Passion selon Saint Jean - Bach

Passion selon Saint Jean - Bach © Pedro Medeiros
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Un élan de solidarité et d’espoir

Parmi les passions sacrées de Jean-Sébastien Bach, la Passion selon saint Jean se distingue par sa singularité et son caractère remarquable. En comparaison avec les Passions selon les autres évangélistes, Matthieu et Luc, ainsi qu'avec d'autres œuvres majeures du répertoire de Bach, cette composition occupe une place à part en raison de son approche narrative distincte et de son traitement musical riche en émotion.

Dès le XVIIIe siècle, les compositeurs ont été inspirés par les récits de la passion et de la mort de Jésus-Christ tels que racontés par les évangélistes. Bach lui-même a composé plusieurs Passions, mais c'est celle selon saint Jean qui se distingue par son intensité dramatique et sa profondeur spirituelle. Alors que la Passion selon saint Matthieu offre une perspective plus détaillée et narrative de la passion, celle selon saint Jean se concentre davantage sur la théologie et la réflexion spirituelle, offrant une approche plus méditative et contemplative de l'événement. Comparée à la Passion selon saint Matthieu, qui est souvent considérée comme l'œuvre la plus grandiose de Bach dans ce genre, la Passion selon saint Jean présente une narration plus concise et concentrée, mettant en lumière les moments clés de l'histoire tout en laissant place à une profonde introspection. Les récitatifs sobres et les arias intimes de la Passion selon saint Jean captivent l'auditeur par leur expressivité émotionnelle et leur profondeur théologique. Dans le vaste répertoire de Bach, qui comprend des cantates, des oratorios et des œuvres instrumentales d'une grande diversité, la Passion selon saint Jean se distingue par son caractère intime et introspectif, offrant une exploration profonde de la foi chrétienne et de la condition humaine. Son mélange subtil de musique polyphonique, de récitatifs narratifs et de moments de méditation en fait une œuvre d'une profondeur inégalée.

Jordi Savall et son orchestre renommé, Le Concert des Nations, accompagnés du chœur La Capella Reial de Catalunya, se lancent dans une tournée présentant cette œuvre, parmi les plus emblématiques de Bach. En passant par la Philharmonie de Paris, Anvers, Genève, Louvain, Dortmund et Cracovie, cette tournée débute à Barcelone, avec la promesse de livrer une interprétation magistrale de la musique intemporelle de Bach.

Dès les premières notes, l'atmosphère du Palau de la Música Catalana s'est imprégnée de solennité et d'émotion. La voix puissante et expressive de Jan Petryka dans le rôle de l’Evangéliste a captivé l'audience, tandis que Matthias Winckhler, Miriam Feuersinger, Raffaele Pe et les autres solistes ont brillamment incarné leurs personnages respectifs avec une profondeur et une intensité émotionnelle remarquables. La coordination impeccable entre les voix et l'orchestre a témoigné d'une préparation minutieuse, tandis que les nuances subtiles et les crescendos passionnés ont ajouté une dimension supplémentaire à l'interprétation. L'ensemble vocal, dirigé de manière experte par Lluís Vilamajó, a contribué à créer une atmosphère de contemplation et de méditation. Les moments les plus saisissants ont été nombreux, notamment les chorals majestueux, les récitatifs poignants et les arias d'une beauté transcendante. Chaque mouvement était exécuté avec une précision exquise, soulignant la richesse et la complexité de la composition de Bach. En tant qu'auditeur, il était impossible de ne pas être profondément touché par cette interprétation captivante de l'œuvre magistrale de Bach.

Jordi Savall, à l'âge vénérable de 82 ans, dirige avec une énergie et une passion qui défient le temps. Bien qu'il puisse parfois être vu marchant avec précaution à l'aide de sa canne, son empreinte musicale demeure pleinement active. À la tête de l'orchestre, il apporte une palette riche et variée de couleurs musicales, tissant un ensemble d'une beauté envoûtante. Ses interventions entre les morceaux, parfois abruptes mais toujours pleines de grâce, ajoutent une touche de dynamisme et d'excitation à la performance. Même dans ses mouvements sur scène, où il sépare les chanteurs pour des raisons scéniques, sa vision artistique reste inébranlable, guidant l'ensemble vers des sommets musicaux captivants.


Jordi Savall © Pedro Medeiros

Dans le rôle de l'Évangéliste, Jan Petryka rencontre quelques difficultés avec l'allemand au début, mais montre une nette amélioration par la suite. Une remarque particulière doit être faite sur son interprétation de Barrabas aber war ein Mörder/ Da nahm Pilatus Jesum und geißelte ihn, où l'on ressent musicalement l'intensité des coups de fouet sur le mot geißelte. Son expression musicale transcende les barrières linguistiques, transmettant de manière saisissante l'émotion et la cruauté de la scène, captivant ainsi l'auditoire.

