Le palais enchanté - Rossi

Le palais enchanté - Rossi ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon
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Rome, foyer majeur de l’opéra dans la première moitié du XVIIème siècle

Afin de bien saisir le contexte historique et musical du Palais Enchanté, il est indispensable de rappeler brièvement les grandes étapes de la création et du développement de l’opéra au début du XVIIème siècle. Celui-ci est né à la cour de Florence (lire notre récente chronique) puis a prospéré dans les villes du nord de l’Italie (avec notamment la création de l’Orfeo de Monteverdi en 1607 à la cour de Mantoue). C’est à Venise qu’il a connu à partir de 1639 ses premières représentations commerciales dans des théâtres permanents, sous l’impulsion du compositeur et impresario Francesco Cavalli (1602 – 1676). Mais on oublie souvent le rôle majeur joué par Rome dans son développement. Celui-ci a en effet été rapidement occulté par les interdictions papales décrétées à partir du pontificat d’Innocent X (1644 – 1655). Pourtant, durant les premières décennies du siècle, Rome bouillonne d’activité musicale. A l’image des princes du nord de la péninsule, les grandes familles patriciennes romaines ont compris combien la musique en général et l’opéra en particulier, cet art nouveau qui mobilisait de grands moyens financiers, pouvaient constituer des supports artistiques de leur prestige aristocratique. A travers d’alléchantes offres financières elles s’attachent les meilleurs compositeurs, et se lancent dans les représentations privées. Dès 1600 est créée à Rome La rappresentazione di Anima e Corpo d’Emilio de Cavalieri (1550 - 1602), opéra sacré mis en scène, en présence du collège des cardinaux. Présent à Florence à la fin du XVIème siècle, Cavalieri est d’ailleurs l’un des inventeurs, avec Jacopo Peri et Giulio Caccini, de la monodie accompagnée (recitar cantando) qui a donné naissance à l’opéra. Alors que l’Église romaine subit les attaques de la Réforme protestante dans toute l’Europe, les sujets des opéras romains sont évidemment marqués par le souci de servir la propagande catholique. A la manière des sermons les opéras se voient assigner un triple but : instruire (docere), plaire (dilectare) et émouvoir (movere). L’opéra devient ainsi un instrument de la Contre-Réforme, justifiant que les princes de l’Eglise s’impliquent dans son développement. En 1623 l’élection du pape Urbain VIII, issu de la famille Barberini et amateur d’art et de musique, apporte à cette démarche un éminent soutien pontifical.

Et c’est un prélat, futur cardinal et éphémère souverain pontife sous le nom de Clément IX (1667 - 1669), qui va fournir à la création lyrique romaine ses meilleurs livrets. Né à Pistoia, Giulio Rospigliosi (1600 – 1669) étudie à Rome puis à Pise, où il obtient un doctorat de philosophie et devient enseignant. Encouragé par Urbain VIII lui-même, Rospigliosi écrira pas moins de treize livrets d’opéra entre 1632 (année de la création du Sant’Alessio de Landi) et 1668 (date de la représentation de La Comica del Cielo, son dernier drame musical, durant son pontificat). Compte tenu de ses hautes fonctions au sein de l’Église, ses livrets ne seront toutefois jamais publiés sous son nom. Rospigliosi bouleverse le schéma de la fable pastorale des débuts de l’opéra florentin, centrée autour de quelques personnages mythologiques et célébrant la gloire de son commanditaire. Il n’hésite pas à mélanger les genres (en introduisant la dimension comique) et à multiplier les personnages. Il diversifie également les sources d’inspiration, puisant dans l’histoire (Il Sant’Alessio) et dans la littérature (L’Arioste et Le Tasse). Ayant séjourné en Espagne comme nonce apostolique, il est également (comme les librettistes vénitiens de Cavalli) un fin connaisseur du théâtre du Siècle d’Or espagnol.

Paru au siècle précédent, le Roland Furieux (Orlando Furioso) de Ludovico Ariosto (1474 – 1533) constituait, par la densité de ses épisodes et la variété de ses personnages, une matière de choix pour Rospigliosi. Il ne s’agissait pas de la première adaptation de l’œuvre à l’opéra : celle-ci avait été réalisée dès 1625 par Ferdinando Saracinelli pour la compositrice Francesca Caccini (lire notre compte-rendu de La Liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina), et d’autres adaptations avaient suivi. Rospigliosi s’inspire de quelques chants de cette foisonnante épopée, dont il tire un drame musical en trois actes, précédés d’un prologue. Il prend aussi quelques libertés avec l’œuvre source, modifiant quelques situations, ajoutant des épisodes ou des personnages relatifs à d’autres passages du récit, ou qu’il invente, afin de mieux servir son propos. Le palais enchanté d’Atlante, qui sert de cadres aux aventures, est le reflet de la vie humaine : les hommes y cherchent un bonheur qu’ils ne parviennent pas à trouver (symboliquement ils se perdent dans le labyrinthe créé par le mage). Lorsque Ruggiero vainc Atlante dans un duel, les pouvoirs du mage disparaissent, et Bradamante détruit le palais : c’est le triomphe final du courage et de la loyauté.

