Sémiramis - Destouches

Sémiramis - Destouches ©Bertrand Pichène
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Destouches, un précurseur oublié

André Cardinal (1672 - 1749), dit Destouches, est un compositeur baroque français dont la renommée a longtemps pâli au regard de ceux qui l’ont précédé (Lully, 1632 - 1687, ou Campra, 1660 - 1744) ou qui l’ont suivi, comme Rameau (1683 - 1764). Né à Paris, il était le fils d’un riche négociant, ce qui lui a permis de suivre des études assez complètes au collège Louis-le-Grand tenu par les Jésuites. Sa jeunesse est assez aventureuse. En 1688 il accompagne le père Tachard au Siam (actuelle Thaïlande), afin d’escorter le retour des ambassadeurs envoyés auprès de Louis XIV, dont la venue à Versailles avait étonné et ravi courtisans et contemporains, en même temps qu’elle marquait une victoire diplomatique renforçant l’aura internationale du Roi-Soleil. Pour l’époque c’était évidemment un voyage considérable par sa durée et extraordinaire par son dépaysement. De retour en France, il s’engage dans le métier des armes, au sein de la Seconde Compagnie des Mousquetaires du Roi. Il participe aux campagnes de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, et notamment au victorieux siège de Namur (1692), dirigé par Vauban et Boufflers, et auquel assiste Louis XIV en personne. Il restera quelques années encore sous l’habit militaire.

Mais c’est apparemment durant cette période (il a alors un peu plus d’une vingtaine d’années) qu’il se découvre une vocation musicale. Il faut croire qu’il avait un talent précoce (peut-être aussi une solide éducation musicale reçue à Louis-le-Grand ?), puisqu’il devient aussitôt l’élève d’André Campra, de douze ans son aîné et déjà doté d’une belle réputation (il avait obtenu quelques années plus tôt sans concurrence le titre envié de maître de musique à Notre-Dame de Paris). Et ce maître, confiant dans les talents de son élève, lui offre très rapidement de composer à ses côtés, plus précisément en écrivant trois airs de son opéra-ballet L’Europe galante, créé en octobre 1697 à l’Académie Royale de Musique (lire les chroniques Versailles galant et L’Europe à Potsdam dans ces colonnes). Destouches se lie également d’amitié avec son contemporain Antoine Houdar de la Motte (1672 - 1731), librettiste de l’Europe galante, qui lui fournira également l’argument de plusieurs de ses futures compositions lyriques (notamment : la pastorale héroïque Issé dès 1697, ou encore les cantates Oenone et Sémélé). Tour à tour Louis XIV, le Régent puis Louis XV lui apportèrent leur appui. Il exerça pendant plus de vingt ans la charge de Surintendant de la Musique, dans laquelle il succéda à Michel-Richard de Lalande, en pratique dès 1716. Il remplit également celle d’Inspecteur Général de l’Académie Royale de Musique, créée tout spécialement pour lui. Destouches était donc un des personnages-clés de la musique française dans la première moitié du XVIIIème siècle, à la Cour comme à la Ville. Sa période créative est toutefois plus limitée dans le temps : entre 1697 (création d’Issé) et 1726 (création des Surprises de l’Amour), soit tout de même un bon quart de siècle pendant laquelle la plupart de ses œuvres furent accueillies avec succès.

Sémiramis appartient nettement à la période de maturité du compositeur. S’il fut l’élève de Campra, Destouches s’en distingue assez nettement. Alors que son maître avait paré les formes mises au point par Lully (la comédie-ballet puis la tragédie lyrique) de la séduisante grâce italienne, et insisté sur l’aspect divertissant des compositions lyriques (Le Carnaval de Venise, Les Fêtes vénitiennes), Destouches puise nettement son inspiration dans le théâtre dramatique français. Sa Sémiramis emprunte aux pièces éponymes de Desfontaines et Crébillon. La mythique et ambitieuse reine de Babylone, décrite par l’historien gréco-romain Diodore de Sicile, y est fortement caractérisée au plan dramatique. L’intervention magique de Zoroastre, qui pourrait faire penser aux opéras de Lully, ne se réduit pas à un simple épisode de l’intrigue ; elle constitue son ressort véritable. Un peu comme dans l’opéra vénitien du siècle précédent, les personnages sont le jouet de créatures surnaturelles ou divines qui guident leurs actions. Cela excuse aussi en quelque sorte la cruauté du drame qui se tient devant les yeux des spectateurs.

Le goût du spectateur de la Régence allait toutefois résolument vers le divertissement musical léger et festif, incarné par la comédie-ballet ou la pastorale. Le caractère sérieux de l’intrigue, son intensité dramatique ne seront appréciés qu’un peu plus tard, dans Les Eléments (1721) , ils triompheront évidemment avec les tragédies de Rameau. En conséquence Sémiramis ne resta que quelques semaines à l’affiche de l’Académie. Trois siècles quasiment jour pour jour après sa création (le 4 décembre 1718), c’est donc à une véritable redécouverte que nous invite l’ensemble Les Ombres. On pourra évidemment regretter que le format de concert ne permette pas de développer son aspect visuel, en particulier dans les parties dansées, mais l’essentiel est là : nous allons enfin pouvoir juger de cette partition, et mieux comprendre l’apport musical de Destouches dans cette période charnière pour l’évolution de la musique lyrique française.

