Pastorelle en musique - Telemann

Pastorelle en musique - Telemann ©Birgit Gufler
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Les jeux de l’amour et de la musique

Si le nom de Georg Philipp Telemann demeure principalement associé à Hambourg, on ne peut négliger qu’il passa neuf ans de sa vie (entre 1712 et 1721) à Francfort sur le Main. Ces années ont constitué une étape importante dans la vie de ce compositeur. Tout d’abord au plan personnel, il perd sa première épouse, et se remarie dès 1714 avec une jeune femme de seize ans, deux fois moins âgée que lui. L’infidélité de cette dernière, ses querelles incessantes et ses nombreuses dettes viendront quelque peu gâter la suite de l’existence du compositeur, avant qu’elle ne le quitte définitivement. Celui-ci, qui avait un sens certain de l’humour, il n’hésita d’ailleurs pas à tourner en dérision son infortune dans certaines de ses œuvres. Rappelons également que son séjour ultérieur à Paris, à l’automne 1737, à l’invitation notamment d’Antoine Forqueray et de Michel Blavet, parachèvera sa réputation de compositeur le plus prestigieux de son époque dans toute l’Europe. Plusieurs de ses pièces ayant été données antérieurement dans la capitale française avec succès, le compositeur les dirigera lui-même au Concert Spirituel. Il reçoit également un privilège royal exclusif, qui lui garantit des « droits d’auteur » (comme on ne disait pas encore à l’époque…) sur ses compositions.

A Francfort Telemann est le compositeur et le chef attitré des concerts organisés par la Hochadlige Gesellschaft Frauenstein. Il s’agit de concerts privés, donnés dans une grande salle de la maison Braunfels, et destinés à un cercle privilégié d’auditeurs fortunés et libéraux, qui accueillent alors les nombreux protestants français émigrés suite à la révocation de l’Edit de Nantes, en 1685. Après les interminables conflits de la fin du siècle précédent qui ont dévasté les Etats germaniques, cette période bénéficie d’une relative prospérité économique, et tout particulièrement Francfort qui développe son rôle financier et commercial. On sait que le salaire annuel de Telemann, déjà célèbre dans le Saint-Empire, le plaçait parmi les plus hauts revenus de la ville.

C’est dans ce contexte de prospérité et d’abondance que le musicien compose sa Pastorelle en musique (« sous-titrée » : Musicalisches Hirten-Spiel - soit littéralement : Jeu musical pour bergers). En Allemagne le genre de la pastorale correspondait déjà à l’importation d’une mode venue de France. Notons aussi que Telemann qualifie sa pastorale d’une appellation italienne : serenata in einem Aufzug, soit serenata en un acte (la serenata étant un opéra court et comportant peu de personnages, destiné à des représentations privées – lire notamment notre chronique Semele). Ces différentes références ne sont qu’apparemment contradictoires : elles nous rappellent que la production lyrique allemande se situe alors au carrefour des influences musicales européennes, essentiellement italienne et française. Selon le compositeur et flûtiste virtuose Johann Joachim Quantz (1697 – 1773) Telemann incarne le meilleur exemple de ces influences musicales croisées.

Par ailleurs, et comme en atteste sa correspondance, le compositeur était aussi parfaitement francophone, ce qui justifie qu’il en ait écrit le livret qui mêle allemand et français. Nous savons qu’il s’est inspiré d’un intermède des Amants magnifiques, comédie-ballet écrite par Molière avec des musiques de Lully, créée lors du carnaval de février 1670. Devons-nous ce choix au compositeur lui-même ou à ses commanditaires ? Car la Pastorelle répondait très certainement à une commande destinée à accompagner un mariage. Compte tenu de la présence d’une importante communauté française émigrée à Francfort elle a vraisemblablement égayé une union dont un époux au moins était francophone. Voire plusieurs… Car même si les membres de la Gesellschaft étaient très aisés, le coût de la commande, auquel s’ajoutait celui de la représentation, représentait probablement une petite fortune pour l’époque. La création pourrait donc correspondre à la célébration simultanée de plusieurs mariages impliquant des familles de la communauté française de Francfort.

