Orlando - Haendel

Orlando - Haendel ©Fedrico Pedrotti
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Orlando, quand l’amour mène de la folie à la sagesse

Si le livret d’Orlando s’inspire du Roland furieux de L’Arioste, son lien avec l’œuvre originelle demeure assez lointain, notamment en comparaison du livret qu’avait écrit Grazzio Braccioli pour l’Orlando furiosio de Vivaldi quelques années plus tôt. Il est en réalité plus directement calqué sur le livret imaginé par Carlo Sigismondo Capeces pour un opéra mis en musique par Domenico Scarlatti à Rome en 1711. La chevalerie imaginaire décrite par L’Arioste n’y joue plus aucun rôle. Dans son œuvre, rappelons-le, c’est le paladin Astolphe, compagnon de Roland, qui le délivre de sa folie, en lui restituant sa raison confisquée pour avoir cédé aveuglément à l’amour. Celle-ci est contenue dans une fiole que le paladin est allé chercher sur la Lune en chevauchant l’Hippogriffe. Dans le livret les chevaliers ont disparu ; Astolphe cède la place à Zoroastre, sorte de mentor du héros, qui intervient aux moments-clés de son parcours : d’abord pour lui conseiller d’abandonner l’amour au profit des combats guerriers, puis au final pour le ramener à la raison grâce à un liquide magique (transposition du dénouement imaginé par L’Arioste). Il intervient directement dans les amours de Roland, avertissant Angélique de la fureur de ce dernier, lui conseillant ensuite de fuir avec Médor, ou encore la dissimulant soudainement aux yeux et à la vengeance de Roland grâce à ses pouvoirs magiques, ce qui déclenchera les épisodes de délire du héros. Signalons aussi l’importance donnée au personnage (inventé lui aussi) de Dorinda, à la fois jeune femme éprise de Médor et bergère qui distille au spectateur des bribes de morale populaire concernant l’amour, un peu à la manière d’une nourrice dans un opéra vénitien.

Si l’intrigue pseudo-médiévale de L’Arioste (qui date du XVIème siècle, et relate un monde de la chevalerie disparu, plus fantasmé que réel) est profondément modifiée, sa morale est conservée et même largement développée. Elle se conforme en cela pleinement aux exigences de l’opéra seria (l’opéra sérieux), qui avait écarté la dimension comique et satirique indissociable des intrigues de l’opéra vénitien au profit d’une démarche moralisatrice. La dimension magique de l’épopée médiévale demeure elle aussi très présente dans l’Orlando de Haendel. En cela elle évoque assurément Rinaldo, créé à partir d’une autre épopée pseudo-médiévale célèbre, elle aussi publiée dans l’Italie du XVIème siècle, La Jérusalem délivrée du Tasse. Mais douze ans après ce premier succès londonien du compositeur saxon, le contexte musical et financier ne permet plus de renouveler les extraordinaires effets scéniques qui avaient impressionné les spectateurs de Rinaldo. Dès 1732 Haendel se retrouve en effet confronté aux prémices de la guerre des opéras à Londres, qui précipite le départ de Senesino (Orlando sera le dernier opéra qu’il chantera pour le Caro Sassone) et le délitement de sa troupe de chanteurs. Malgré un certain nombre d’inflexions musicales introduites dans le rigide canevas traditionnel récitatifs/ arias da capo de l’opéra seria (en particulier le séduisant trio qui conclut l’acte I), l’œuvre fut retirée de l’affiche après une dizaine de représentations seulement.

Le metteur en scène Walter Sutcliffe puise dans les technologies contemporaines pour nous emmener de manière plausible dans cet épisode de la folie de Roland/ Orlando, qu’il resitue entre réalité quotidienne et aventures fantasmées dans le royaume du virtuel, notamment sur Internet. Roland, en robe de chambre, débute sur scène par ses exercices physiques quotidiens, puis prend tranquillement son petit déjeuner, tout en regardant son idole Zoroastre chanter à la télé. Zoroastre surgit soudain dans l’appartement de Roland ; il le provoque dans un combat de lutte (simulé de manière très réaliste) et le met à terre. Roland est désormais en son pouvoir ; il navigue sur les sites de rencontre, découvre sur Instagram les photos qui témoignent de l’amour qui unit Angélique et Médor ! Episodes « virtuels » et réels s’entremêlent ensuite intimement jusqu’au dénouement final. Le passage d’un mur symbolique, le choix de décors ou de costumes différents, permettent au spectateur de repérer l’univers dans lequel se situe la scène. Au troisième acte, la trouvaille d’une scène sur deux niveaux (celui de l’appartement de Roland qui surplombe celui des caves où il torture Angélique) rend compte habilement de la noirceur des agissements de Roland, lorsque sa folie se mue en fureur vengeresse contre l’objet de son désir. Les déplacements d’acteurs, réglés par le chorégraphe et danseur David Larea, sont soigneusement ajustés à ce va-et-vient permanent, de même que les jeux de lumière. L’ensemble est tout à fait vivant, et agréable à l’œil.


