Serse - Haendel

Serse - Haendel ©Thibault Vicq - Opera Online
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L'opéra bouffe s'invite dans l'opéra seria

Serse est un dramma per musica composé par Georg Friedrich Haendel (1685-1759) en 1738 sur un livret anonyme tiré d'Il Xerse de Nicolo Minato, révisé par Silvio Stampigli. Le livret de Nicolo Minato a été mis en musique par Francesco Cavalli (1602-1676) tandis que Giovanni Bononcini (1670-1747) écrivait plus tard celle du livret de Silvio Stampigli. Haendel connaissait la version de Bononcini et y puisa probablement des idées musicales pour son Serse. Ce dernier obtint un succès mitigé et après seulement cinq représentations à Londres, fut retiré définitivement de l'affiche. Serse est un des derniers opéras de Haendel qui composa encore un pasticcio (compilation d'airs provenant d’œuvres antérieures), puis Imeneo en 1740 et Deidamia en 1741, avant d'arrêter définitivement d'écrire des opéras. En comptant les pasticcios, Haendel avait à son actif une cinquantaine d'opéras au bout de vingt années de résidence en Angleterre, ce qui est beaucoup. On peut comprendre que son succès diminuant, il ait souhaité aborder d'autres genres musicaux. D'une part il lui fallait tenir compte de l'évolution des goûts musicaux en Angleterre avec une frange du public de plus en plus attirée vers un opéra plus populaire écrit en langue vernaculaire. D'autre part une bourgeoisie plus puritaine aspirait à des spectacles moins frivoles et plus édifiants. Pour ces raisons Haendel abandonna progressivement l'opéra seria pour se consacrer à l'oratorio, principalement sur des sujets bibliques où il excella.

Serse présente des particularités qui le différencie de la plupart des opéras de Haendel composés au cours de la décennie précédente. La plupart des arias de Serse sont très courts, leur durée souvent inférieure à deux minutes les rapproche de ceux des opéras composés lors du séjour de Haendel en Italie comme Rodrigo (1707) ou Agrippina (1710). D'autre part on constate l'intrusion dans ce dramma per musica d'éléments comiques. Tandis que les personnages de Serse, Romilda, Arsamene, appartiennent essentiellement à l'univers seria, Atalanta, la coquette et Elviro, le jardinier taquinant la bouteille, sont franchement comiques tandis qu'Ariodate, militaire stupide et Amastre, déguisée en homme, sont des personnages de mezzo-carattere. Même Serse, roi de Perse, à la tête d'un immense empire vers – 480, comme le rapporte Hérodote, n'est pas toujours à son avantage et présente des aspects ridicules, presque comiques. Par ces traits, on peut dire que Serse est un opéra nostalgique des formules héritées de Francesco Cavalli ou Luigi Rossi, mélangeant allègrement des scènes tragiques et comiques. Cette formule fit fortune au 17ème siècle avant que l'on adopte en Italie les codes du théâtre antique, repris par le théâtre classique français, instituant l'unité de lieu, de temps et d'action. Autre trait original, le remplacement de plusieurs arias da capo par d'autres formes comme l'ariette ou l'air en couplets. Pour toutes ces raisons, Serse pourrait être considéré comme un opéra archaïsant à moins que l'on ne préfère y voir une préfiguration du futur dramma giocoso auquel cas cet opéra aurait été victime de son modernisme !!

La musique de Serse est très belle, on y trouve des passages somptueux que l'on peut comparer aux plus beaux du compositeur saxon. Après une alerte sinfonia, la première scène débute très fort avec le célébrissime air, Ombra mai fu, adoration du platane sacré, chanté par Serse dont la mélodie grave, ample, recueillie, la ferveur quasi religieuse traduisent une aspiration à un idéal, toujours sous-jacente dans l’œuvre de Haendel. On peut rappeler ici que l'arbre en général et le platane en particulier sont riches de symboles. En effet, la bible cite l'arbre de vie et l'arbre de la connaissance, l'arbre de Jessé retrace la généalogie de Jésus de Nazareth, le platane est un arbre sacré chez les iraniens. A l'opposé de ce chant sublime, on a dans l'aria d'Atalanta qui clot l'acte I, Un cenno leggiadretto, une caractérisation toute en finesse de la coquette sœur de Romilda. A l'acte II, l'aria E gelosia, quella tiranna de Romilda est une aria passionnée, très virtuose. Le sommet de l'acte est sans doute l'aria merveilleuse d'Arsamene, Quella che tutta fé, magnifique lamento au rythme de sicilienne. A l'acte III, on remarque l'air de bravoure de Serse, Crude furie degli orridi abissi, aria di furore très long, d'une extrême difficulté, sommet de virtuosité. Enfin l'opéra se termine par un air de Romilda, Caro, voi site all'alma, splendide mélodie reprise par le chœur, annonçant de façon inattendue les plus beaux ensembles du Cosi fan tutte de Mozart. Malgré sa très grande beauté, la musique de Serse n'a pas l'audace et la flamboyance des premières créations italiennes de Haendel (Agrippina, Dixit Dominus, Il trionfo del Tempo e del Disinganno) ou même de Rinaldo (1711), les harmonies sont désormais plus sages, les dissonances plus rares et l'instrumentation moins hardie avec de modestes interventions des vents et notamment des hautbois et du basson.

