Rodelinda - Haendel

Rodelinda - Haendel ©Jean-Pierre Maurin
Afficher les détails
Un palpitant conflit familial

Le hasard de la programmation des salles lyriques françaises nous offre, à quelques semaines d’intervalle, deux productions du Rodelinda de Haendel. Après la brillante production de Lille, reprise en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées, l’Opéra de Lyon propose à son tour cette œuvre majeure de la production haendélienne, dans une mise en scène créée pour le Teatro Real de Madrid en 2017. Concernant les sources et l’intrigue de cet opéra nous ne nous attarderons pas davantage, en renvoyant vers les chroniques précédentes parues dans ces colonnes. Mentionnant toutefois l’accent mis ici sur le lien avec la tragédie de Pierre Corneille (Pertharite, Roi des Lombards) créée en 1651. Le livret distribué à l’occasion de la représentation nous en offre d’ailleurs deux extraits (la première scène de l’acte I, et le dénouement de la scène V de l’acte V) qui permettent de juger de la qualité littéraire de cette pièce, plutôt mal accueillie (semble-t-il à cause de la relative invraisemblance du livret), et dont la postérité doit essentiellement à l’adaptation inspirée du librettiste Niccolò Francesco Haym pour le Caro Sassone.

La vision proposée par Claus Guth est en définitive assez parallèle à celle proposée par Jean Bellorini à Lille, mais avec une différence de taille : le jeune Flavio, fils de Rodelinda et de Bertarido, y est non un simple spectateur de l’intrigue mais un véritable protagoniste de l’action. Et son rôle muet, appuyé sur sa seule expressivité gestuelle, le propulse au rang de personnage central, face à des chanteurs qui s’affrontent régulièrement, et dans toute la convention de l’opera seria, autour d’un escalier qui projette dans l’espace leurs interactions lors des moments forts de l’action. Ce rôle central repose sur l’acteur colombien Fabián Augusto Gómez Bohórquez, dont la petite taille s’avère un atout pour lui donner de la crédibilité dans un physique d’adolescent en culottes courtes, tiraillé par des fantômes (ceux des protagonistes, incarnés par les danseurs de l’Opéra de Lyon, qui le poursuivent sans cesse, dotés de masques effrayants). Soulignons son exceptionnelle implication dans le déroulé de l’action, qui confère un sens profond à cette vision voulue par Claus Guth mais fait aussi écho à l’engagement marqué de l’acteur en faveur des droits des enfants dans le monde. Son face à face final avec tous les masques qui l’ont persécuté, tandis que retentissent les échos du lieto finale du livret, suggère assez que cet enfant restera à jamais marqué par les drames qu’il a vécus : disparition puis réapparition de son père, offert en sacrifice par sa propre mère qui provoque Grimoaldo dans un marché scélérat et désespéré.

Les décors de Christian Schmidt nous suggèrent d’ailleurs que cette intrigue historique est peut-être avant tout un drame bourgeois et familial, comme il peut en arriver dans tant de familles. Le plateau tournant nous offre trois visions d’une maison victorienne : les appartements, sur deux étages, chambre de Rodelinda en haut et séjour en bas, avec leur couloir d’accès ; la façade bien ordonnée, qui abrite une stèle à la mémoire de Bertarido disparu ; et le grand escalier, entouré de deux surplombs, lieu central des affrontements et des réconciliations. Les lumières de Joachim Klein se reflètent largement dans cet intérieur blanc, tandis que les passages nocturnes accueillent les vidéos sobres et plutôt réussies d’Andi Müller. Les costumes font eux aussi plutôt référence au XIXème siècle, surtout pour les hommes, vêtus de longues capes noires ou sanglés comme Unulfo dans un strict habit militaire. Pour les femmes on hésite entre l’élégance intemporelle d’une Rodelinda en grande robe blanche (celle de son mariage prévu avec Grimoaldo) et celle, plus années 1950, d’une Eduige vampire, moulée dans sa robe de voile noir et jugée sur de hauts talons. L’ensemble est plaisant à l’œil, et fonctionne de manière cohérente avec la psychologie prêtée à chacun par le livret.

Sabina Puértolas campe une Rodelinda aristocratique et déterminée. Les éclats cristallins de son timbre repoussent avec mépris les tentatives de Grimoaldo, dont elle rejette dès l’abord le bouquet de roses rouges qu’il lui tend (L’empio rigor del fato). La voix est ferme, bien projetée, la diction claire et les aigus superbes. L’affrontement se déplacera ensuite dans l’escalier (scène 8), pour un Morrai, si jubilatoire, où elle bloque la tête de Grimoaldo dans les balustres de la rampe tandis que les ornements fusent en cascade. A l’acte II elle clame à nouveau son refus devant la table préparée pour le banquet nuptial, dans un Spietati brillamment enlevé qui s’achève dans un fracas de verres et lui vaudra de justes applaudissements. Mais la tigresse sait aussi nous émouvoir : vêtue de noire et cachée derrière d’épaisses lunettes noires, la veuve éplorée chante devant la stèle consacre à son époux disparu un délicat Ombre, piante. Apprenant au second acte que son époux n’est pas mort, elle appelle son retour à travers de magnifiques aigus perlés (Ritorna, o caro) qui ponctuent un élégant phrasé. Et le duo avec Bertarido Io t’abbraccio (final du second acte) est particulièrement réussi, à la fois sur le plan vocal mais aussi au plan scénique, les deux époux étant disposés sur chacun des surplombs qui entourent l’escalier central et ainsi séparés sans espoir.

