«Quella Fiamma» - Arie Antiche - Orfeo 55 - Nathalie Stutzmann

«Quella Fiamma» - Arie Antiche - Orfeo 55 - Nathalie Stutzmann ©Festival de Froville - Luc Tripotin
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Avant-propos :
«Il faut rêver la perfection et s’accommoder de l’imparfait. »

C’est en ces mots que s’exprimait Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) dans Journal intime (1880).


« Alors, rappelons qu’une chronique, en général, n’est en aucun cas un écrit qui impose une manière unique de penser... Une chronique se fonde sur des critères techniques et ne fait l’objet d’aucune complaisance dans nos colonnes. Elle traduit le ressenti d’une personne (l’auteur des écrits) face à la prestation des artistes. Selon le parcours de vie, la personnalité de chacun, le ressenti est et sera différent ce qui enrichit le monde dans lequel nous vivons.»


Bien qu’il soit couramment admis que la perfection n’existe pas, parfois, elle s’esquisse du bout des doigts…
D’abord, par le lieu : l’église romane de Froville (54) datant du XIème siècle. De style clunisien, ce joyau architectural jouit d’une des meilleures acoustiques de Lorraine grâce au plafond plat de la nef d’origine carolingienne. Les sons ne connaissent ni fuite, ni évaporation, ni écho intempestif.
Ensuite, grâce aux membres bénévoles qui défendent avec énergie l’existence du Festival international de musique baroque et sacrée contre vents contraires et marées divergentes. Dans leur « combat », ils trouvent appui auprès de mécènes publics ou privés, d’organismes institutionnels (Conseil départemental de Meurthe et Moselle, …) et de la presse. Qu’ils soient tous remerciés de leurs actions !
Et enfin par la qualité des ensembles conviés à se produire dans le cadre du festival.

Le huitième concert de la saison est dédié aux airs du recueil Arie Antiche (Airs antiques), interprétés par la contralto Nathalie Stutzmann à la tête de son ensemble Orfeo 55, créé en 2009. Le recueil est fort bien connu des apprentis chanteurs puisqu’il constitue un passage obligé dans l’enseignement de la discipline dispensé dans les conservatoires.
Entre 1885 et 1900, le compositeur et éditeur de musique Alessandro Parisotti (1853-1913) a réuni les chefs-d’œuvre de la musique italienne dans le recueil Arie Antiche. Le choix s’est opéré dans un but pédagogique. Chaque air concentre les différentes techniques de chant : maîtrise de la ligne, gestion du souffle, placement, art des vocalises, ornementation, … Le recueil «souffre » de quelques modifications (accords modifiés, ornements ajoutés, etc.) portées sur les pièces par Parisotti.
Dans un souci d’esthétique et de vérité musicale, la contralto s’émancipe du « diktat » imposé par Parisotti. Elle fait le choix d’interpréter les airs dans leur orchestration d’origine rendant l’esprit initial des partitions. En vue d’agrémenter le concert, elle ponctue celui-ci de pièces instrumentales où elle reprend sa place, celle de chef d’orchestre. Rare femme à occuper cette fonction !
Ainsi convie t’elle les plus grands maîtres de la musique baroque : Antonio Caldera (1670-1736), Francesco Cavalli (1602-1676), Giovanni Battista Bononcini (1681/82-1732), Nicola Porpora (1686-1768), Alessandro Scarlatti ( 1660-1725), Antonio Vivaldi ( 1678-1741), Francesco Conti (1681-1732), Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Francesco Durante (1684-1755), Antonio Cesti (1623-1669), Ottorino Respighi (1879-1936) et Andrea Falconieri (1585/86-1656). La seule évocation de ces noms suscite notre fébrile impatience comme celle des enfants en attente d’ouvrir leurs cadeaux…

