Rivals - ActeSix
© Eric Lambert : l'ensemble ActeSix Afficher les détails Masquer les détails Date: Le 22 août 2024
Lieu: Chapelle de l’Académie Musicale de Liesse – Précigné. Concert donné dans le cadre du 64ème Festival de Musique Baroque de Sablé
Programme
- Benedetto Marcello (1686-1739) : Sonate n° 2 opus 2 en mi mineur
- Antonio Vivaldi (1678-1741) : Sonate n°3 en la mineur RV43
- Benedetto Marcello : Sonate n°1 opus 2 en fa majeur
- Antonio Vivaldi : Sonate n°5 opus 2 en mi mineur RV40
Distribution
- Ensemble ActeSix :
- Samuel Hengebaert, viola da spalla (violoncelle d’épaule)
- Ronan Khalil, clavecin
- Julie Dessaint, viole de gambe
Les riches sonorités d’un instrument inhabituelA l’époque baroque, la forme, les dimensions et la tessitures des instruments à corde frottée de la famille du violon n’était pas encore fixées comme à l’époque actuelle ou elle se résume à quatre instruments : violon, alto, violoncelle et contrebasse, tous dotés de quatre cordes et accordés à la quinte (sauf la contrebasse qui est accordée à la quarte). Ces instruments pouvaient varier en fonction des pays, des villes même parfois, selon les luthiers aussi et selon les désirs des musiciens qui leur commandaient des instruments correspondant à leurs désirs propres. Ainsi, aux côtés du violon dont les cotes et la forme actuelles ont été fixées par le luthier Andrea Amati au XVIe siècle, on retrouvait le tenore viola (violon ténor possédant une tessiture le situant entre le violoncelle et l’alto), l’alto viola (violon alto actuel), la pochette, violon de forme oblongue utilisé par les maîtres de danse, le quinton, alto doté de cinq cordes au lieu des quatre habituelles, la viola pomposa et le violino pomposo dotés de cinq cordes, dont les dimensions pouvaient varier et se situaient eux aussi entre le violoncelle et l’alto, la quinte de violon dont la tessiture se situait légèrement en dessous de l’alto, la viole d’amour, dotée de sept cordes mélodiques en boyau et de cinq à sept cordes sympathiques en métal (cordes vibrant par résonance, situées en dessous des cordes mélodiques actionnées par l’archet sur le chevalet), et enfin le violone qui est en quelque sorte l’ancêtre de la contrebasse. Liste non exhaustive...
Renaissance d’un instrument disparu
Et il y avait également... la viola da spalla, ou violoncelle d’épaule, un instrument qui a totalement disparu de nos jours puisqu’il ne reste que très peu d’exemplaires d’époque dans quelques rares musées, beaucoup d’instruments ayant hélas été « retaillés » afin d’être transformés en altos. C’est Sigiswald Kuijken, violoniste belge, pionnier de l’interprétation de la musique baroque dite historiquement informée et complice de toujours du claveciniste Gustav Leonhardt, qui a recréé cet instrument qui a connu ses heures fastes au XVIIe siècle. Les travaux de recherche de musicologues, de luthiers et de musiciens, se basant sur les instruments détenus dans quelques musées (Innsbruck, Bruxelles et Leipzig détiennent chacun un exemplaire authentique non modifié), sur des documents d’époque ainsi que sur l’iconographie, ont permis de faire renaître cet instrument qui ressemble à un petit violoncelle joué comme à la manière d’un violon avec une bandoulière autour du cou. La viola da spalla dont la position de jeu permet une meilleure virtuosité que lorsque l’instrument est placé verticalement entre les jambes du musicien fut utilisée dès le début du XVIIe siècle en Italie, principalement à Venise, mais en Allemagne aussi ou elle a perduré jusqu’à la fin du XVIIIe siècle avec notamment Jean-Sébastien Bach dont la Suite n°VI fut selon toute vraisemblance écrite pour cet instrument. Enfin, sa tessiture est celle du violoncelle, plus précisément du violoncelle piccolo qui dispose également d’une cinquième corde qui lui confère une tessiture plus étendue dans les aigus. Il est donc accordé, à partant de la corde la plus grave do, sol, ré, la et mi, les quatre dernières cordes correspondant à l’accord du violon un octave en dessous.
