L'Orgue du Sultan

L'Orgue du Sultan ©Arsenal de Metz
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«Le fabuleux voyage d'un orgue de Londres à Constantinople»


Après la première expédition à bord de la caravelle «Lamentazioni» du capitaine Zad Moultaka (voir notre chronique : Lamentazioni), l’armateur Arsenal de Metz – sous charte-partie de l’Abbaye de Royaumont, du Festival de Namur, et du Festival Toulouse-les-Orgues – appareille un nouveau navire baptisé «L’Orgue du Sultan» en vue d’un long périple allant de Londres à Constantinople.

Ce nom suscite d’innombrables questions émergeant de notre curiosité. Que dissimule cet énigmatique nom ? Qui en sera le capitaine ? Avec quel équipage ? A quoi devrons-nous attendre ? Et surtout parviendrons-nous à bon port ?
Connaissant l’excellente réputation de l’armateur, cette dernière interrogation s’estompe aussi vite que le sillage laissé à la poupe.

L’appellation sibylline « L’Orgue du Sultan » se réfère à un voyage diplomatique et géopolitique entrepris entre l’Occident élisabéthain et l’Orient ottoman afin de renforcer l’alliance avec les Turcs contre les Espagnols.
En 1599, la reine d’Angleterre Elisabeth Ière offre au sultan ottoman Mehmet III un orgue mécanique de plus de 3 mètres de haut sur 1m80 de large orné de divers automates (la reine Elisabeth levant son sceptre, des joueurs de trompettes en mouvement, les planètes tournant autour de la royale statue, des merles et grives gazouillent en agitant leurs ailes dans un buisson de houx en argent) et de somptueuses horlogeries notamment celle annonçant les phases du soleil et de la lune. Le complexe système de rouages actionnant le soufflet permet de jouer sans discontinuité pendant six heures.


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© viscountorgans .net

Ce chef-d’œuvre est dû au travail conjoint d’un ingénieur, d’un ébéniste et d’un facteur d’orgues nommé Thomas Dallam.
C’est à ce dernier que revient l’honneur ou la charge – selon que nous soyons optimistes ou pessimistes – d’accompagner cette royale cargaison de Londres à Constantinople. Du haut de ses 23 ans, le jeune homme tiendra un carnet de bord relatant ce fabuleux périple de six mois et le publiera à son retour en mai 1600.

Le plan de navigation «tracé» par le carnet est confié au capitaine François Joubert-Caillet, en résidence à l’Arsenal. Fort de son double équipage, il gouverne un programme de grande qualité, toutes voiles déployées. Sous son principal commandement, les matelots aux origines multiculturelles diverses font revivre cette rencontre historique sans échouement, ni fatal écueil.
Le premier équipage formé par l’Achéron et le second constitué par l’Ensemble Sultan Veled placé sous les ordres du bosco (maître d’équipage) Adrien Espinouze gardent le cap artistique au service de la Musique.
L’Achéron croise sous pavillon anglais, l’autre équipage étant placé sous l’enseigne de l’Empire ottoman.
De manière chronologique et ce en respectant le récit de Dallam, ils interprètent tantôt de la musique baroque anglaise, tantôt de la musique soufie ottomane avec verve résistant à toute brise et vents contraires.
C’est ce que nous allons essayer humblement de relater.

Le navire appareille en février 1599. Nous sommes accueillis à son bord par les membres d’équipage anglais interprétant la pavane Bona Speranza de leur compatriote Anthony Holborne (ca. 1545-1602). Douceur et raffinement sont de mise laissant à la flûtiste Johanne Maître l’occasion d’exprimer une palette sonore aux mélodieux accents. Tel l’astrolabe, l’orgue tenu par Yoann Moulin guide par son solide jeu dit de continuo les premières encablures. La poésie est mise en musique… Le voyage se place sous de bons augures !
Quant à l’allemande The Night Watch, elle s’inscrit dans un premier mouvement de la suite à la mélodie simple mais entraînante. La ronde de nuit est partagée conjointement par les membres du second équipage. Ces derniers nous transportent aux frontières de l’Orient par leurs influences sonores.