Fort heureusement, l’attente est de courte durée. De la porte du cloître, à notre gauche, émane le son du théorbe dans le registre du petit jeu. Jonas Nordberg déploie une douce mélodie. Il entraîne dans son sillage la contralto dramatique qui, séduite par la teneur du discours amoureux, lui adresse le premier bouquet vocal Sebben, crudele […] ti voglio amarBien que cruelle […] je veux t’aimer de Caldara. La voix, posée, s’équilibre entre le registre médium soyeux et le registre aigu aérien. Dans la phrase finale, Nathalie Stutzmann ouvre la cage thoracique afin d’augmenter la pression d’air provoquant un saut dans l’aigu sur fai, voglio. Qualité rare pour une véritable contralto ! Elle fait mentir la théorie qui qualifie la voix de contralto comme sombre, rugueuse et dépourvue d’aptitudes pour les vocalises. La gestion du souffle répond à une certaine sensualité provoquée par la voix de contralto dont l’étendue vocale (ambitus) est enrichie d’un timbre mordoré. L’exécution démontre une technique maîtrisée de son instrument. La contralto campe, par ailleurs, un Giasone fort convaincant (Delizie, contenti che l’alma beateJoie et délices qui ravissez mon âme, extrait d’Il Giasone de Cavalli).
L’extrait de l’Atanaide RV 702, composée par le Prêtre roux, est une étape dans l’ascension vers des sommets interprétatifs tant sur l’horizon instrumental que vocal. Rôle secondaire dans l’opéra, Marziano (un des soupirants de Pulcheria) jouit d’un moment de gloire. Nathalie Stutzmann qui l’incarne, est céleste dans Cor mio che prigion seiMon cœur qui est libéré (Acte III, scène 8), air posé sur les pizzicati des violons en tutti et de la contrebasse. Le violoncelliste Patrick Langot, à l’archet, assure une belle présence par un phrasé bien argumenté. L’ascension émotionnelle est atteinte par cette marche harmonique conduisant au point culminant Ah ! Mio cor, schernito seiAh ! Mon cœur tu es bafoué d’Alcina d’Haendel (Acte II, scène 8). Les pizzicati graves du contrebassiste Pasquale Massaro apportent de la texture au chant. La fabrication du son se place dans la matrice buccale : les consonnes, structurées voire percussives, confèrent aux voyelles une parfaite sonorité. L’homogénéité et la justesse du son se trouvent favorisées par l’articulation des consonnes et des voyelles postérieures placées vers l’avant de la bouche. Nathalie Stutzmann pare son chant d’aigus brillants. Ne tendons-nous pas vers la perfection musicale?
D’autres cimes expressives sont atteintes. L’aria O cessate di piagarmiO cessez de me tourmentez (Pompeo, Acte II) de Scarlatti insuffle rythme et accents au chant consolidé par l’orgue de Camille Delaforge. La harpiste Claire Piganiol témoigne de son jeu délicat et lié (legato) sur Interno all’idol moiTout autour de mon bien-aimé de Cesti. La contralto y porte la voix avec beaucoup d’expressivité: pianissimi, mezzo forte, sforzando (passer du piano au forte avec gradation), crescendo et decrescendo.

Si la voix de Nathalie tutoie les cimes de la perfection, les instrumentistes les approchent avec tout autant de talent. Recrutés avec exigence, ils exaltent les rythmes et soulignent avec intelligence les contrastes. Rompus aux techniques baroques (accords, tempérament, écarts mélodiques, continuo, …), ils usent pleinement et sans réserve de leurs instruments respectifs. L’Allegro de la Sonata a 3 (opus 2, n°3) de Porpora enlace le dialogue effréné des deux violons (Anne Camillo et Thelma Handy). S’entrecroisant, les deux musiciennes brillent d’agilité tout comme le clavecin léger (Camille Delaforge).
A l’image des rayons solaires traversant les vitraux dans un camaïeu de jaune, les cordes se teintent de couleurs « mille feux » dans le Concerto pour corde RV 156 en sol mineur de Vivaldi. La direction musicale est marquée par la sensibilité de l’artiste. Les gestes amples et dynamiques offrent un soutien aux mouvements rapides ripieno.
Nicola Cleary (violon I), Patrick Oliva et Laura Corolla (violons II) et Marco Massera (alto) s’invitent dans le dialogue des deux autres violinistes dans l’introduction du Concerto n° 1 en fa mineur de Durante. Puis le basson, au son ample et envoûtant, de Michele Fattori converse avec le théorbe (Jonas Nordberg). L’orgue positif (Camille Delaforge) sonne de nouveau pour notre plus grand plaisir.
La battue poétique souligne le caractère intimiste de l’Antiche Arie e Danze italiana (jouée andantino), Suite n°3 de Respighi. Les envolées des violons témoignent d’un certain lyrisme. Nous sommes suspendus à leurs archets et aux pizzicati du violoncelle et de la contrebasse.
L’Allegro de la Sinfonia (HWV 338) d’Haendel est majestueux de virtuosité. La dextérité des archets (violons, alto, violoncelle, contrebasse) sert à merveille les passages vertigineux. Malgré la puissance des cordes, le son « poudré » du basson émerge du tourbillon sonore. L’expressivité instrumentale atteint le sommet de l’idéal musical.
La Passacalle n°15 de Falconieri se colore d’une certaine modernité. La battue de Nathalie Stutzmann s’effectue en claquant des doigts. Suivant l’impulsion « swinguée », les instrumentistes répondent avec entrain. Anne Camillo et Thelma Handy développent, chacune à leur tour, cette danse libérée du rythme. Et elles trouvent écho dans l’accompagnement de l’alto, du théorbe, du violoncelle et du clavecin.

Face à une telle prestation instrumentale et vocale, une nuée d’applaudissements saluent les artistes d’Orfeo 55 pendant de longues minutes. Les artistes, touchés par les ovations et les rappels, offrent un bis qui est des plus surprenants et bouleversants : Plaisir d’Amour. Cette chanson (romance) est extraite de la nouvelle de Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794), Célestine, écrite en 1784. La romance a été mise en musique, la même année, par (1741-1816), connue sous le titre de La Romance du Chevrier. Les instrumentistes langoureux et la voix suave de Nathalie Stutzmann nous émeuvent. Des « bravos », des « mercis » les acclament une nouvelle fois. En second bis, les artistes portent leur choix sur Che fiero costume de Giovanni Legrenzi (1626-1690), à la manière d’une tarentelle au rythme animé. Nous nous levons pour les remercier.
Nous avons assisté à une leçon de générosité et de partage où la voix unique de la contralto Nathalie Stutzmann et l’excellence des musiciens ont parfaitement brillé sous les lumières de l’inaccessible perfection…



Publié le 15 juin 2018 par Jean-Stéphane SOURD DURAND