Disparu vers le milieu du XVIIIe siècle, la viola da spalla réapparaît donc presque trois siècles plus tard sous l’impulsion de quelques musiciens s’intéressant à l’histoire de cet instrument quelque peu insolite. On peut citer Lambert Smit à qui l’on doit la renaissance de l’instrument après un important travail de recherches (voir l’article), le violoniste Sigiswald Kuijken, cité précédemment, mais également le violoniste Sergey Malov ainsi que l’altiste Samuel Hengebaert. Formé aux Conservatoires Supérieurs de Musique de Lyon et de Paris, il se prend de passion pour cet instrument suite à sa rencontre avec Sigiswald Kuijken et joue désormais sur une reproduction d’un instrument d’époque, fabriqué spécialement à sa demande par le luthier vendéen Jean-Paul Boury.
Rivalité vénitienne
Rivals, tel était l’intitulé du concert proposé ce jeudi 22 août 2024 par le Festival de Musique Baroque de Sablé. Le concert était donné dans la chapelle néo-gothique de l’Académie Musicale de Liesse (voir le site de l’Académie) à Précigné par l’ensemble ActeSix (voir son site) composé de Samuel Hengebaert, accompagné par le claveciniste Ronan Khalil et la violiste Julie Dessaint. Rivals, pourquoi ce titre surprenant ? A l’instar de la rivalité (supposée car relevant en grande partie de la légende) entre Wolfgang Amadeus Mozart et Antonio Salieri, le programme se compose d’œuvres de deux compositeurs vénitiens qui furent réellement rivaux en leur temps. Et cette rivalité n’était pas que supposée... Benedetto Marcello (1686-1739), issu de la haute aristocratie vénitienne et Antonio Vivaldi (1678-1741), prêtre et fils d’un tailleur ne s’appréciaient particulièrement. La différence de notoriété, de classe sociale d’origine aussi, ont été très certainement de nature à susciter quelques inimitiés. Et le pamphlet satirique intitulé Il teatro alla moda (Le théâtre à la mode) dans lequel son auteur qui n’était autre que Marcello, publie sous le pseudonyme d'Aldiviva une critique des plus acerbes sur le milieu de l’opera seria italien du début du XVIIIe siècle n’a pas spécialement contribué à arranger les choses ! La cible principale était de toute évidence Antonio Vivaldi dont les musiques y étaient qualifiées de stéréotypées, les intrigues de ses opéras insipides et leurs décors vulgaires. Étaient également dénoncées la vénalité des compositeurs, la vanité des chanteurs, la cupidité des impresarios, la médiocrité des musiciens... Il teatro alla moda passe au crible sur fond de jalousie sur un ton à la fois humoristique et acerbe les travers réels et supposés du monde de l’opéra de l’époque. Et sur la couverture figurait une caricature des trois personnages clefs de l’opéra vénitien : sur une barque – pour rappeler l’ancienne profession de l’impresario Modotto représenté en train de ramer, un ours portant perruque qui n’était autre que l’autre impresario Orsatto, et à l’arrière un petit ange jouant du violon coiffé d’un chapeau de prêtre qui n’était autre que Vivaldi !
Page de garde du Teatro alla moda
Quatre sonates étaient inscrites au programme de ce concert inédit, toutes écrites pour le violoncelle à l’origine, mais qui ont été sans le moindre doute pu être jouées à l’époque sur le violoncelle d’épaule qui était très en vogue dans la cité de Venise. Deux sonates de Benedetto Marcello et deux d’Antonio Vivaldi, pour une juste répartition entre les deux compositeurs afin de ne pas raviver une rivalité post mortem !