Lors du 30ème jour de mars, le navire accoste «le port d’Afrique du Nord appelé Alger». Les portes du fascinant Orient s’entrouvrent… Cette fois-ci, nous débarquons sous l’ode Nevâ PeṣrevSultan II. Bâyezîd. Les consonances baroques laissent place à un rythme plus syncopé. La musique soufie ottomane se caractérise par sa morphologie et sa dynamique rythmique. Les durées, les endroits des frappes et les silences colorient ce style musical. Au ney (flûte de roseau arabo-persane, à embouchure terminale et ouverte aux deux extrémités), Adrien Espinouze entraîne les notes dans les tourbillons du désert. Tels des mirages, les notes tenues nous «accablent» de bonheur. Alexandros Papadimitrakis fortifie le vent par son sublime jeu au lavta, « luth de Constantinople». Il arpège, module et transcende la musique bien au-delà des frontières terrestres. Sublime !
Présent en Turquie, le lavta est considéré par les Ottomans comme étant un instrument d’origine hellénique puisqu’il était souvent joué par des musiciens grecs, comme ce soir.
Le recueil intitulé Mecmûa-î Sâz ü söz rassemble des pièces instrumentales et vocales. Il apparaît comme étant le plus ancien spicilège (recueil de morceaux choisis, de documents variés) de musique savante orientale, qui bien souvent était de tradition orale. Si la rencontre multiculturelle s’établit avec les premières notes interprétées par l’ensemble Sultan Veled, la voix de la soprano franco-algérienne Amel Brahim-Djelloul nous plonge en plein cœur du souk d’Alger. Elle entonne l’air Ey Ṣeh-i melek Cefâ u cevr ile inletme beniOh le plus grand des anges, ne me fait pas gémir par le tourment et l’oppression. La voix se pare de teintes chaudes, de couleurs orientales. Nous sentons le délicat parfum des épices nous enivrer. Le timbre est soyeux. La soprano confère aux notes harmoniques ainsi émises une gamme d’accents subtils. Les percussions d’Antoine Morineau agrémentent la ligne de chant.

A portée de longue-vue, les îles grecques de Kithira, Crète et Karpathos se dessinent à l’horizon. Nous voguons vers Chypre sous l’accompagnement des deux équipages. Les instruments se mêlent dans le mouvement de danse chypriote appelé Mandra. A la surprise du rythme impair de 7/8 s’ajoute une surprenante voire déroutante constatation: les timbres des instruments occidentaux et orientaux se marient à la perfection. Le dialogue qu’ils entretiennent apporte la preuve irréfragable de leur parenté.

Nous atteignons notre destination le 15 août. Constantinople se dresse majestueusement. Au loin, nous entendons le prélude Nihâvend PeṢrev composé par le khan Gai Giray Han II (1554-1607). Marquant les temps forts, les percussions d’Antoine Morineau amènent une consistance à cette marche «alla turca» et guident les manœuvres des deux équipages. La gamme naturelle employée leur permet une interprétation différente des sons et de leurs intervalles (distance entre deux sons successifs appelés intervalles mélodiques, ou simultanés dénommés intervalles harmoniques).
La longue traversée a endommagé le présent royal: tuyaux déformés ou brisés, assemblages décollés, etc. La question se pose de le réparer… Le dilemme est vite résolu sur l’allemande The Choise d’Holborne. Cette pièce s’argumente en mode binaire au tempo modéré précédé d’une levée de croches, ce qui stimule les réparations. Raffinée jusqu’au moindre silence, elle reflète la société anglaise par sa structure polyphonique. Les deux équipages font preuve d’une intelligence musicale hors du commun.
Saluons au passage l’excellent accompagnement d’Andreas Linos. Son instrument entre en résonance avec la poésie du propos.

