Pygmalion - Rameau
© Laurent Brunner Afficher les détails Masquer les détails Date: Le 02 déc. 2024
Lieu: Salon d’Hercule du château de Versailles
Programme
- Zémide
- Entrée en un acte de Pierre Iso (1715-1794), sur un livret d’Antoine de Laurès
- Créée le 20 juillet 1759 à l’Académie royale de musique de Paris
- Pygmalion
- Acte de ballet de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), sur un livret de Sylvain Ballot de Sauvot
- Créé le 27 août 1748 à l’Académie royale de musique de Paris
Distribution
- Zémide :
- Ema Nikolovska (Zémide, reine de Scyros)
- Philippe Estèphe (Phasis)
- Gwendoline Blondeel (l’Amour)
- Pygmalion :
- Ema Nikolovska (Céphise)
- Reinoud Van Mechelen (Pygmalion)
- Virginie Thomas (la Statue)
- Chœur de chambre de Namur :
- Sopranos : Wei-Lian Huang, Camille Hubert, Amélie Renglet, Louise Thomas, Virginie Thomas
- Hautes-contre : Daniel Brant, Arnaud Le Du, Jonathan Spicher, Gert-Jan Verbueken
- Basses : Lucas Bedecarrax, Pieter Coene, Samuel Namotte, Tom Van Bogaert, Jean-Marie Marchal
- Ténors : Nicolas Bauchau, Eric François, Maxime Jermann, Amaury Lacaille
- Orchestre A Nocte temporis :
- Violons I : Rodolfo Richter (premier violon), Izana Soria, Marrie Mooij
- Violons II : Elise Dupont, Ortwin Lowyck, Birgit Goris
- Altos : Ellie Nimeroski, Isabelle Verachtert, Ingrid Bourgeois, Manuela Bucher
- Violoncelles : Ronan Kernoa, Thomas Luks, Edouard Catalan, Mathilde Wolfs
- Contrebasse : Elise Christiaens
- Traversos : Anna Besson, Sien Huybrechts
- Hautbois : Shunsuke Kawai, Nina Alcanyiz
- Bassons : Niels Coppalle, Josep Casadellà
- Percussions : Sylvain Fabre
- Clavecin : Lorris Barrucand
- Direction : Reinoud Van Mechelen
La belle découverte de la Zémide de Pierre IsoPygmalion s’inscrit dans l’abondante production d’« actes de ballet » qui caractérise le répertoire français au XVIIIème siècle. Le succès de L’Europe galante d’André Campra, dès sa création en 1697, avait marqué l’avènement du « ballet » (que l’on appelle plutôt de nos jours : « opéra-ballet ») dans le répertoire lyrique, à côté de la tragédie lyrique. Par sa forme plus libre (intrigue continue ou discontinue) et plus variée (chaque entrée constitue un « opéra en miniature »), ce genre plaît au public comme aux compositeurs. Il intéresse aussi beaucoup les directeurs de théâtre, qui n’hésitent pas à rassembler sous le titre de « Fragments » des entrées de différentes œuvres, voire de différents compositeurs. La plasticité de la forme permet en effet de réajuster rapidement l’affiche en fonction du succès rencontré : une entrée boudée par le public peut aisément être remplacée par une autre, plus populaire, sans avoir à retirer l’ensemble de l’œuvre de l’affiche. A partir de 1747, la création à Versailles du Théâtre des Petits appartements suscite la création d’« actes de ballet » autonomes, opéras miniatures adaptés à un théâtre de proportions réduites et mobilisant des moyens scéniques limités.
Selon le Mercure de France, Pygmalion aurait été commandé en 1748 par le directeur de l’Académie royale de musique Joseph-Guénot de Tréfontaine à Rameau, et composé en moins de huit jours ! Le compositeur est alors au sommet de sa gloire : nommé en 1745 compositeur officiel de la cour (dont il a enchanté la même année les cérémonies de mariage du Dauphin avec Platée et La princesse de Navarre), il poursuit sa production musicale, même s’il en ralentit le rythme : l’année 1748 verra aussi la création de sa pastorale Zaïs et du ballet Les Surprises de l’Amour.