Une riche sonorité
Dès les premières mesures de la seconde sonate en mi mineur de l’opus 2 de Marcello, on découvre d’emblée un instrument à la sonorité riche et chaude, plus douce et moins puissante que le violoncelle. La viola da spalla produit un son réellement étonnant, rappelant un peu un alto qui descendrait dans les graves, avec un son plus ample ! Ces sonates comprennent des doigtés réputés inconfortables pour un violoncelle doté de quatre cordes, ce qui s’explique très bien : en effet, Marcello utilisait lui même un violoncelle à cinq cordes avec une corde de mi ajoutée dans les aigus… exactement comme la viola da spalla de Samuel Hengebaert ! Un indice tendant à corroborer le fait que ces sonates ont bien été jouées à leur époque sur cet instrument. Mais on pourra également remarquer au fil du concert que les œuvres choisies utilisent fréquemment la tessiture haute de l’instrument, ce qui constitue un indice supplémentaire de l’utilisation de l’instrument pour jouer ces pièces. Après un premier Adagio empreint de gravité, l’Allegro qui suit permet de réaliser que la position de la main gauche facilite visiblement la virtuosité. Quoiqu’il en soit, cette sonate témoigne d’une belle maîtrise d’écriture de la part d’un compositeur qui a beaucoup moins produit que son rival Vivaldi. Sa musique du plus grand intérêt est plus introvertie, moins flamboyante, mais elle soutient assurément la comparaison avec celle du Prete Rosso. On retrouve dans le programme une seconde sonate de Marcello, la sonate n°1 opus 2 en fa majeur, et entendre ces œuvres jouées comme elles l’étaient à l’époque ou elles ont été composées reste une très belle découverte. Il convient de noter que les six sonates de Benedetto Marcello comptent parmi les œuvres maîtresses du répertoire pour violoncelle et basse continue, mais sont souvent hélas interprétées sur instruments modernes accompagnées d’un piano...
Samuel Hengebaert et sa viola da spalla © Eric Lambert
Deux œuvres majeures dédiées au violoncelle
Vivaldi, compositeur très prolifique, fut l’un des tous premiers à donner au violoncelle ses lettres de noblesse en confiant à l’instrument des rôles de soliste dans des sonates mais aussi dans nombre de concertos. La raison provient très certainement de l’intérêt lié à la tessiture grave et sombre d’un instrument qui était de surcroît assez nouveau à l’époque, mais on ne peut exclure que quelques jolies pensionnaires violoncellistes de l’Ospedale della Pietà à Venise aient pu également susciter son inspiration. Antonio Vivaldi laisse à la postérité pas moins de vingt sept concertos pour violoncelle et au moins neuf sonates avec basse continue, mais il demeure très probable qu’une partie ait été perdue car trois recueils de manuscrits seulement ont survécu de nos jours, ainsi que les six sonates publiées à Paris en 1740 dans un recueil sans numéro d'opus (répertoriées désormais sous l'Opus 14). Ces neuf sonates pour violoncelle et basse continue comptent parmi ce que Vivaldi a produit de meilleur en musique de chambre.
Les deux sonates de Vivaldi présentées durant ce concert ont été choisies pour leur tessiture relativement haute, suggérant d’évidence la cinquième corde de mi qui permet d’évoluer plus aisément dans les notes aiguës. Dans la sonate n°5 de l’opus 2 en mi mineur RV 40, il est aisé de remarquer que le registre grave du violoncelle est manifestement sous exploité, particulièrement dans les deux Largo du premier et troisième mouvement d’une grande intensité dramatique. Les cinéphiles auront sans doute relevé que le second Largo figurait parmi les musiques du film de Stanley Kubrik Barry Lindon (dans une interprétation très romantique...). Cette sonate n°5 compte parmi les plus belles pages que Vivaldi a composé pour le violoncelle. La sonate n°3 en la mineur RV43, écrite elle aussi en quatre mouvements, témoigne de l’immense talent d’un compositeur toujours très inspiré, mêlant savamment lyrisme et virtuosité. Samuel Hengebaert a offert au public du Festival de Sablé une lecture à la fois intéressante et originale de ces deux sonates, grâce à un instrument disposant indéniablement d’une belle palette sonore, soutenu par un continuo irréprochable. Pas de doute, le violoncelle d’épaule ne se résume pas à une simple curiosité, sa renaissance permet de revisiter un répertoire dans lequel il retrouve la place qui est la sienne dans des œuvres qui ont été imaginées à son intention !
Mais Samuel Hengebaert ne s’arrêtera pas en si bon chemin… Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’assister à ce beau concert, patience ! Un enregistrement est actuellement en cours de finalisation, avec le même programme. Il devrait paraître en début d’année 2025.
Publié le 06 sept. 2024 par Eric Lambert