Scarlatti, Ligeti - Taylor

Scarlatti, Ligeti - Taylor ©Jean-Baptiste Millot
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Deux exilés, Scarlatti et Ligeti

Justin Taylor n’est désormais plus un inconnu. À peine naissante il y a encore quelques années, cette étoile est devenue aujourd’hui un grand astre brillant et s’impose dans la belle galaxie des clavecinistes.

Il présente son unique récital pour La Folle Journée de Nantes le 1er février à 16 heures, dans la salle Pérouse de 150 places. L’événement est si couru que lors de notre admission dans la salle in extremis (les journalistes doivent attendre le dernier moment pour savoir si des places sont encore disponibles après que les détenteurs de billets sont tous entrés), le programme imprimé est entièrement épuisé. Nous avons donc pris place sans savoir à l’avance quelles pièces il jouerait ; tout ce que nous savions, c’est qu’il s’agissait d’extraits de son programme Continuum, récemment paru en CD (Alpha).

Vêtu de son habituelle veste de velours bleu foncé, il commence par la Sonate en ré mineur K. 32. Elle porte l’indication Aria. Une sorte de lamento plein de nostalgie avec lequel le jeune claveciniste capte d’emblée l’attention de l’auditoire. Capte ? Non, « saisit ». En effet, il nous saisit, il nous immobilise même avec ces notes simples et dépouillées. Dès les premières mesures, on sent immédiatement qu’on est devant un talent hors pair.

Après cette première pièce, il prend parole pour présenter brièvement son intention : Scarlatti et Ligeti, deux exilés volontaires (lire nos Trois questions à Justin Taylor ci-dessous), se rejoignent dans leur transcendance et dans la variété de leur production. Il continue avec quelques pièces de Scarlatti qu’il a d’ailleurs jouées dans la série Scarlatti 555, l’événement de l’été 2018 au Festival Radio France Occitanie Montpellier. On entend notamment la très belle et apaisante Sonate K. 208 dégageant un exquis parfum de grâce. Puis, il lance la Passacaglia ungharese de Ligeti (1978). L’œuvre est construite sur une formule mélodique obstinée qui traverse toute la pièce, sur lequel se déroulent des variations. C’est donc une véritable passacaille dans sa pure tradition. Des notes qui s’apparentent à des ornements et des intervalles inattendus viennent s’y glisser dans un certain chromatisme. Cette modernité librement déployée dans un cadre ancien est également la signature de Scarlatti. Dans son interprétation, notre claveciniste verse un véritable flot de notes tout en maintenant vigoureusement la pulsation obsessionnelle. Ainsi, sous ses doigts, les passages aux notes rapides évoquent un cours d’eau, parfois torrentiel, et l’accélération de son débit est merveilleusement rendue par une virtuosité méticuleuse qui donnent des vertiges.

Un autre point comment entre ces deux compositeurs est le fait que l’un et l’autre ont choisi de s’installer dans un pays autre que celui de leur naissance. Dans sa deuxième prise de parole juste avant Ligeti pour expliquer l’esprit qui anime cette œuvre, le claveciniste évoque non sans humour l’exil volontaire du professeur de la princesse Maria Barbara : il y a une telle chaleur sur la scène qu’il peut tout à fait ressentir celle qu’aurait connu le compositeur en Espagne !

Encore quelques Sonates de Scarlatti jouées avec une grande fluidité qui transmet la liberté et la modernité du compositeur, et Le claveciniste explique une dernière fois la pièce qu’il s’apprête à jouer : Continuum de Ligeti (1968). Le compositeur hongrois tente de casser la discontinuité sonore de l’instrument qu’impose sa disposition mécanique. Par les trémolos et les trilles continus, il résout en quelque sorte le problème de non-résonance, d’autant que la musique rejoint le minimalisme dont l’une des particularités majeures est la continuité. Ici aussi, la fluidité de l’interprétation est magistrale, la transformation progressive de cellules sonores extrêmement naturelle. De surcroît, Justin Taylor joue par cœur cette œuvre si redoutable pour la mémoire - il interprète d’ailleurs l’ensemble du récital par cœur, ce qui libère certainement son jeu, d’où cette fluidité époustouflante.

Pour terminer son concert, il donne un bis, ce qui est très rare à la Folle Journée (l’enchaînement des concerts est si serré qu’il est demandé aux interprètes de se limiter au programme prévu) : Les barricades mystérieuses de François Couperin. Une excellente façon de clôturer ce récital au cours duquel les frontières, ou les barricades, du temps et des styles devenaient floues, donc mystérieuses !


Trois questions à Justin Taylor

À l’issue de son récital, Justin Taylor nous a brièvement expliqué la conception de son programme Scarlatti / Ligeti.

BaroquiadeS : Quelle est la conception de ce programme ? Avez-vous choisi Scarlatti pour Scarlatti 555 de cet été ?

Justin Taylor : Je l’avais conçu indépendamment de ce grand projet, pour l’enregistrement de mon disque. J’ai voulu jouer ces deux compositeurs qui se sont révélés en dehors de leur pays d’origine : l’Italien Scarlatti en Espagne et au Portugal, et c’est au contact des studios de Cologne puis en France que Ligeti, né en Hongrie, a trouvé son style. Finalement, ce programme collait assez bien au thème du voyage (N.B. Carnet de voyage, thème de la Folle Journée 2019).

BaroquiadeS : C’était donc bien avant la Folle Journée que vous avez déjà eu l’idée de ce programme ?

Justin Taylor : Oui. A vrai dire, j’avais surtout l’envie d’enregistrer Ligeti. C’était le point de départ. Et je cherchais un pendant baroque pour les faire dialoguer. En cherchant les répertoires, j’ai eu l’intuition que Scarlatti tombait juste. Et plus je les jouais, plus je me rendais compte que cela allait vraiment bien ensemble. J’ai compris au fur et à mesure que, par exemple, les accords dans les graves ainsi que beaucoup de notes chez Scarlatti correspondaient à ses recherches sur les nouvelles sonorités que l’on trouve également chez Ligeti, d’une toute autre manière. Ainsi, on constate qu’ils avaient beaucoup de points communs, malgré leurs époques éloignées.

BaroquiadeS : Continuum était-il bien « la » fameuse pièce que vous avez jouée au concours d’entrée au CNSM de Paris ?

Justin Taylor : Ah oui ! (rires) Effectivement ! J’avais pris cela comme pièce de choix, sans savoir qu’il fallait absolument jouer par cœur ! C’est extrêmement difficile de l’apprendre par cœur, cette pièce-là ! Mais j’ai réussi à le faire !



Publié le 25 févr. 2019 par Victoria Okada