Remis en état, l’orgue est transporté le 9 septembre jusqu’au sérail. Tout n’est que grandeur… Cette luxuriance paraît bien humble face aux pièces interprétées, révélant des richesses bien plus somptueuses ! Le « concertino » PeṢrev Huseyni Isfahan rûy-i nevâ saz semaisi (Gazi Giray Hann II) dévoilerait-il la danse envoûtante des derviches tourneurs ? Les trois airs Come again de John Dowland (1563-1626), Seha zülfün beni divâne kildi (ô maître ta chevelure m’a rendu fou) – DerviṢ Frenk Mustafa et Eger sen kerem idib dirsen muanber kâkülüm vardir (si tu as la bonté de me faire partager l’odeur ambrée de ta frange) tiré du spicilège Mecmûa divulguent la facilité déconcertante dont dispose Amel Brahim-Djelloul à passer d’un répertoire à l’autre.
Aussi bien dans les airs baroques que dans les airs traditionnels soufis, elle rayonne. Nulle hésitation, elle fait « mouche ». Elle manie avec précision la langue de Shakespeare. Aucune mutinerie ne peut s’opposer à une telle force de conviction et d’expressivité. Le Charme de l’Orient agit bel et bien…
Le magnifique pavillon où trône l’orgue perd de sa superbe lorsque le jeune Thomas apprend la sordide histoire. Le Sultan l’a fait construire dans le seul but de faire étrangler dix-neuf de ses frères. Luxe et Horreur peuvent-ils cohabiter ? En tout cas, la pavane The Funeralls d’Holborne affirme cette possibilité. Le ton sombre employé par l’Achéron se réfère à la mort mais est contrebalancé par la brillance du qanûn confié à Spyros Halaris. Mais qu’est-ce cet instrument à la consonance orientale pour nous, amateurs de musique baroque ? Il s’agit d’un instrument à cordes pincées appartenant à la famille des cithares sur table. La magie des « Mille et une nuits » jaillit des cordes du qanûn tel le génie de sa lampe… La pureté sonore envahit l’espace sans grande difficulté.
Pour implorer le pardon, la soprane adresse de pieuses prières au Seigneur, Hear me, oh LordEcoute-moi, ô Dieu ! d’Alfonso Ferrabosco (1575-1628). Yoann Moulin à l’orgue et Adrien Espinouze au ney élèvent les prières vers le firmament !

Après bien des périples et rebondissements, l’orgue est enfin présenté le 25 septembre au Sultan, qui se montre fasciné et conquis par le présent royal. Le prélude Rahatü’l-ervahSultan Bâyezîd II et l’aria Gelse nesîm-i subh ile müjde Ṣeh-i bahârdan (Si seulement le vent du matin pouvait amener la bonne nouvelle par la grandeur printanière) – Sultan Murad IV témoignent par leur virtuosité de l’intérêt porté par le souverain à l’orgue.
Sous bonne escorte des janissaires, nous découvrons au travers d’une grille de fer le harem d’où s’échappe, dans la quiétude, un air tout aussi fascinant que les inapprochables beautés, Kürdi peṣrev de Sehzâde Korkut (1467-1513). Le qanûn, l’oud et le clavecin brillent de mille éclats tout comme les joyaux aux cous des concubines.
Comme toute bonne chose a une fin, le jeune Thomas Dallam doit quitter ce lieu. Il est encouragé par Now, o now, my needs must partMaintenant, ah maintenant il me faut partir de John Dowland, interprété par Amel Brahim-Djelloul. Lors de ce fabuleux périple, le timbre a conservé toute sa fraîcheur, sa vitalité.

Sous le parfait commandement de François Joubert-Caillet et l’implication de ses équipages expérimentés l’Achéron et l’ensemble Sultan Veled, le voyage/concert nous a entraîné dans de lointaines contrées. Ces deux mondes, si différents à première vue, se rejoignent à bien des niveaux. Les similitudes sont telles qu’il est parfois impossible de s’orienter. Le sextant et la boussole ne nous sont d’aucun secours. Les mélodies baroques d’Europe du Nord se mêlent au mélisme oriental.
La nouvelle lecture de ces partitions modifie notre regard sur le Monde, notre monde !
Nous pourrions y voir un cadeau providentiel en ces temps houleux… Nourris de nos différences, il n’est pas impossible de s’entendre, de partager, de vivre ensemble.
Souhaitons à ce navire de voguer sur les mers de la Paix…



Publié le 11 avr. 2017 par Jean-Stéphane SOURD DURAND