Rodelinda - Haendel

Rodelinda - Haendel ©
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Mon cœur est plus grand que mon destin

Rodelinda, dramma per musica HWV19 a été créée le 13 février 1725 et succède à Tamerlano et Giulio Cesare de l'année précédente, deux magnifiques chefs-d’œuvre. Disons-le d'emblée, Rodelinda bien que moins connue, n'a pas à rougir d'un tel voisinage et fait partie des plus belles créations du Caro Sassone. La mode à Londres est alors au Moyen-âge et tout particulièrement aux temps obscurs du Haut Moyen-âge. La lutte du guerrier germain Arminius contre l'envahisseur romain était le sujet d'Arminio. Lotario, à la suite d'Ottone avait traité de la naissance du Saint Empire romain germanique. Rodelinda et Flavio relatent un épisode agité de l'histoire des souverains de Lombardie.

Le livret de Rodelinda est l’œuvre de Francesco Nicola Haym, adapté à partir d'un texte de Paul Diacre (moine bénédictin du huitième siècle, auteur d'une Histoire des Lombards), passé entre les mains de Pierre Corneille (la tragédie Pertharite) puis d'Antonio Salvi. Le dessein de Haendel, aidé en cela par Haym, était d'augmenter l'efficacité dramatique du livret en condensant l'action autour de trois personnages : Rodelinda, reine des Lombards, son bien-aimé Bertarido, roi légitime et l'usurpateur Grimoaldo.

Grimoaldo, à l'issue d'un coup de force, s'empare du pouvoir et du palais royal de Milan en Lombardie tandis que le roi légitime Bertarido est laissé pour mort. La reine Rodelinda, veuve de Bertarido est courtisée par Grimoaldo qui voudrait asseoir la légitimité de son règne en s'unissant à la veuve du roi défunt. Aidé par le traître Garibaldo, il menace Rodelinda de tuer son fils Flavio, héritier du trône, si elle persiste dans son refus de l'épouser. Mais Bertarido a feint d'être mort, revient sous une fausse identité de Hun pour observer la situation et constate avec désespoir que son épouse adorée est devenue infidèle en cédant, semble-t-il, aux menaces de son rival. En fait Rodelinda use d'un stratagème, elle sera l'épouse de Grimoaldo à condition que ce dernier accepte de perdre sa gloire en sacrifiant son fils. Grimoaldo hésite devant l'énormité du crime qu'on lui demande et le doute s'insinue en lui. C'est alors que Bertarido, reconnu par Unulfo, son fidèle vassal et ami, dévoile son identité. Condamné à mort par Grimoaldo, il sauve cependant la vie de ce dernier en détournant le poignard des mains du traître Garibaldo qui, profitant de la situation, voulait s'emparer du trône. Grimoaldo, reconnaissant la noblesse du caractère de Bertarido, renonce à Rodelinda, épouse finalement Eduige, sœur de Bertarido et laisse le trône de Lombardie libre. Rodelinda dont la fidélité et la constance sont enfin reconnus de tous, a largement mérité que Bertarido lui accorde sa confiance ainsi que la couronne.

Cette intrigue resserrée devenait facilement compréhensible aux spectateurs de l'époque qui étaient sensibles aux sentiments des protagonistes, la fidélité et la constance de Rodelinda, la grandeur d'âme du souverain légitime, capable de pardonner à son pire ennemi et le repentir de l'usurpateur félon. La musique inspirée de Haendel et le talent des chanteurs firent le reste pour assurer à l’œuvre un des plus beaux succès de la carrière de Haendel.

Il n'est pas possible de revenir ici sur la carrière moderne de cet opéra (voir le dossier sur le site Opéra Baroque). On pourra se référer aux représentations les plus récentes comme la version de concert à l'Opéra royal de Versailles en 2017 et la remarquable production de l'Opéra de Lille en co-production avec le Théâtre de Caen avec une mise en scène d'une beauté stupéfiante, propre à mettre en valeur et même exalter la superbe musique de Haendel. La version de concert qui nous fut proposée ce 10 décembre était forcément moins explicite mais la qualité des chanteuses et chanteurs qui étaient ceux de la production de Lille, mis à part les tenants des rôles d'Unulfo et de Eduige, ont permis d'assister à un concert de grande qualité.

Aucun temps mort dans Rodelinda, tous les airs sont intéressants, surtout aux actes II et III et il est difficile de dégager les plus remarquables. Plus que jamais Haendel use des formules stéréotypées de l'opéra seria pour exprimer les affects. Nombreux sont les arie di furore, di disperazione, di gelosia et surtout di paragone (comparaison, métaphore). L'air bouleversant de Bertarido, Dove sei, amato bene (Où es-tu mon amour), avec son accompagnement orchestral où les altos répondant aux violons, forment un contrepoint enchanteur à la voix du roi déchu. La déploration de Rodelinda sur la tombe présumée de son époux, Ombre, piante, urne funeste (Ombres, pleurs et urnes funestes) tire une partie de son émotion d'un bel accompagnement de traverso.

A l'acte II, dans l'aria di paragone d'une grande suavité, Prigioniera, ho l'alma in pena, Grimoaldo compare son âme à un captif qui aime la chaîne qui le retient prisonnier. Ma si bella è la catena (Mais si belle est la chaîne) ! La tyrannie et la cruauté sont les deux piliers de la morale de Garibaldo, le félon, résumée dans l'aria, Tirannia gli diede il regno (La tyrannie lui donna le royaume, la cruauté le lui conservera). Dans l'aria di paragone de Bertarido, Scacciata dal suo nido, le roi déchu se compare à l'hirondelle chassée du nid qui trouve sa situation supportable si sa tendre amie l'accompagne dans son exil. C'est une délicieuse Sicilienne richement orchestrée avec les altos qui répondent aux violons, tandis que le traverso et les deux flûtes à bec dialoguent avec la voix. Et on arrive au sommet incontesté de l'opéra, le merveilleux duetto de Bertarido et Rodelinda, Io t'abbraccio, chef d’œuvre vocal et instrumental. Tandis que les basses scandent un rythme de marche funèbre, et que les deux époux, unis dans la mort, font entendre leur lamento déchirant, les violons chantent un thème d'une intensité extraordinaire dans lequel je crois entendre la voix de Grimoaldo, tourmenté par le remords.