Raffaele Pe, avec sa présence vocale, offre deux arias remarquables. L'interprétation de Von den Stricken meiner Sünden commence timidement, mais gagne en puissance au fil de sa performance, captivant l'audience par son intensité croissante. Puis, dans un contraste saisissant, il interprète Es ist vollbracht avec une sensibilité profonde, accompagné tendrement par Jordi Savall à la viole de gambe. Cette collaboration artistique crée une atmosphère émouvante, où la voix de Pe se mêle harmonieusement à l'instrumental, offrant un moment de grâce et d'émotion palpable.

Miriam Feuersinger, comme l’évoque son nom, illumine la scène de sa voix ardente. Dans l'air Ich folge dir gleichfalls, elle met l'accent sur Auf avec des aigus d’une maîtrise impressionnante, capturant l'attention de l'auditoire par sa virtuosité vocale. Puis, dans la deuxième aria, Zerfließe, mein Herze, in Fluten der Zähren, elle exprime la douleur avec une intensité émouvante, marquant le mot Not (détresse) d'une manière douloureuse et poignante avec les bois de l'orchestre. Sa performance va au-delà des simples notes, transmettant la profondeur des émotions et capturant l'essence même de la musique de Bach. La soprano autrichienne s'impose ainsi comme une interprète exceptionnelle, capable de toucher l'âme de son public avec sa voix magistrale et sa présence scénique remarquable.

Matthias Winckhler incarne Jésus avec une profondeur et une gravité remarquables. Dans l'air Mein Reich ist nicht, son interprétation alterne entre le dialogue et le chant avec une maîtrise impressionnante, captivant l'auditoire par son expressivité et sa présence scénique saisissante. Sa voix empreinte de sérieux et de solennité donne vie aux paroles de Jésus, transmettant toute la portée spirituelle et philosophique de la musique de Bach.

Pour des motifs scéniques, Ferran Mitjans prend en charge l'aria Ach, mein Sinn, en apportant une dimension théâtrale. Sa présence captivante sur scène et son interprétation expressive ajoutent une intensité émotionnelle à cette aria empreinte de désolation. Le ténor catalan parvient à transmettre la détresse et la souffrance de l'air avec une profondeur poignante, capturant l'attention de l'auditoire et l'immergeant dans l'atmosphère tragique de la Passion selon Saint Jean. La décision lui confier cet aria dévolu à un autre ténor pour des raisons scéniques contribue à enrichir la représentation dans son ensemble, offrant une expérience musicale et théâtrale immersive.

Christoph Filler incarne Pilatus avec autorité et profondeur dans l'air Betrachte, meine Seel, accompagné d'un doux solo de viole. Sa présence scénique imposante et sa voix puissante confèrent une dimension saisissante à cette scène. Le baryton autrichien parvient à transmettre la complexité du personnage de Pilate, capturant son dilemme intérieur avec une intensité émotionnelle palpable. Dans l'aria Eilt, ihr angefochtnen Seelen, Filler excelle également, offrant une interprétation remarquablement expressive. Sa voix résonne avec assurance et émotion, guidant l'auditoire à travers les tourments et les espoirs de l'âme en quête de rédemption.

La Capella Reial de Catalunya se distingue particulièrement dans plusieurs passages clés de cette Passion. Le chœur livre une interprétation remarquable du Wer hat dich so geschlagen, dans laquelle chaque voix se fond harmonieusement pour exprimer la douleur et l'interrogation. De même, dans Sei gegrüßet, lieber Jüdenkönig !, le chœur incarne brillamment le caractère moqueur et sarcastique du texte, créant une atmosphère chargée d'ironie et de tension. La transition vers Kreuzige ! (Qu’il soit crucifié) est exécutée avec une précision et une intensité impressionnantes, soulignant l'ampleur du drame. Dans la fugue Wir haben ein Gesetz, le chœur démontre sa virtuosité avec une exécution vive et dynamique, ajoutant une dimension dramatique à la scène. Enfin, le chœur conclut magistralement avec preisen ewiglich, passant des doux accords aux cris aigus avec une fluidité remarquable, créant ainsi une conclusion puissante et mémorable à cette œuvre monumentale. La performance du chœur La Capella Reial de Catalunya témoigne d'un haut niveau d'excellence et d'engagement artistique, contribuant grandement à la profondeur et à l'impact émotionnel de la Passion selon Saint Jean.

Alors que la représentation touche à sa fin, Jordi Savall prend le devant de la scène pour re-diriger la prière Ach Herr, laß dein lieb Engelein, exprimant ainsi sa solidarité envers ceux qui souffrent, que ce soit à Gaza, en Ukraine, ou ailleurs dans le monde. Son geste est accueilli par un tonnerre d'applaudissements, témoignant de l'appréciation et de la gratitude du public pour cette initiative de compassion et de paix. Ce moment souligne la capacité de la musique à transcender les frontières et à unir les humains dans un élan de solidarité et d'espoir.



Publié le 20 mars 2024 par Pedro Medeiros