C'est une version de concert qui était présentée au Théâtre des Champs Elysées. En l'absence de mise en scène, une petite mise en espace permettait aux chanteurs, en rentrant et en sortant de scène, de mettre de la vie sur le plateau. De plus certains chanteurs ont assuré quelques moments de théâtre bienvenus. Ce fut le cas de Biagio Pizzuti (baryton) dans le rôle d'Elviro, le jardinier travesti en marchande de fleurs qui tenta d'écouler sa production, fit quelques pitreries et chanta d'une belle voix à l'insolente projection, un irrésistible hymne à Bacchus, . Francesca Aspromonte (soprano), dans le rôle d'Atalante, ne se contenta pas non plus de chanter d'une très belle voix mais brossa le tableau d'une jeune femme sûre de ses charmes et capable des pires embrouilles. A côté de cela, elle montrait un autre visage très vulnérable dans son émouvante sicilienne Si, si, mio ben, si, si. Un rôle de travesti incombait à Delphine Galou puisque Amastre, amoureuse d'Arsamene se déguise en soldat pour mieux suivre les activités de celui qu'elle aime. La contralto, révélation pour moi dans Semiramide riconosciuta de Porpora à Beaune, a donné une excellente prestation et a fait admirer le timbre si original de sa voix, notamment dans l'aria Se cangio spoglia, où elle vocalise avec précision et agilité et où elle fait usage de ses graves extraordinaires. Le général Ariodate était tenu par Andreas Wolf dont la voix profonde de baryton-basse au timbre velouté fit merveille dans toutes ses interventions et notamment dans Del ciel d'amore sorte si bella.

Vivica Genaux (mezzo soprano) incarnait Arsamene, frère de Serse dont l'amour pour Romilda est payé de retour. La chanteuse américaine a donné à ce personnage d'amoureux souvent falot dans l'opéra baroque, beaucoup de punch et de panache mais également de la sincérité dans sa passion amoureuse comme le montrait le magnifique lamento Quella che tutta fé sur un rythme de Sicilienne. Cette magnifique artiste, capable de prouesses vocales spectaculaires, a montré qu'elle pouvait aussi utiliser les reflets sombres de sa voix pour exprimer le désespoir. C'est Inga Kalna qui chantait le rôle de Romilda, j'ai ainsi découvert cette artiste lettone et ai été séduit pas sa voix au timbre très doux, par la beauté de sa ligne de chant et son legato parfait. Elle m'impressionna également par sa capacité étonnante au milieu du chant à émettre un filet de voix au terme d'un decrescendo subit.

Que dire sur Franco Fagioli qui tenait le rôle du célèbre Caffarelli, pour qui l'opéra avait été composé sur mesure? La réponse venait du public qui fit une ovation extraordinaire à l'artiste. Ce dernier fit sensation dans ses nombreux airs et notamment dans l'aria di furore Crude furie degli orridi abissi où il put déployer toute sa virtuosité, ses vocalises acrobatiques, ses trilles insensés, et à la fin un saut du registre le plus élevé de sa tessiture au plus grave, soit deux octaves, il me semble. Il a tout pour lui, l'intonation, la puissance, il peut tout faire avec sa voix et mérite totalement son succès.

L'orchestre Il Pomo d'Oro était dirigé par Maxim Emelyanychev d'un geste très généreux et expressif. Sous sa direction, l'orchestre m'apparut jouer avec une très grande précision sans sacrifier les nuances. Les attaques étaient tranchantes, les enchaînements d'une clarté parfaite sans toutefois nuire à l'émotion. Les tempi étaient excellents, en particulier celui de Ombra mai fu, dirigé comme le larghetto (et non un largo) qu'il est vraiment. J'ai particulièrement aimé la sinfonia qui ouvre l'acte III qui sous la direction du chef alliait la lisibilité à une élégance toute française. Dans ce morceau polyphonique les entrées des flûtes à bec étaient un régal.

Avec cinquante airs, cet opéra est un des plus longs et des plus touffus de Haendel. La musique de cette folle journée est si belle et l’enchaînement des scènes si harmonieux et fluide qu'il me sembla passer comme un éclair.



Publié le 31 oct. 2018 par Pierre Benvéniste