Le couronnement de Poppée - Monteverdi

Le couronnement de Poppée - Monteverdi © Jake Arditti (Néron) et Elsa Benoît (Poppée)
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Un chef d’œuvre à la paternité mystérieuse

Généralement attribué à Claudio Monteverdi, L’incoronazione di Poppea fait aujourd’hui l’objet de débats sur son auteur. Nous disposons en effet de deux partitions assez différentes, la copie de Francesco Cavalli (1602 - 1676) conservée à la Bibliothèque Marciana de Venise (pour une reprise donnée en 1650), et la copie de la version représentée à Naples en 1651. Nous connaissons par ailleurs du texte complet du livret, rédigé par Giovanni Francesco Busenello (1598 – 1659) – et disponible en version bilingue chez Garnier, voir notre compte-rendu – mais ce livret ne se retrouve que partiellement dans les deux versions citées. En l’absence d’une partition autographe, aucune des deux copies ne mentionne expressément l’attribution de l’œuvre à Monteverdi. Et s’il est incontestable qu’une grande partie de la musique semble correspondre au langage si particulier du maître de chapelle de la cathédrale Saint-Marc, d’autres passages renvoient plutôt vers d’autres compositeurs contemporains. Pour Leonardo Garcia Alarcón, Le couronnement de Poppée est « un travail d’atelier », qui incorpore des apports de Sacrati (compositeur de La finta pazza, créée un an plus tôt – voir la chronique), de Cavalli et de Ferrari. Pour cette production le maestro a choisi la version « vénitienne » contenue dans la copie de Cavalli.

L’intrigue correspond d’assez près aux canons de l‘opéra vénitien mis en place par Cavalli et ses premiers librettistes : l’intervention des dieux dans l’intrigue, les deux couples amoureux (Néron/ Poppée et Othon/ Drusilla), des nourrices intrigantes aux propos souvent lubriques (Arnalta et la nourrice d’Octavie),… Au prologue, la Fortune et la Vertu se disputent pour avoir qui conduira le monde. Survient l’Amour qui leur rappelle que c’est lui qui gouverne le cœur des hommes. A l’acte I, Othon assiste, impuissant sous les fenêtres de sa demeure, à l’adultère de son épouse Poppée entre les bras de l’empereur Néron. Lorsque Néron la quitte, Poppée jubile : Fortune et Amour travaillent à la réussite de son projet, épouser l’empereur après qu’il ait répudié Octavie. Elle écarte les objurgations d’Arnalta, qui souligne les dangers d’une telle ambition. Au palais impérial, Octavie se lamente de sa situation. Sa nourrice lui suggère de prendre un amant pour se venger ; le philosophe Sénèque lui enjoint d’endurer son sort avec stoïcisme, suscitant les sarcasmes de Valletto. Le philosophe resté seul accueille Néron, qui lui expose son projet de répudier Octavie. Il tente de l’en dissuader, et Néron furieux le chasse. Poppée vient retrouver l’empereur, à qui elle demande de se débarrasser du philosophe – qui a été aussi son précepteur. Othon tente vainement de retrouver l’amour de Poppée et se fait sèchement écarter. Alors qu’il se désole, il est consolé par Drusilla, dame de la cour autrefois amoureuse de lui et à qui il jure désormais son amour. Au début de l’acte II, Liberto fait irruption dans la maison de Sénèque, à qui il transmet en tremblant l’ordre de mort de l’empereur. Après avoir rassuré ses disciples, Sénèque demande qu’on lui prépare un bain pour mourir. Au palais, Néron célèbre la mort de Sénèque en chantant avec le poète Lucain. De son côté Octavie ordonne à Othon d’assassiner Poppée. Celui-ci fait part de ses plans à Drusilla, qui lui prête ses vêtements pour s’introduire auprès de la favorite. Celle-ci s’endort, au son d’une berceuse chantée par Arnalta. Othon survient, mais hésite ; Amour le désarme et réveille Arnalta, qui poursuit l’assassin. A l’acte III, Arnalta dénonce Drusilla à la garde impériale. Néron la menace des pires tortures. Pour sauver Othon, Drusilla s’accuse. Mais Othon apparaît et s’accuse à son tour, en précisant qu’il a agit sur l’ordre d’ Octavie. Touché par leur amour, Néron les condamne à l’exil. Il annonce qu’il répudie Octavie et épouse Poppée. Octavie fait ses adieux à Rome ; Arnalta se réjouit de sa future position à la cour. Poppée est proclamée impératrice ; les deux époux se réjouissent dans un duo.