Le texte nous instruit, il appartient à la musique de nous plaire et de nous émouvoir. Celle-ci est due à Luigi Rossi, compositeur originaire des Pouilles et ayant étudié la musique à Naples. Déjà renommé pour ses cantates, il entre en 1641 au service du cardinal Antonio Barberini, neveu du pape Urbain VIII. Sa partition est aussi foisonnante et variée que le livret. Si le recitar cantando y domine, elle comporte de nombreux airs, mais aussi des duos et de nombreux ensembles (en particulier pour les finales des actes), ainsi que de nombreuses pages instrumentales (à commencer par la sinfonia d’ouverture) qui correspondent souvent à des ballets. Aux chanteurs qui incarnent les nombreux (plus de vingt) personnages du livret, le compositeur a ajouté un effectif instrumental exceptionnel pour l’époque, et un double chœur.

La création eut lieu dans un théâtre aménagé à l’intérieur même du palais Barberini. Ce fut l’une des créations les plus coûteuses du pontificat d’Urbain VIII. Elle comportait également de somptueux décors, et d’impressionnantes machines, attestés par certains invités contemporains. Elle ne suscita toutefois pas semble-t-il un grand enthousiasme, le diplomate français monsieur de Lionne ayant même rapporté dans une correspondance à Mazarin qu’elle lui avait paru « ennuyeuse » ! Il faut savoir que la représentation avait duré plus de sept heures… Fort heureusement, la partition et le livret en ont été conservé à la Bibliothèque Vaticane, ce qui a permis à Leonardo Garcia Alarcón de nous proposer cette recréation contemporaine. Saluons aussi au passage la constance de l’engagement de l’Opéra de Dijon et de son Directeur, Laurent Joyeux, à inscrire régulièrement à leur programme des pièces rarement jouées du répertoire baroque (voir dans ces colonnes les chroniques La Finta pazza et El Prometeo). Comme La Finta Pazza cette production est partagée avec d’autres partenaires, et notamment l’Opéra Royal de Versailles : il faut donc espérer que l’évolution du contexte sanitaire permette sa reprise en public. Pour l’heure, confinement oblige, nous étions l’un des rares privilégiés à pouvoir assister à une répétition générale en costumes en ce début décembre, avant un enregistrement vidéo qui sera diffusé sur le site Internet de l’Opéra de Dijon aux dates prévues pour les représentations, puis en libre accès.

A l’époque de la représentation, les spectateurs romains connaissaient leur Orlando Furioso sur le bout des doigts, ce qui n’est plus vraiment le cas des spectateurs contemporains. Rappelons que le poème épique narre les aventures de Roland, paladin de Charlemagne, amoureux d’Angélique (fille de l’empereur de Chine), et de Roger, chevalier sarrasin qui se convertira et s’unira à Bradamante (sœur du chevalier Renaud) pour donner naissance à la lignée des Este (protecteurs de l’Arioste). Thème central du livret, le palais enchanté d’Atlante est évoqué dans les chants XII et XIII de l’épopée (bien avant que Roland ne soit rendu fou furieux par l’amour d’Angélique pour Médor, épisode repris ultérieurement dans l’Orlando Furioso de Vivaldi). Sa destruction, après que le chevalier anglais Astolphe l’ait découvert accidentellement durant ses pérégrinations, est rapportée au chant XXIII. Il mobilise à cette fin le cor magique qu’il a reçu de la fée Logistille (sœur bénéfique d’Alcine), après avoir été libéré par Roger (aux chants VI et XV). De son côté Bradamante est parvenue à voler à Brunel un anneau enchanté, grâce auquel elle libère Roger du palais d’Atlante. Celui-ci s’échappe sur l’ hippogriffe (cheval volant) d’Atlante, qui l’emmène jusqu’à l’île d’Alcine (chant IV), où il tombe amoureux de la magicienne. Mais Melissa le rejoint sous les traits d’Atlante ; elle lui remet l’anneau de Bradamante, grâce auquel Roger s’aperçoit qu’Alcine n’est qu’une vieille sorcière laide. Il s’enfuit (toujours sur l’hippogriffe) et sauve Angélique agressée par l’Orque ; il s’éprend d’elle, oubliant Bradamante (chants VII, VIII et X). Lorsqu’il veut concrétiser sa passion pour Angélique, celle-ci reconnaît à son doigt l’anneau, qu’elle avait apporté en Europe lors de son premier voyage. Elle s’en empare, se rendant soudain invisible pour Roger. L’intrigue annexe entre Mandricard (fils du roi des Tartares) et Rodomont (roi d’Alger) pour conquérir Doralice (fille du roi de Grenade et fiancée de Rodomont) est narrée aux chants XIV, XXIV et XXVII. Pour mettre fin à l’affrontement entre les deux hommes, le roi maure Agramant ordonne à Doralice de choisir publiquement l’élu de son cœur. Elle déclare son penchant pour Mandricard, provoquant le départ de Rodomont qui maudit la gent féminine !