© Fedrico Pedrotti

Xavier Sabata incarne scéniquement à la perfection cet Orlando déchiré entre l’assouvissement de ses sentiments passionnés et l’obéissance jurée à son mentor Zoroastre. Au départ débonnaire personnage savourant son petit-déjeuner en regardant son idole à la télévision, il semble se repaître de sa jalousie puis plonge avec noirceur dans la vengeance la plus cruelle lorsqu’il tient Angélique et Dorinda à sa merci dans sa cave. Il compense largement son ambitus plutôt limité par une parfaite maîtrise du phrasé, et de superbes ornements, à la fois naturels et empreints d’un indéniable panache, comme dans le Non fu già (acte I), superbement servi par les cors, ou encore dans le Fammi combattere, face à une poupée gonflable ! Les couleurs graves de son timbre conviennent à merveille à ce rôle de « méchant », qui se déploie au finale de l’acte II, avec un noir et saisissant accompagnato Ah ! Stigie larve, suivi d’un Vaghe pupille sardonique à souhait. Saluons encore sa technique vocale éprouvée, qui rend quasi-imperceptible le détimbrage lorsqu’il plonge dans les graves. Chacun de ses airs recueille des applaudissements mérités.

Face à lui, le baryton-basse Ki-Hyun Park apporte au magicien Zoroastro, ordonnateur et maître de l’intrigue, une autorité à la fois sereine et implacable. Sa projection vigoureuse, la rondeur de ses graves scandent ses interventions : un impérieux Lascia Amor (premier acte), un envoûtant et légèrement goguenard Tra caligini profonde (second acte), et surtout un étourdissant Sorge infausta una procella au troisième acte, assorti d’une belle cascade d’ornements, récompensé par de chaleureux applaudissements.

Dans cette distribution de haut vol, les femmes ne sont pas en reste. Franziska Krötenheerdt prête à Angelica son timbre de soprano nimbé de couleurs mates, qui lui confèrent à la fois assurance et couleur dramatique. Son phrasé et son expressivité font merveille à de nombreuses reprises, chacune saluée par de justes applaudissements : le Se fedel vuoi à peine soutenu par la basse continue, un Verdi piante émouvant de simplicité qui dialogue superbement avec la flûte, un Cosi giusta de désespoir chanté du fond de sa captivité… Mentionnons aussi son affrontement déterminé avec Orlando dans le vigoureux duo Finché prendi.

Autre soprano de la distribution, Vanessa Waldhart affiche des couleurs cristallines, qui se jouent avec aisance des ornements, comme elle le démontre dès son premier air (Ho un certo rossore). Sanglée dans une sage tenue noire de serveuse surmontée d’un tablier blanc, elle campe une Dorinda rouée et sensuelle, qui n’hésite pas à gratifier Medoro d’une fellation pour tenter de le retenir… Mais elle ne se laisse pas berner par les protestations d’amour de ce dernier : son O care parolette déborde d’une ironie grinçante et s’achève sur de joyeux ornements, qui en dénoncent le caractère mensonger. Sa prestation au début du second acte est proprement époustouflante, dans la cavatine Quando spieghi où elle semble se joue des redoutables ornements, et peut-être plus encore dans le Se mi rivolgo qui s’achève dans un finale étourdissant. Mentionnons encore les aigus ciselés de Amor é qual vento au troisième acte.

La mezzo Yulia Sokolik s’avère scéniquement et vocalement tout à fait convaincante dans le rôle de Medoro. Son collier de barbe postiche ajoute à sa crédibilité dans ce rôle, au demeurant déjà confié à un alto féminin (Francesca Bertoli) lors de la création. Elle s’acquitte avec brio de ses rares interventions dans cette intrigue : citons tout particulièrement son Verdi, allori, admirablement servi par l’orchestre (second acte) et le vigoureux Vorrei poterti amor au troisième acte. Soulignons surtout le magnifique trio qu’elle nous offre à la fin du premier acte (Consolati, o bella), en compagnie des deux sopranos, lui aussi accompagné par un orchestre inspiré.

Sous la baguette du chef britannique Christian Curnyn, le Haendelfestspielorchester Halle s’empare avec inspiration et talent de la partition, donnant un incontestable relief aux plus belles pages de cet opéra : les airs sont traités avec brio, les nombreux accompagnatos sont riches en couleurs et en nuances, les récitatifs, jamais ennuyeux, entretiennent la dynamique de l’action. Au total, une production scénique de grande qualité, qui peut rivaliser sans rougir avec les meilleurs enregistrements disponibles.



Publié le 05 août 2022 par Bruno Maury