Avery Amereau nous avait déjà régalé à Lille dans le rôle de l’ambitieuse Eduige. Son air du début du second acte, De miei schermi, donne lieu à un impayable numéro, dans lequel elle piétine littéralement la pauvre Rodelinda, puis l’affronte dans un duel d’éventails parfaitement comique, et récompensé par de chaleureux applaudissements ! Ses graves cuivrés donnent du poids à sa colère, mais aussi à son remord lorsqu’elle décide au troisième acte de sauver son frère Bertarido.

La production de Lyon aligne également deux contre-ténors à l’affiche, et même trois puisque le rôle de Bertarido a été chanté dans une première série de représentations par Laurence Zazzo. Nous avions pour notre part choisi d’aller écouter Xavier Sabata dans le rôle. Au plan physique le chanteur est quelque peu méconnaissable, sans sa barbe habituelle et doté d’une épaisse perruque brune. Mais nous retrouvons avec plaisir ses qualités d’acteur et la maîtrise vocale de son médium chaleureux et expressif. Avec son expressivité à fleur de peau il nous attendrit sans peine sur le sort du roi déchu, que l’usurpateur veut priver de son épouse et de son fils. L’émotion est présente à chacune de ses apparitions, soutenue par un phrasé impeccable : la tristesse infinie de son Dove sei ; son ironique désarroi (Confusa si miri) devant la table du banquet nuptial, autour de laquelle Rodelinda, Grimoaldo et Flavio échangent complaisamment des selfies ( scène finale particulièrement réussie de l’acte I) ; le triste lamento Con rauco mormorio plein de poésie. Les ornements y sont généralement mesurés mais toujours d’une grande souplesse, le panache royal surgissant dans l’air du troisième acte Vivi, tiranno. Second contre-ténor de la distribution, Christopher Ainslie (Unulfo) manque un peu d’épaisseur et de projection dans l’air du premier acte Sono i colpi. Il gagne en assurance dans le Fra tempeste du second acte, pour finalement nous gratifier d’un charmant Zeffiretto au troisième acte. Soulignons au passage son expressivité gestuelle dans les nombreux passages où il assiste Grimoaldo en vassal muet.

Krystian Adam incarne un Grimoaldo tiraillé entre passion, raison et pouvoir, éminemment humain en définitive. De son timbre ample de ténor aux accents généreux il rassure sans peine Garibaldo inquiet des menaces de Rodelinda (Si per te). Le phrasé délicat, les ornements alanguis du Prigioniera (second acte) et du Pastorello (troisième acte) traduisent à la perfection le caractère enchanteur de ces airs, et lui valent des applaudissements mérités. Dans les passage de bravoure, comme les vaillantes attaques du Tuo drudo e mio rivale, ou du Tra sospetti, également récompensés par le public, le timbre demeure à la fois rond et souple. A son aise dans le rôle du cynique Garibaldo, Jean-Sébastien Bou livre à Eduige son absence de morale dans les sonores attaques du Di Cupido (premier acte). Au second acte, c’est à Unulfo qu’il assène son machiavélisme dans un tournoyant Tirannia, au cours duquel il renverse le couvert encore dressé sur la table du banquet nuptial interrompu : effet garanti, et applaudissements assurés !

L’approche musicale de Stefano Montanari à la tête d’un Orchestre de l’Opéra de Lyon en formation baroque s’avère sans surprise assez radicalement différente de celle développée par Emmanuelle Haïm à la tête de son Concert d’Astrée. Elle ne manque toutefois pas d’atouts, proposant une lecture convaincante de la partition : le relief en est fortement dessiné, et un orgue actionné par le maestro lui-même vient enrichir le continuo pour souligner les moments-clés de l’intrigue, ou le départ d’un air. Les vents sont également bien présents, et les différentes couleurs des airs rendues avec vigueur et inspiration, et dans un juste équilibre avec les voix. Aussi ne boudons pas notre plaisir : à quelques semaines d’intervalle, ces deux productions nous ont permis de retrouver sur scène et pour notre plus grand bonheur cette œuvre particulièrement réussie du Caro Sassone.



Publié le 25 déc. 2018 par Bruno Maury