Intrigues, dépravations, assassinats sur les marches du pouvoir : voilà qui ferait de nos jours les choux gras de certains médias spécialisés ! Les lettrés qui composaient les livrets des opéras représentés à Venise au XVIIème siècle s’emparaient eux aussi avec gourmandise des épisodes les plus sordides de l’histoire de Rome, avec laquelle, rappelons-le, la Sérénissime était en conflit plus ou moins ouvert depuis le début du siècle. C’est dans ce contexte qu’est né le concept du « héros efféminé » (c’est-à-dire esclave de ses passions, au lieu de les dominer à travers la « vertu »), dont Néron constitue un archétype. Le couronnement de Poppée ne célèbre pas le triomphe de l’immoralité : il le décrit dans une cité rivale, pour mieux le condamner. Force est toutefois de constater avec quels détails le livret et la musique baignent l’œuvre dans une atmosphère de passion et d’érotisme, qui soumet à sa loi nourrices et têtes couronnées, alimentant au passage quelques épisodes secondaires savoureux (comme ceux animés par le page Valletto). Sans doute aussi cette relative complaisance n’était-elle pas pour déplaire aux spectateurs de l’époque : il était en effet indispensable d’attirer un public suffisant pour assurer le succès du théâtre payant vénitien, qui avait démocratisé l’opéra de cour des débuts du siècle.

La mise en scène de Ted Ruffman, dans les décors adaptés par Anna Wörl, accorde avec raison une large part à cette dimension érotique, parfois même démultipliée au-delà du texte (comme dans la torride scène de triolisme entre Néron, Poppée et Lucain à l’acte II). A l’exception de la prude Octavie et de l’inébranlable Sénèque, la plupart des interprètes apparaissent à plusieurs reprises partiellement dénudés, à commencer évidemment par Poppée. Ces débordements de sensualité demeurent comme enfermés dans le cadre strict de parois noires. Celle du fond de scène est percée d’une grande niche blanche, qui accueille au prologue l’ensemble des protagonistes, témoins de la dispute des dieux. Les décors sont extrêmement dépouillés : une grande table sur le devant de la scène pour accompagner quelques scènes (l’entrevue entre Sénèque et Néron, la mort de Sénèque), quelques sièges modernes le long des parois latérales, sur lesquelles prennent place les interprètes lorsqu’ils ne sont pas en scène. D’autres éléments de la mise en scène nous ont en revanche beaucoup moins convaincus, comme le mystérieux long tube suspendu qui tournoie périodiquement au dessus du plateau, ou les anachroniques revolvers pointés sur Sénèque ou sur Poppée…

Elsa Benoît se coule avec une aisance déconcertante dans l’hyper-sensuel rôle de Poppée de cette production. La soprano y évolue le plus souvent en déshabillé vaporeux couvrant le haut du corps, les jambes découvertes jusqu’en haut des cuisses… Elle s’acquitte avec tact des numéros les plus suggestifs imaginés par la mise en scène, comme l’entrevue avec Néron à la fin de l’acte I, qui se termine jambes écartées sur les genoux de l’empereur, ou la scène de triolisme à l’acte II. A l’appui de sa gestuelle parfaitement maîtrisée, les accents de son timbre accompagnent avec conviction les différentes facettes de son personnage : sensuelle avec Néron (Signor, deh non partire), méprisante avec Othon qu’elle délaisse sans regret pour satisfaire son ambition, impavide (No, non temo) face aux conseils de prudence d’Arnalta (puisqu’elle peut compter sur la complicité de l’Amour, qui mène le monde).

Face à cette Poppée bien séduisante, le Néron du contre-ténor Jake Arditti correspond de près au « héros efféminé » du livret, sous l’emprise de ses sens jusqu’à en perdre tout discernement, comme en témoigne la scène de triolisme, juste après l’annonce de la disparition de Sénèque. Ses violentes colères (contre Néron, Drusilla ou Octavie) soulignent son entêtement et son incapacité à maîtriser ses passions. Le phrasé est soigné, le timbre d’une délicate précision (le duo final avec Poppée Pur ti miro est particulièrement réussi). Seul regret, nous aurions apprécié une palette de couleurs un peu plus étendue.