Le livret de Giulio Rospigliosi pour Le Palais enchanté s’ouvre sur un prologue métapoétique : Peinture, Poésie et Musique se disputent leurs mérites respectifs. La Magie survient et leur ordonne de s’unir pour composer un opéra, dont elle choisit le sujet (Roger enfermé dans le palais d’Atlante puis libéré par Bradamante), en même temps qu’elle livre les deux sous-titres de l’opéra : La Guerrière amante et Loyauté et Valeur). A l’acte I le mage Atlante explique qu’il a enfermé le chevalier Roger dans un palais labyrinthique, afin de le détourner d’un destin cruel s’il épouse son aimée Bradamante. Roland survient, à la recherche d’Angélique. Bradamante, accompagnée de sa fidèle Marphise, et Ferragus et Sacripant, chevaliers amoureux d’Angélique, sont tour à tour attirés dans le mystérieux château. Roger est en conversation animée avec Angélique au sujet de l’anneau magique. Bradamante surprend leur conversation et suppose une infidélité de Roger ; celui-ci tente en vain de se justifier. Arrivent alors dans le palais Mandricard et Gradasso, à la recherche de Doralice, et Olympia, attirée par Atlante. Tous errent dans la plus grande confusion, qu’Atlante entretient par des apparitions sous des formes sans cesse changeantes.

A l’acte II, Roger et Bradamante se rencontrent et se brouillent à nouveau. Angélique cherche un chevalier qui puisse l’escorter jusque chez son père. Elle demande à Sacripant, mais Ferragus lui dispute aussitôt cet honneur, puis Roland qui se mêle à la querelle. Pour les départager, Angélique indique qu’elle choisira celui qui réussira à la saisir. Et grâce à l’anneau magique elle disparaît ! Epuisé, Roger s’est endormi. Bradamante qui l’aperçoit veut le tuer pour se venger. Elle lève sur lui sa propre épée. Roger se réveille brusquement et la supplie de mettre fin à sa vie, sans objet depuis qu’il l’a perdue. Les amoureux se querellent et se fuient à nouveau. Angélique cherche toujours à quitter le palais. Pour la retenir Atlante lui promet qu’elle y rencontrera un bel amant, dont il lui fait apparaître l’image : elle en tombe aussitôt amoureuse ! Le Nain informe Atlante que deux jeunes filles essaient également de quitter le palais. Atlante les autorise à fuir, sous la condition expresse qu’elles renoncent à aimer : elles demandent alors un temps de réflexion… Le Nain apporte à Bradamante une lettre de Roger, où ce dernier justifie le don de l’anneau à Angélique par le devoir de la sauver de la mort. Cette dernière s’avance, et emplie de la vision de son futur amant se déclare vaincue par l’amour. Bradamante, qui l’écoute, pense qu’elle parle de Roger. Elle se découvre alors à Angélique, et lui déclare qu’elle n’aime plus Roger afin de sonder sa réaction. Angélique lui confirme que son amour n’est pas celui de Roger, et confirme le motif du don de l’anneau. Inquiet de l’arrivée d’Astolphe, Atlante décide que chaque prisonnier verra en lui quelqu’un d’autre. Lorsqu’Astolphe pénètre dans le palais nul ne le reconnaît. Il n’a d’autre issue que de souffler dans son cor magique : tous s’enfuient alors épouvantés.

Au début de l’acte III, Roger et Bradamante, enfin réconciliés, cherchent à quitter le palais. Atlante prend alors l’apparence de Roger pour brouiller la situation. Afin de prouver son identité Roger le provoque en duel ; Atlante est vaincu. Il révèle alors à Roger pourquoi il l’a retenu prisonnier, et l’implore de demeurer. Il avoue que la source de ses pouvoirs magiques réside dans le feu qui brûle dans une urne au milieu du jardin, et leur propose d’aller l’éteindre avec eux. Devant tous les prisonniers qui continuent d’errer à la recherche d’une issue, Atlante s’avoue vaincu par Loyauté et Valeur. Il met fin aux enchantements, et libère tous les occupants, qui chantent les louanges de Loyauté et Valeur.