Rameau s’inspire d’un livret écrit près d’un demi-siècle plus tôt (en 1700) par Antoine Houdar de la Motte pour Michel de La Barre : Le Triomphe des Arts. Ce ballet comportait cinq entrées, chacune consacrée à un art différent : L’Architecture, La Poésie, La Musique, La Peinture, La Sculpture. Il connaissait bien ce livret pour s’en être déjà inspiré en 1739 dans deux entrées des Fêtes d’Hébé (La Poésie et La Musique). Il choisit cette fois d’adapter l’entrée La Sculpture. Il demande à un amateur – qui était aussi l’un de ses admirateurs inconditionnels – Sylvain Ballot de Sauvot, de remanier le livret. Celui-ci réécrit presque totalement le texte, réalisant une adaptation resserrée et efficace de l’intrigue originelle. Le rôle de la Statue est confié à la jeune Puvigné fille, danseuse et chanteuse alors âgée de treize ans ! Ce qui explique que son rôle soit réduit à quelques dialogues en récitatif avec Pygmalion, avant le divertissement final. Le rôle-titre était tenu par le célèbre haute-contre Pierre Jéliotte. Si la pièce fut plutôt bien accueillie par le public, le succès vint surtout à la reprise de mars 1751 et ne se démentit pas par la suite : Pygmalion fut repris à l’ARM jusqu’en 1781.
En raison de sa brièveté, Pygmalion est généralement associé à un autre acte de ballet. Il s’agit ici de la Zémide quelque peu oubliée de Pierre Iso (1715-1794), compositeur également tombé dans l’oubli. La partition de Pierre Iso est dédiée à la marquise de Reynel, probablement la protectrice d’Iso à cette époque. Le livret d’Antoine de Laurès exploite le poncif des pouvoirs de l’Amour.
L’intrigue se déroule dans l’île égéenne de Scyros (Skiros, en grec moderne), gouvernée par Zémide. La cruelle reine repousse les avances de Phasis, qui est épris d’elle. Touché par le désespoir de Phasis, l’Amour entreprend de venir à son aide. Il feint d’être endormi au milieu de rochers qui se couvrent de fleurs, près du palais des rois de Scyros. Armée d’une égide (bouclier offert par Pallas, qui la protège de l’Amour), Zémide chante les charmes de la liberté. Etonnée, elle s’approche de ce qu’elle croit être un enfant et découvre à ses ailes, son carquois et se flèches, qu’il s’agit de l’Amour, son ennemi. Elle pense d’abord fuir, puis décide de le capturer durant son sommeil. Enchaîné, l’Amour feint de se réveiller et tente en vain de convaincre Zémide de le libérer, en rappelant les bienfaits qu’il procure à l’univers. Survient Phasis, qui tente de calmer la fureur de la reine. De son côté, l’Amour défie Zémide, l’assurant que sans son égide, elle ne résisterait pas à l’amour de Phasis. Piquée dans sa fierté,la reine abandonne son bouclier ; l’Amour la frappe aussitôt d’une flèche qu’il dissimulait. Aussitôt Zémide cède à l’amour de Phasis et lui offre le sien en retour ! L’Amour change alors le désert en jardins luxuriants, tandis que le peuple de Scyros chante les bienfaits de l’Amour.
L’œuvre fut créée le 20 juillet 1759 en compagnie de deux autres : Phaétuse (également de Pierre Iso) et Apollon, berger d’Admète (création posthume de François Lupien Grenet, 1700 ?-1753, prévue pour être ajouté à son ballet Le Triomphe de l’Harmonie, 1737). Pour constituer l’affiche de l’ARM, les trois pièces étaient regroupées sous le titre : Les Fragments héroïques. Mais ces créations furent accueillies sans enthousiasme par le public : Les Fragments héroïques furent retirés de l’affiche après dix-sept représentations seulement, et Zémide ne fut plus rejouée ensuite.
La partition d’Iso est pourtant loin d’être dénuée d’intérêt. Le compositeur était un fervent défenseur de la musique française, Il développe une esthétique musicale assez proche de celle de Rameau et Mondonville. Il mobilise les vents avec virtuosité dans une écriture musicale à la fois dense et fluide ; ses chœurs sont particulièrement réussis. La scène où Zémide découvre l’Amour endormi est traitée avec une réelle intensité dramatique, qui ne déparerait pas dans une tragédie lyrique. Il convient de saluer l’initiative de Reinoud Van Mechelen d’associer cette œuvre au célèbre Pygmalion pour nous permettre de la redécouvrir.
C’est donc sous la baguette de Reinoud Van Mechelen que l’orchestre A nocte temporis, animé d’une énergie enthousiaste, nous dévoile les notes de l’ouverture de cette Zémide inconnue. Dans une diction impeccablement articulée, Gwendoline Blondeel (L’Amour) nous décrit en quelques vers l’atmosphère qui règne sur Scyros (Séjour fatal). Faite prisonnière, elle se montre très déterminée pour plaider sa cause dans un radieux J’anime, j’embellis, porté par les traversos. Elle sait aussi se faire charmeuse pour mieux attirer Zémide dans son piège (Je suis ce dieu), lançant au finale son ariette virtuose La rose nouvelle. Ses attaques nettes et précises, son timbre légèrement nacré en font un Amour de haute volée, aux ornements pleins d’élégance.
