Rodelinda - Haendel

Rodelinda - Haendel ©
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Avec des yeux d’enfant

Après la prolixe année 1724 qui avait connu la création successive de Giulio Cesare (le 20 février) et de Tamerlano (le 31 octobre), Haendel livre en ce début d’année 1725 une nouvel opéra qui compte parmi les meilleurs de sa riche production. Rodelinda, regina de’Longobardi renoue quelque peu avec l’histoire médiévale italienne, qui avait inspiré en 1723 Ottone, re di Germania, et Flavio, re de’Longobardi. Le librettiste Niccolò Francesco Haym a encore probablement cette dernière intrigue bien en tête, puisque l’enfant de Rodelinda, personnage central (et muet) de l’intrigue se prénomme… Flavio. La source la plus directe du livret est toutefois à chercher dans l’adaptation par Antonio Salvi d’une tragédie de Pierre Corneille datée de 1651 : Pertharite, Roi des Lombards. Ce premier livret avait été mis en musique en 1710 par Giacomo Antonio Perti. La reprise de livrets antérieurs était, on le sait, une pratique courante de l’opera seria ; elle offrait l’avantage de pouvoir livrer rapidement un texte à un compositeur. Au passage Haym se livre à un travail d’épuration qui donne davantage de force et de cohérence à l’intrigue, réduite à sept personnages (six chanteurs seulement, puisque le rôle de l’enfant est muet) qui jouent tous un rôle de premier plan dans l’action, et sont mûs par des ressorts dramatiques assez crédibles.

La mise en scène de Jean Bellorini s’empare totalement du rôle central de cet enfant muet pour nous proposer une lecture audacieuse et séduisante de l’œuvre. Durant l’ouverture le rideau de scène porte une inscription (Mon papa est parti) ; des photos projetées du jeune enfant nous suggèrent que l’action à laquelle nous allons assister est vue par l’enfant, n’est peut-être qu’un rêve, ou un violent flash-back avant une mort prochaine… Au spectateur de choisir. Cet angle de lecture ressurgit lors des moments clés de l’action, suggéré par quelques artifices plutôt convaincants, comme le petit train qui défile assez régulièrement sur scène, ou l’usage de masques et de marionnettes. L’affrontement final est ainsi figuré à travers un combat de marionnettes. Cette proposition scénique colle de près à l’intrigue ; plus encore, elle en décuple la force dramatique.

Les décors de Jean Bellorini et Véronique Chazal s’appuient sur des parois coulissantes, qui figurent des intérieurs plutôt typés XIXème siècle, peut-être parce que cette période a remis à l’honneur le Moyen Age. Pour souligner certains airs les solistes se placent dans un encadrement de tubes fluorescents tombé des cintres, entourés par les autres personnages masqués. Dans une allusion très baroque, ce songe est aussi un spectacle dans le spectacle. Les costumes de Macha Makeïeff sont amples comme des costumes médiévaux mais plutôt intemporels : le songe a besoin d’à-peu-près, il est l’ennemi d’une trop grande précision… Décors et costumes sont reliés de près aux rebondissements de l’action, dans un ensemble flatteur pour la vue.

Côté voix, Jeanine de Bique affiche dans le rôle-titre un timbre chaud très cuivré, qui donne de l’étoffe à cette mère qui se refuse à épouser l’assassin de son mari et offre son enfant en sacrifice. Si sa diction n’est pas toujours très compréhensible (surtout en première partie du spectacle), son émission franche, ses ornements aisés emportent l’enthousiasme du public dès son premier air (L’empio rigor del fato). La reprise de l’air Ombre, piante où elle donne la réplique à un traverso suave, est particulièrement réussie. Les redoutables ornements en cascade du Morrai, si coulent sans peine, dans un déchaînement intrépide. Retenons aussi la force du dégoût dans le Spietati (au second acte), et la déchirante émotion du Se il mio duol (au troisième acte), moment de grâce suspendue soutenu par un orchestre volubile et ondoyant. Mais c’est évidemment le grand moment du duo avec Bertarido (Io t’abbraccio, au final du second acte) qui a le plus marqué notre souvenir, instant d’émotion magique aux longs aigus filés échangés entre la soprano et le contre-ténor, superbement portés par l’orchestre.