Le remords, le repentir, les peurs, les sentiments, s'agitent dans le cœur de ce dernier dans l'aria impressionnante, Tra sospetti, affetti et timori, introduit par un orchestre survolté qui fait bien plus qu'accompagner car il pourrait incarner l'âme damnée de Garibaldo en l’occurrence. Le lamento de Rodelinda accompagné de flûtes à bec, Se 'l mio duol non è si forte, est un autre sommet expressif de l'opéra. Enfin Bertarido laisse éclater sa fureur dans l'aria, Vivi tiranno, avec hautbois obligé mais y délivre aussi sa morale, le pardon car son cœur est plus grand que son destin. Cet air brillantissime me semble être tiré d'une œuvre plus ancienne, peut-être l'oratorio Il trionfo del tempo e del disinganno.

Jeannine De Bique (soprano) incarnait le rôle titre. La voix, corpulente et dramatique, un timbre aux mille couleurs, un chant nourri d'un legato harmonieux, une intonation parfaite, des suraigus pianissimo impeccables, une tessiture permettant de chanter également de beaux graves dramatiques, venant parfaire un medium d'une grande force expressive, toutes ces vertus furent dignes des prestations de la Cuzzoni dont Charles Burney consigna les qualités dans ses écrits.

Tim Mead (contre-ténor) a donné le meilleur de lui-même dans son interprétation du rôle de Bertarido à la hauteur de celle du valeureux Senesino. Sa ligne de chant avait lundi soir une pureté et une harmonie célestes. D'emblée le chanteur fut bouleversant dans sa première aria, Dove sei amato bene, aria di disperazione où son désespoir fut contenu par une émission d'une grande noblesse. Il triompha également dans les airs plus virtuoses et notamment dans les étourdissantes vocalises de l'aria de l'acte III Vivi tiranno ! avec hautbois obligé.

Tim Mead et Jeanine De Bique, ayant uni leurs voix, obtinrent un triomphe totalement mérité avec le duetto, Io t'abbraccio, sommet de l’œuvre où la beauté des timbres et leur complicité furent enthousiasmants.

Le rôle de Grimoaldo était joué et chanté par Benjamin Hulett. Avec six airs à son actif, ce personnage d'usurpateur saisi par le remords, a un rôle majeur. La voix de ce ténor a une superbe projection et charme par son timbre chaleureux et la qualité de son émission. Il montra l'étendue de ses talents dans un formidable récitatif accompagné suivi de l'aria di paragone bucolique, Pastorello d'un povero armento, où il compare le sommeil calme du pauvre berger à celui agité du monarque fastueux.

Avec Andrea Martoni, basse, on est immédiatement saisi par la projection renversante de sa voix. Il exprima à la perfection la noirceur d'un personnage tyrannique et cruel selon ses propres dires et sut teinter son interprétation d'une dose d'humour bienvenue, notamment en prenant à partie la chef d'orchestre qui ne s'en laissa pas conter. Il fut pour moi la révélation de la soirée.

Dans le rôle d'Eduige, Romina Basso (mezzo-soprano) fit briller d'emblée ses qualités professionnelles dans le redoutable air de l'acte I. Rompue au chant baroque, elle vocalisa avec beaucoup d'assurance et d'art avec une voix au timbre envoûtant. Elle sut varier les reprises de ses airs (da capo) de beaux ornements. Sa posture un peu statique peut être mise au compte de son absence dans les représentations scéniques de Lille et Caen.

Unulfo était interprété par Paul-Antoine Benos-Djian (contre-ténor). Ce dernier a une voix au timbre bien différent de celui de Tim Mead ce qui donnait un relief supplémentaire à la représentation. Il a vocalisé avec beaucoup d'aisance notamment dans la brillante aria di paragone, Fra tempeste funeste a quest’alma, et donné au personnage d'Unulfo une fraîcheur bienvenue. Ce très jeune chanteur me semble avoir un grand potentiel. Pour son comportement scénique, la même remarque que pour Romina Basso peut être faite.

Dans cette version de concert, l'orchestre, au lieu d'être dans la fosse, se trouvait sur scène ce qui lui permettait évidemment d'être visible par les spectateurs et entraînait une interaction plus étroite avec les chanteurs. L'orchestre du Concert d'Astrée, emmené par Emmanuelle Haïm, a montré des qualités remarquables dès la sinfonia qui ouvre l’œuvre : somptueuse sonorité d'ensemble dans l'ouverture à la française, précision des attaques lors du fugato, élégance du tempo di minuetto final. Par la suite l'orchestre n'a pas seulement accompagné mais s'est comporté à de nombreuses reprises comme un protagoniste à part entière notamment dans le fameux Io t'abbraccio . On a pu aussi apprécier l'excellente qualité des instrumentistes, l'homogénéité des violons, le son charmeur des altos, la virtuosité du premier violoncelle, le beau son mordant des hautbois baroques, relayés par deux douces flûtes à bec dans les scènes pastorales, l'efficacité du continuo avec deux clavecins, une basse d'archet et un magnifique luth.



Publié le 15 déc. 2018 par Pierre Benvéniste