La mise en scène de Fabrice Murgia utilise habilement des procédés modernes pour souligner les méandres de cette intrigue complexe et fournir un cadre de lecture au spectateur. Le palais d’Atlante se répartit en deux niveaux qui exploitent pleinement la grande hauteur de la scène de l’Auditorium, et sont tous deux accessibles aux chanteurs. Le niveau supérieur sert fréquemment de support pour des projections vidéo, qui détaillent en gros plan la scène du niveau inférieur ou les réactions d’un personnage non présent. Afin d’alimenter les projections, des cadreurs accompagnent sur scène les chanteurs dans leurs déplacements. Le procédé pourrait sembler artificiel ou gênant, il est exploité avec retenue et dans un louable souci théâtral. Saluons également la trouvaille qui consiste à faire disparaître les décors du palais à mesure que l’intrigue progresse, comme si cette progression à elle seule dissolvait peu à peu l’enchantement. Le dernier acte se déroule ainsi sur le devant d’une scène nue, le combat de Roger et Atlante étant masqué derrière un voile qui favorise la confusion des apparences inscrite dans le livret. Les décors de Vincent Lemaire traduisent l’aspect labyrinthique du palais à travers plusieurs niches tournantes juxtaposées, évoquant l’intérieur d’un grand hôtel. Il dispose ainsi de plusieurs écrins appropriés aux scène intimistes, tandis que les ensembles trouvent leur place sur le proscenium. Les costumes de Clara Peluffo Valentini sont d’une sobriété intemporelle : long manteau noir pour Atlante, tenues contemporaines aux accessoires plus ou moins marqués pour les autres personnages. Ces tenues, qui restent constantes pour chaque personnage durant la représentation, permettent également de mieux identifier les nombreux protagonistes de cette intrigue complexe.

Lors de cette répétition générale, la soprano Arianna Venditelli, momentanément souffrante, n’a pu chanter le rôle d’Angélique. Nous avons alors assisté à un numéro étonnant, ses parties étant chantées par le maestro Alarcón lui-même, tout en assurant sa direction et ses parties de clavecin ! Nos lecteurs pourront toutefois apprécier la soprano dans la diffusion de l’Opéra de Dijon. L’orchestre Cappella Mediterranea fait superbement sonner la partition de Rossi. Les cordes sont tout à la fois vives et onctueuses ; les vents scintillent (avec un beau numéro de cornets de Judith Pacquier et Rodrigo Calveyra au premier acte, les sacqueboutes qui enivrent les finales des actes I et II) ; les percussions sonnent généreusement. Même si nous y sommes habitués avec cette formation, le continuo nous a ici semblé d’une richesse superlative, puisqu’aux cordes, déjà bien fournies (violes, contrebasse, harpe, clavecins, théorbe, luth) s’ajoutent un orgue, et le basson de Mélanie Flahaut ! Le résultat est tout bonnement somptueux, et à la tête de sa formation Leonardo Garcia Alarcón nous tient en haleine durant les près de quatre heures que dure la représentation.

Le plateau des chanteurs est tout aussi digne d’éloges. Parmi les rôles principaux, Mark Milhofer, ténor aux couleurs ténébreuses, incarne avec une forte présence scénique un Atlante démiurge régnant sur son univers labyrinthique. Le Ruggiero de Fabio Trümpy a de soyeux reflets solaires, même lors des querelles avec la Bradamante aux aigus perlés de Deanna Breiwick. Leur duo du début du troisième acte est un moment enchanteur. L’Orlando du baryton Victor Sicard affiche une solide diction italienne et une généreuse projection.

Les autres rôles de cette intrigue foisonnante sont distribués avec le même soin. Mariana Flores campe une Magie énergique et inspirée durant le prologue, et une Doralice enjouée et sensuelle. Valerio Contaldo est un Ferragus plein de fougue ; nous avons particulièrement aimé son incarnation d’Astolfo (à la fin de l’acte II). Les deux basses Grigory Soloviov (Gigante/ Sacripante/ Gradasso) et Alexander Miminoshvili (Mandricardo) s’avèrent excellentes dans les ensembles (en particulier ceux de l’acte II). Kacper Szeląžek (que nous entendions pour la première fois sur scène) incarne avec conviction un Prasildo inquiet à la recherche de son compagnon Iroldo puis un Nain sarcastique, modulant avec souplesse les couleurs de son timbre de contre-ténor. Soulignons enfin l’excellente qualité des Chœurs de l’Opéra de Dijon unis à des éléments du Chœur de Chambre de Namur dans leurs nombreuses interventions, ainsi que l’inventivité et la grâce des chorégraphies du couple de danseurs (Joy Alpuerto Ritter et Zora Snake).



Publié le 13 déc. 2020 par Bruno Maury