Avery Amereau prête sa voix de contralto à l’ambitieuse Eduige. Son timbre très sombre, au phrasé souple et stylé, donne de l’épaisseur à ce rôle aux interventions peu nombreuses mais décisives. Au début de l’acte II, son air De miei schermi s’achève dans un brillant panache d’ornements. Nous retiendrons également son apparition peu avant le final, vêtue de pantalons bouffants et armée d’une dague d’acier qu’elle fait luire sous les projecteurs, et ses impressionnants effets dans les graves pour le Quanto più fiera tempesta. Outre l’expressivité vocale, elle maîtrise très bien sa gestuelle, y compris dans les difficiles morceaux de bravoure.

Du côté masculin on attendait évidemment avec impatience les deux contre-ténors à l’affiche, ce qui n’est point si fréquent ! Le Bertarido de l’Anglais Tim Mead nous émeut sans peine aux accents de son infortune, lancés d’un délicat timbre moiré qui rappelle son rang royal. L’évocation de son existence passée (Dove sei) s’étire en de longs ornements alanguis, qui lui attirent de justes applaudissements. L’air final du premier acte (Confusa si miri) est au contraire animé d’attaques mordantes qui s’achèvent sur d’étourdissants aigus, eux aussi récompensés. Au second acte, le Con rauco mormorio joue à nouveau sur l’émotion retenue, dans un échange très poétique avec le traverso. Il s’acquitte enfin avec brio de l’air du troisième acte Vivi, tiranno, numéro de bravoure dont il dévale les ornements avec une remarquable virtuosité, posté sur le devant de la scène. Là aussi, succès garanti !

Compagnon d’infortune du roi déchu, le brave Unulfo est incarné par le jeune Polonais Jakub Józef Orliński. Celui-ci n’hésite pas à nous rappeler sa formation de danseur, parsemant ses interventions de pas de danse ou de pantomines librement inspirés de l’action en cours. Son timbre développe une épaisseur qu’on ne lui connaissait pas forcément jusqu’ici, et qui renforce opportunément son personnage. Après un Sono i colpi très convaincant au premier acte, il régale nos oreilles d’un stupéfiant Fra tempeste au second acte, où il semble se jouer avec délice de la difficulté. On retiendra encore la grâce charmeuse de Un Zeffiretto, qui ouvre brillamment le troisième acte sur d’étourdissants aigus, et s’achève sur d’harmonieux pas de danse.

Les deux autres rôles masculins sont tout aussi vaillamment défendus. Couleurs sombres dans la voix, le ténor Benjamin Hulett (Grimoaldo) tire de son riche médium toute son expressivité dramatique, d’autant que le timbre est projeté avec énergie. Au second acte son Prigioniera constitue un autre passage enchanteur de cette production, avec un timbre à l’éclat lumineux qui se développe sur une ligne de chant d’une remarquable fluidité. Retenons aussi le Tuo drudo e mio rivale, impressionnant numéro d’abattage vaillamment troussé, de même que le Tra sospetti (au troisième acte). Son dernier air (Pastorello) est lui empreint d’une aimable douceur nostalgique, qui met à nouveau en valeur son phrasé. La basse italienne Andrea Mastroni prête sa projection tonnante à Garibaldo, « méchant » le plus odieux de cette intrigue. Chacune des ses (rares) apparitions brûle les planches, ses accents emplissent la salle et font trembler le spectateur. Il s’acquitte avec brio de ses deux airs Di Cupido (premier acte) et Tirannia (second acte).

Les qualités sonores du Concert d’Astrée ne constituent pas vraiment une découverte, tant cette formation s’est illustrée dans le répertorie baroque depuis plus d’une décennie. On a toutefois le sentiment qu’Emmanuelle Haïm vient de lui faire franchir une nouvelle étape, tant il a multiplié les moments enchanteurs au cours de cette soirée. Le continuo (qui accueille un luth) est richement nourri, les accords très tuilés dans une ligne générale particulièrement fluide mais au relief affirmé. Les vents sont très présents, en particulier le traverso de Jacques-Antoine Bresch dans ses brillants échanges avec les solistes, ou les flûtes à bec qui s’épanchent avec Rodelinda dans l’émouvant Se il moi duol. Toutes ces interventions, ajustées au millimètre, brillent par leur fraîcheur et leur spontanéité.

Pour les amateurs qui n’auront pas pu assister à cette belle production, mentionnons qu’elle a été enregistrée. Elle est disponible sur le site CultureBox (culturebox.francetvinfo.fr) pendant les six prochains mois ; un DVD est également prévu, à paraître chez Universal. Une version de concert sera également donnée, dans une distribution légèrement différente, au Théâtre des Champs-Elysées le 10 décembre prochain.



Publié le 27 oct. 2018 par Bruno Maury