Autre contre-ténor britannique de la distribution, Iestyn Davies campe avec beaucoup d’engagement un Othon sensible et fragile, broyé par des sentiments contradictoires. Nous avons particulièrement aimé sa prestation, qui débute par la longue tirade au début du premier acte E pur io torno qui, dans laquelle son timbre légèrement ouaté enchaîne sans peine airs et récitatifs, teintés d’une grande expressivité vocale et gestuelle. A la fin de l’acte I, il se montre très émouvant dans sa supplique pour tenter de reconquérir Poppée (Ad altri tocca, rehaussé de sonores guitares) puis lorsqu’il réalise le danger qu’il court (Ottone, torna in te stessa). Il traduit aussi avec beaucoup d’engagement les hésitations de son personnage avant de tenter d’assassiner Poppée (I miei subiti sdegni).

La basse étasunienne Alex Rosen s’avère un Sénèque idéal, au timbre solidement posé et aux graves chaleureux. Ses conseils de résignation à Octavie, empreints d’un soupçon de pédanterie, semblent calibrés pour déclencher les railleries du page Valletto, qui déchire ses ouvrages devant le philosophe éberlué. C’est surtout dans l’affrontement avec Néron qu’il révèle toute l’épaisseur de sa présence, avec des répliques fermes et impérieuses. Et sa prestation au début du deuxième acte est proprement magistrale, avec la tirade pleine de mélancolie sereine Solitudine amata, au son grave des théorbes, ses échanges dignes et apaisés avec Liberto qui peine à lui formuler l’ordre de l’empereur et ses recommandations à ses disciples, réunis dans un mémorable trio enveloppé par le claquement des guitares, Non morir Seneca.

Soulignons aussi l’excellente prestation de Stuart Jackson, impayable Arnalta de cette production. Le ténor britannique à la gigantesque stature, chaussé de hauts talons et enveloppé d’un improbable manteau moutarde, assume totalement le caractère burlesque du rôle, dont il sait aussi nous traduire la complexité : la sagesse populaire des conseils de prudence à Poppée (à l’acte I), ou encore l’ambition parfaitement cynique qui va lui permettre d’assouvir ses désirs érotiques (au finale). Au plan vocal, sa berceuse à l’acte III (Adagiati , Poppea) est un moment enchanteur, et nous l’avons également apprécié dans l’air de la nourrice d’Octavie E se pur aspro rimorse, baigné par les attaques des guitares et des cornets.

La soprano française Julie Roset est l’Amour qui triomphe au prologue, puis veille sur la destinée de Poppée (sentencieux O sciocchi, o frali, au son enveloppant de la harpe, avant la tentative d’assassinat). Mention spéciale à sa virevoltante et pétillante incarnation de Valletto, qui raille avec effronterie les conseils de Sénèque à Octavie, puis qui tente de lutiner la Demoiselle. Autre soprano de la distribution, Maya Kherani campe une Drusilla sensuelle et enjouée, tout à fait à l’aise en maillot de bain, sur le rebord de la fosse, pour entonner avec éclat un triomphant O felice Drusilla, alors que le malheur va s’abattre sur elle… Le phrasé ferme et racé de la mezzo Ambroisine Bré confère à ses deux personnages (La Vertu et Octavie) une noble dignité. Sa douleur n’en paraît que plus déchirante, que ce soit dans le mélancolique Disprezzata regina (à l’acte I), ou dans le bouleversant Addio Roma au finale. Laurence Kilsby, Riccardo Romeo et Yannis François font également honneur à leurs courtes interventions comme soldats ou familiers de Sénèque, avec une mention particulière au premier pour son interprétation expressive et sensible de Lucain.

Face à ce plateau vocal très convaincant, qu’il mène avec une grande précision, Leonardo Garcia Alarcón fait chanter les couleurs des instruments de Cappella Mediterranea, en les appuyant à l’occasion d’un accord sur le clavecin dressé devant lui. Fidèle à ses habitudes, le chef s’est doté d’un riche continuo (deux clavecins, deux violes, deux théorbes, une harpe et une contrebasse), qui magnifie la ligne de chant. Les interventions d’instruments aux sonorités percutantes (guitares, cornets) soulignent fort opportunément les passages les plus marquants de l’intrigue par des atmosphères très denses, qui traduisent avec force l’intense sensualité de ce chef-d’œuvre.



Publié le 08 févr. 2023 par Bruno Maury