Ema Nikolovska affiche un timbre très charnu, puissamment structuré, qui pose une reine sûre d’elle-même. Ses accents impérieux font merveille pour lancer les chœurs (Chantez, chantez les charmes, lors de son arrivée sur scène, ou encore Règne, daigne encore, au finale), et dans le duo qui l’oppose à l’Amour (Rompez, rompez mon esclavage/ Gémis, gémis dans l’esclavage). Dans l’air Un calme heureux, elle démontre une longueur de souffle et un abattage dans les ornements impressionnants. Sa métamorphose après qu’elle ait reçu la flèche de l’Amour n’en est que plus impressionnante : elle vacille (Quel trouble me saisit, entamé a capella puis souligné par le violoncelle), puis succombe à son tour à la passion amoureuse (Amour, si tu pouvais).
Philippe Estèphe incarne beaucoup d’engagement le court rôle Phasis, dans cette intrigue où le compositeur a accordé une place prépondérante aux deux voix féminines. Amoureux au désespoir, son style est admirable dans le récitatif (notamment Ô bienfait ! Ô jour favorable). Et nous avons particulièrement apprécié son énergique intervention pour tenter de calmer la reine (Reine, contre l’Amour) et l’air court mais brillant qui suit, Les traits qui partent de vos yeux.
Sans surprise, le Chœur de Chambre de Namur brille dans chacune de ses interventions ; la diction est d’une clarté remarquable. De son côté, l’orchestre s’illustre dans les deux importantes parties instrumentales de l’entrée (outre l’ouverture) : l’intermède du sommeil de l’Amour (qui renvoie évidemment aux célèbres scènes de sommeil des tragédies lullystes) et le grand divertissement final, animé par des vents très présents et des tambourins. Une agréable redécouverte, en vérité !
La seconde partie du concert débute sur l’ouverture de Pygmalion, avec des vents (bassons, hautbois et traversos) très présents. Reinoud Van Mechelen triomphe avec éclat dans le rôle-titre. Dès le premier air (Fatal vainqueur), le timbre clair et sonore est superbement projeté, les ornements aisés et fluides, sur un écrin de traversos (Anna Besson et Sien Huybrechts) expressifs à souhait. Le Que d’appas ! Que d’attraits ! constitue une nouvelle démonstration époustouflante de la maîtrise technique du haute-contre. Sa déclaration De mes maux à jamais est animée d’une passion incandescente. La succession des airs de la dernière scène nous emporte dans un tourbillon d’ornements, témoignant d’une longueur de souffle particulièrement impressionnante, et accompagnés par un orchestre survolté : L’Amour triomphe, et le célèbre Règne, Amour, repris ad libitum, jusqu’au tonnerre final d’applaudissements ! Cette prestation de haut vol n’est pas une surprise : nous avons déjà eu l’occasion de nous régaler de l’interprétation de Reinoud Van Mechelen dans ce rôle lors d’une production scénique, il y a quelques années à l’Opéra de Lille, sous la conduite d’Emmanuelle Haïm – voir notre chronique. Il dirige en outre ici directement l’orchestre, ce qui introduit une complicité très présente avec les chanteurs, même si cela se fait parfois aux dépens d’une parfaite synchronisation, un peu mise à mal au final de L’Amour triomphe, mais prestement réajustée. Nous avons dit plus haut tout le bien que nous pensions des traversos ; saluons aussi l’excellente prestation de Sylvain Fabre, tout particulièrement dans les sonores percussions qui rythment les deux pantomines de la scène finale.
Ema Nikolovska nous offre à nouveau une magistrale incarnation dans le court rôle de Céphise, emplissant sans peine le salon d’Hercule des éclats de sa jalousie emportée. Dans le rôle, également modeste, de la Statue, Virginie Thomas développe un réveil étonné et délicat, au rythme des traversos (Que vois-je ? Où suis-je ?). Et Gwendoline Blondeel, qui incarne également l’Amour dans cette entrée, lance magistralement les réjouissances à l’avant-dernière scène (Du pouvoir de l’Amour), dans un tourbillon d’ornements aux reflets nacrés. Une liesse finale dans laquelle s’illustre à nouveau le chœur de Namur, qui confirme dans cette entrée les qualités que nous avons évoquées plus haut.
Cette production particulièrement séduisante fera l’objet d’un enregistrement qui sortira dans les prochains mois chez Château de Versailles Spectacles. Outre une distribution qui en fait assurément une version de référence pour Pygmalion, le CD permettra aux amateurs de découvrir la Zémide de Pierre Iso, injustement tombée dans l’oubli.
Publié le 16 déc. 2024 par Bruno Maury