Soulignons tout d’abord le travail accompli pour établir la partition, et le soin donné par Sylvain Sartre à la tête de l’orchestre des Ombres pour nous faire goûter l’originalité de la musique de Destouches. Il porte durant l’intégralité de la pièce une dynamique inspirée, qui fait resplendir cordes et vents dans de chauds reliefs, régulièrement couronnés des vigoureuses percussions de Marie-Ange Petit. On notera au passage la force de la ligne mélodique de la viole de gambe tenue par Margaux Blanchard, qui nous livre par exemple un délicieux duo avec le théorbe en prélude à l’air de l‘acte IV J’immole aux dieux. Retenons également les incursions à la fois énergiques et soyeuses du traverso de Benjamin Gaspon. Les passages purement orchestraux constituent de véritables régals pour l’oreille, qui invitent le spectateur à imaginer le ballet accompagnant une version scénique. On retiendra également la ferme concision de la scène finale de la mort de Sémiramis, et sa chute musicale impeccablement maîtrisée.

Dans le rôle-titre, Judith Van Wanroij affiche son fort engagement dramatique. Les intonations du timbre, aux jolis reflets nacrés, ne manquent pas de conviction. Sa diction nous laisse en revanche plus réservés : elle est peu compréhensible, notamment dans la première partie du spectacle. Cela est d’autant plus regrettable que lorsqu’elle s’impose une diction plus nette la soprano n’en est que plus convaincante. Emmanuelle De Negri prêtre son timbre aux reflets cuivrés à la jeune Amestris, objet de la jalousie royale qui la poursuit. Ses accents sont émouvants et sensibles, en particulier dans les échanges avec Arsane, l’élu de son cœur., au début des actes II et IV.

Ce sont toutefois les rôles masculins qui apportent leur panache à la distribution. En premier lieu Mathias Vidal, en haute-contre de haut vol, restitue avec force la tension du drame ; ses interventions possèdent une force, un élan dramatique portés par sa diction très intelligible, qui fait scintiller chaque syllabe du texte au sein d’une ligne mélodique fluide mais fortement charpentée. Il confère ainsi toute son intensité au duo avec Sémiramis qui conclut le premier acte (Quel tourbillon) et aux duos du second acte avec Amestris (Non ne craignez point). Au début du quatrième acte son apostrophe (Où suis-je ? Quelle horreur agite mes esprits ?) est chaleureuse et percutante. Avec des effets plus mesurés mais fort efficaces la basse João Fernandes s’illustre dans le rôle central de Zoroastre, dont quasiment chacune des interventions correspond à un air. Sa diction impeccablement structurée, ses graves ouatés colorent admirablement le troisième acte, qui s’achève avec brio sur le récit halluciné Quel noir transport. Retenons aussi sa chute dramatique qui conclut impérieusement le second acte (Qu’ai-je entendu ? Quel soupçon !).

Les seconds rôles mettent en valeur de belles découvertes parmi les jeunes chanteurs du Chœur du Concert Spirituel. Si Julia Beaumier manque encore quelque peu d’assurance dans l’air de le jeune Babylonienne au premier acte (Dieu charmant de Cythère), elle se révèle pleinement en Prêtresse inspirée au quatrième acte dans son brillant échange avec le chœur (L’amour verse des larmes). De même Clément Debieuvre campe un Babylonien fort honnête au premier acte, mais on retiendra surtout son intervention en Génie au second acte, avec un timbre solaire. Et au cours de son unique intervention en Oracle à l’acte IV (Pour apaiser mon courroux) la jeune basse Benoît Descamps montre qu’il maîtrise parfaitement le style de ce répertoire, avec une diction parfaitement structurée qui met en valeur son joli timbre.

Comme il est d’usage dans la tragédie française le chœur constitue un personnage à part entière de l’intrigue, et on ne saurait terminer ce compte-rendu sans rendre justice à l’excellence du Chœur du Concert Spirituel. Après un rapide ajustement par rapport à l’acoustique de l’abbatiale, il souligne avec vigueur et unité les moments forts de l’action. Il est la plupart du temps relayé par un orchestre volubile et sonore, mais sa justesse et son efficacité transparaissent plus clairement dans les passages dépouillés, en particulier dans la scène finale de l’acte III (Versons l’épouvante) où il donne avec maestria la réplique à Zoroastre.

Il n’en fallait pas moins pour rendre justice à l’admirable partition de Destouches, et mieux comprendre ainsi le rôle majeur qu’il a joué dans l’évolution du genre lyrique français. Son recours aux actions dramatiques, conjugué à une forte caractérisation des personnages, développe la démarche engagée par Lully pour créer et rendre vraisemblable au spectateur un théâtre en musique, longtemps considéré en France comme une sorte d’oxymore. Il trace clairement la voie des tragédies françaises du XVIIIème siècle, où s’illustrera bien plus tard (dans les années 1730) Rameau, avec un tel génie qu’il éclipsera toutefois quelque peu la démarche de ce devancier...



Publié le 14 oct. 2018 par Bruno Maury