Le livret est construit autour d’une intrigue assez simple. Les bergers Damon, Amyntas et Knirfix décident de se chercher des épouses. Mais les bergères Caliste et Iris entendent conserver leur liberté et le proclament bien haut… Un premier air de séduction (en français !) de Damon n’aboutit qu’à le faire repousser par Caliste, tandis qu’un air (en allemand) d’Amyntas à Iris lui vaut un soufflet immédiat mais lui permet d’attendrir le cœur de la belle, bien vite en proie à ses sentiments contradictoires. Knirfix se déclare prêt à se marier sur un simple regard, et un maître de danse vient lui enseigner quelques rudiments pour se mettre en valeur, sans succès. Informé de l’échec de Damon, Knirfix se demande s’il est toujours raisonnable de vouloir se marier… Sûr de lui et de son futur succès, Amyntas vient trouver Damon désespéré, qu’il réconforte : le succès en amour se fait parfois attendre. Les sentiments naissants de Caliste pour Damon ébranlent sa résolution ; elle cherche une issue dans le sommeil. Survient Damon, qui chante un nouvel air charmeur en français, et éloigne les oiseaux qui risqueraient de troubler par leur chant le sommeil de la belle ! Réveillée, elle réclame la mort. Surviennent Amyntas et Iris ; cette dernière apprend à son amie qu’elle vient de céder aux instances d’Amyntas, et fait l’apologie de la victoire de l’amour. Après une hésitation, Caliste consent à s’unir à son tour à Damon, tandis que Knirfix déclare préférer le célibat ; tous s’unissent pour le chœur final.

La Pastorelle illustre avec originalité le mélange des langues dans l’opéra allemand au début du XVIIIème siècle. A l’époque il s’agit habituellement de l’allemand avec l’italien (voir notre chronique de l’Octavia de Keyser donné dans ce même festival d’Innsbruck il y a quelques années). Ici le français prend une large place, et alimente quelques pointes d’humour : lorsque Damon chante son premier air en français, Caliste lui répond : Ich verstehe nicht (Je ne comprends pas) ! On peut relever également l’écriture musicale très « lullyste » des airs de Damon, aimable parodie de la musique française du XVIIème siècle, ou encore la présence d’une scène du sommeil, incontournable des opéras de Lully. Nous avons pourtant bien failli ne jamais entendre ce petit bijou musical franco-allemand, donné comme perdu après les bombardements de Hambourg durant la seconde guerre mondiale. Par chance, un étudiant en musique ukrainien, Kirill Karabits, a redécouvert la partition en 2002 à Kiev, avec le concours du musicologue allemand Peter Huth. Elle a ensuite été rapidement mise à l’affiche du Komischen Oper de Berlin, qui l’a créée en 2004 en version scénique puis enregistré en 2005. La présente production, créée par le Festival de Postdam Sanssouci, en co-production avec le Festival de Musique Ancienne d’Innsbruck, Musica Bayreuth et le Festival Telemann de Magdebourg donne une plus large audience à cette redécouverte du XXIème siècle.

La dramaturgie de Niels Niemann s’emploie à restituer la fraîcheur et la simplicité apparente de cette Pastorelle, en la replaçant avec une pointe d’humour dans son époque (ou tout au moins telle que nous l’imaginons aujourd’hui). La mise en scène et les décors de Johannes Ritter nous placent d’emblée dans le monde imaginaire des bergers d’Arcadie, avec les incontournables bosquets présents sur les volets latéraux, et des costumes (Birgit Filimonow) qui semblent sortis d’un tableau de Watteau. L’ensemble est plaisant à l’œil, et incite à se focaliser sur les détails de l’intrigue ou les beautés de la musique. Et l’on savoure bien fort le bonheur d’échapper ici aux tentatives de transpositions hasardeuses, souvent sans lien avec le livret ni la musique, qui prolifèrent aujourd’hui dans les mises en scène lyriques…

La riche orchestration écrite par Telemann est portée bien haut par Dorothee Oberlinger et son orchestre Ensemble 1700. Dès l’ouverture, les couleurs des instruments sont chatoyantes, les percussions (Peter Bauer) comme les trompettes (Martin Weichselbaumer et Raphael Pouget) manifestent tout leur panache, tandis que le luth d’Axel Wolf s’impose avec autorité dans ses parties solos. Le continuo, emmené par le clavecin d’Olga Watts, se signale par sa densité ; les cordes entament de leurs sonorités grainées des attaques bien nettes. La variété et l’intensité de cette orchestration sont ici restituées avec une grande maîtrise et une expressivité sonore de tous les instants.

