personnage grâce à la rondeur de sa voix de baryton.

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Euridice (Francesca Aspromonte) – Ray Chenez (Nutrice)

Le contre-ténor Ray Chenez, aux accents légers, offre à Nutrice une belle position. Il dispose d’une parfaite maîtrise vocale. Sa voix se rapproche de celle d’une soprano dramatique. Il incarne également le juvénile Amore, fils de Vénus, à la scène 4 de l'acte I. Lors des tutti, il aurait tendance à s’effacer vocalement, peut-être est-ce dû à sa jeunesse ? A moins que ce ne soit à cause de sa propre mère, tenue par la soprano Giulia Semenzato aux élégants aigus. Elle sera tout aussi brillante dans son autre rôle, Proserpina. Autre double incarnation, Luigi de Donato (Augure, Plutone) se lance dans son rôle de Roi des Enfers dans des graves d’une rare intensité, qui glacent le sang.
L’hilarant Dominique Visse en Vieille Femme apporte légèreté et comique, notamment quand il se jette dans les bras du Satire (scène 2 de l'acte II). Il batifole également avec Momo, qui se laisse faire ! La mise en scène étoffe à merveille son personnage. Victor Torres, dans son double rôle d’Endimione et Caronte, est tout aussi éloquent, mais avec sobriété et la retenue qui sied au passeur des Enfers. Grâce à sa voix de ténor aigu dans le registre naturel, David Tricou (Apollo, sous l’apparence d’un prêtre) pose avec délicatesse le recueillement comme métronome. Sa ligne de chant est fort séduisante. Les Trois Grâces, interprétées respectivement par Alicia Amo, Violaine Le Chenadec et Lucile Richardot, et les trois Parques (Guillaume Guttériez, Olivier Coiffet et Virgile Ancely) ont tout à fait leur place dans cette production. Ils disposent chacun d’une bonne projection et d’une présence scénique incontestée.
Le Chœur mérite tout autant d’éloges. Il est unifié dans ses jeux (chant et scène). Il se pare de sublimes couleurs donnant vie aux larmes (Ah, pleurez ! Ah, versez des larmes, scène 5, Acte II). Si le chant est source de vie, il peut se révéler mortel. Quel sordide destin que de mourir peu de temps après ses noces.
Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion ont entraîné l’auditoire à vivre, à s’accaparer ce drame, cette nouvelle recréation. Tous signent ici un véritable chef d’œuvre ! Le public ne s'y est pas trompé, qui a consacré cette production par une vague de 10 longues minutes ininterrompues d’applaudissements. Bien plus que des mots, les pleurs sont les derniers maux de l’amour !

Publié le 14 févr. 2016 par Jean-Stéphane SOURD-DURAND