Le plateau des interprètes conforte ce sentiment de maîtrise technique et d’expressivité vocale et corporelle, au service d’une œuvre de divertissement. La soprano Lydia Teuscher (Caliste) nous charme dès sa première apparition (Freiheit soll die Losung sein) avec de délicats aigus cristallins, qui fusent sans peine parmi le chœur des bergères. Elle attendrira aussi habilement le public dans le touchant air du sommeil (Dir ahnet was), en duo virtuose avec le hautbois et qui constitue un des sommets de la partition. On retrouve la même aisance, avec un timbre légèrement plus mat, chez Marie Lys, qui incarne Iris : là aussi les ornements tombent dru dès le premier air (Ich scheide von hinnen), au son des timbales et des trompettes. Les hésitations du Soll ich lieben (Dois-je céder à l’amour ?), teintés d’une pointe d’ingénuité, sont bien rendus, et lui attireront de justes applaudissements. Et le duo avec Amyntas Wir sind vergnügt, précédé d’un joli solo de violon, donne lieu à une époustouflante avalanche de mélismes, parfaitement équilibrés, entre la soprano et le contre-ténor. Notons au passage sa diction allemande soigneusement articulée.

Au baryton Florian Götz échoit le difficile rôle de Damon, qui jongle sans cesse entre répliques allemandes et airs français. Il s’en acquitte avec une facilité déconcertante, et ses airs français (le triomphant Aimons sans cesse introductif, ou le délicat Amour des maux que j’ai soufferts) sont chantés dans un français clairement articulé, avec un style teinté d’une pointe parodique (mais sans exagération) qui rappelle immanquablement les opéras de Lully. Nous avons également apprécié la souplesse de son phrasé allemand, dans le Euch, ihr Sterne, ou encore dans l’air aux oiseaux Kleine Vögel. Que ce soit en français ou en allemand la projection est généreuse, le timbre solidement posé.

Le jeune contre-ténor Alois Mühlbacher incarne le berger Amyntas. Son timbre, aigu sans être celui d’un sopraniste, livre sans peine d’agréables ornements (Lasst uns Liebesrosen), tout en conservant une large projection, qui équilibre sans peine son volume sonore avec celui de Florian Götz ou de Marie Lys dans les duos. Ses airs solos sont couronnés d’applaudissements mérités, comme l’air de bravoure Rufet Triumph (à la suite du délicat arioso Vergnüge dich, mein Geist), où il fait preuve d’une étonnante longueur de souffle, ou encore dans l’ébouriffante reprise en allemand Kein Mädchen kann auf Erden, qui fait oublier une première partie en français (Il n’est point de bergère) à la diction quelque peu sacrifiée (ce que nous avons regretté, car les airs pour contre-ténor en français sont particulièrement rares dans le répertoire). Gageons que nous retrouverons prochainement ce jeune contre-ténor dans d’autres distributions baroques.


Damon et Knirfix

Au ténor Virgil Hartinger échoit le rôle comique du berger Knirfix. Sa gestuelle expressive participe largement au côté burlesque du personnage, qu’il assume avec conviction. En compagnie d’Yves Ytier qui s’accompagne lui-même au violon, sa scène du maître à danser constitue un brillant numéro scénique, copieusement applaudi. Dans un registre un peu différent, notons aussi le virtuose solo de flûte de Cupidon (Max Volbers), donné sur scène et sans partition.

Saluons enfin les qualités chorales du Vocal Consort Berlin, qui se montre aussi à l’aise en français qu’en allemand dans les nombreux chœurs qui émaillent la partition, et contribue ainsi largement à nous faire partager le charme indéniable et à l’originalité de cette Pastorelle franco-allemande. Espérons que cette magnifique production soit portée à la connaissance d’un plus large public grâce à une captation vidéo, ou à tout le moins d’un enregistrement audio : la qualité et l’originalité de cette œuvre le justifient amplement.



Publié le 18 sept. 2021 par Bruno Maury