Serse - Haendel

Serse - Haendel ©
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Xerxès, empereur d’Hollywood

Malgré un accueil très mitigé à sa création (qui provoqua son retrait de l’affiche au bout de cinq représentations seulement), Serse compte désormais parmi les chefs d’œuvre les plus connus de Haendel. Il n’est donc pas aisé d’en offrir une lecture originale, tant les nombreuses productions ont exploré les différentes veines du livret. C’est donc tout le mérite de la mise en scène imaginée par Max Emanuel Cencic (que l’on retrouve également dans la distribution, comme cela avait déjà été le cas il y a quelques années pour la production du Siroe de Hasse) que de nous en proposer une nouvelle lecture, savoureuse et jubilatoire, calquée sur une récente actualité, à savoir les révélations des harcèlements sexuels pratiqués semble-t-il assez couramment dans le monde du spectacle et de la musique.

L’empereur perse a troqué ses habits exotiques pour d’extravagantes tenues de fourrures et de plumes (ne riez pas !), et il arbore à chacun de ses doigts d’énormes bagouzes du mauvais goût le plus tapageur : il incarne désormais un artiste en vue, ivre de son succès, qui se fait applaudir à son arrivée sur scène pour le « Serse show », l’air du platane (le célèbre Ombra mai fu) interprété en direct au clavier d’un piano à queue éclairé aux bougies ! Des petites lumières rouges clignotent obligeamment pour indiquer aux spectateurs les moments où il faut applaudir (Aplause), et les pochettes de ses disques à succès défilent sur le mur de scène, appuyés de la courbe des ventes ! Ce Serse était pourtant moins digne quelques minutes auparavant, pendant l’ouverture, où on l’avait vu pratiquer sur un côté de la scène un simulacre assez complet d’acte sexuel avec sa maîtresse Amastre. Dès les premières minutes de la représentation le contexte est ainsi installé sans ambiguïté : le drame musical qui va se dérouler sous nos yeux se réfère à une actualité brûlante, à des pratiques qui n’ont peut-être pas encore vraiment disparu, et qui ont secoué tout récemment la chronique par de fracassantes révélations. Au final, coup de théâtre : Serse sera finalement arrêté par deux policiers, devant la chapelle (providentiellement descendue des cintres) où son frère Arsamene vient de convoler avec la belle Romilda. La morale est tout de même sauve...

Les costumes (conçus par Sarah Rolke et Wicke Naujoks) accentuent la folle démesure égocentrique de Serse ; ils sont par contraste beaucoup plus sobres pour les autres personnages. Grâce aux puissants moyens techniques du Badisches Theater de Karlsruhe, les décors (dûs à Rifail Ajdarpasic) se succèdent à un rythme soutenu et multiplient les clins d’œil ironiques : intérieur de fast-food, entrée de boîte gay (à l’enseigne de Tom... of Persia, bien sûr !), vitrine de vêtements féminins, et surtout l’extravagante demeure-palace de Serse, avec piscine sur scène, défilent tour à tour pour le plus grand divertissement de nos yeux. Retenons aussi les belles chorégraphies de David Laera, qui rehaussent brillamment cette mise en scène par d’éclatants ballets (dont l’hilarante exhibition des pomp-pom girls en robe courte, au premier acte).

Le livret, assez directement inspiré de celui écrit par Nicolò Minato pour Francesco Cavalli, se prête en fait assez bien à cette lecture. N’oublions pas que Serse est amoureux de la même femme que son frère, sujet étonnamment scabreux pour un opera seria, la réforme intervenue à la fin du XVIIème siècle consistant à plier les livrets d’opéra aux impératifs de la morale. Songeons aussi que l’air du platane (déjà présent dans l’opéra de Cavalli) devait constituer pour les Vénitiens du XVIIème siècle une allusion phallique assez transparente, même s’ils n’avaient pas encore lu Freud ! Malgré les remaniements du livret, il reste donc beaucoup de la veine vaudevillesque initiale dans l’opéra de Haendel, jusqu’au dénouement final facilité par un quiproquo cher au théâtre vénitien. La mise en scène proposée par Cencic exalte donc à avec-propos cette dimension ironique, en lui donnant un caractère outrancier et jubilatoire que le public (et votre serviteur) a particulièrement apprécié.

Les chanteurs se montrent fort à l’aise dans cette mise en scène débridée, à commencer par le premier d’entre eux, Franco Fagioli. Déjà fort démonstratif dans son Eliogabalo de Cavalli à Garnier en 2016, le contre-ténor argentin apparaît totalement décomplexé dans le rôle-titre, aussi à l’aise dans ses extravagantes tenues chatoyantes rehaussées d’une collerette de plumes qu’en slip panthère dans la salle de bains de Romilda ! Côté vocal, on retrouve son registre étendu aux aigus stratosphériques, avec les détimbrages nettement audibles lors des passages dans les graves auxquels le contre-ténor nous a habitués. Il surjoue avec jubilation, ajoutant des ornements à profusion dans un Ombra mai fu d’anthologie ou encore dans le Se bramate du second acte, particulièrement réussi et fort justement ovationné. Son numéro final est particulièrement réussi : il vient parader devant les photographes qui l’assaillent avant de chanter un Crude furie d’anthologie, relayé par un orchestre survolté, puis s’effondre sur scène dans un tonnerre d’applaudissements, avant que les policiers ne viennent l’interpeller. Cette approche décalée, où le contre-ténor se parodie sans cesse avec humour et une pointe de dérision, contribue largement à la complète réussite de cette mise en scène décapante.

Max Emanuel Cencic, qui incarne Arsamene, frère du roi, joue au contraire sur le dépouillement et l’émotion. Il termine toutefois chacun de ses airs sur d’agréables ornements impeccablement stylés, qui témoignent de ses qualités vocales persistantes au sein d’une carrière désormais bien remplie. Nous avons particulièrement aimé son désarroi sincère et expressif au second acte (Non so se sia la speme), et son bouleversant Amor, tiranno au troisième acte, superbement appuyé par l’orchestre.

Toujours au chapitre des interprètes masculins, on retiendra la belle prestation du baryton chinois Yang Xu (Elviro), tout particulièrement dans son travestissement en fleuriste au second acte, puis en chanteur de rock au troisième acte (Del mio caro Bacco amabile). Ses attaques quelque peu rugueuses soulignent à propos le caractère frustre et populaire du personnage de confident d’Arsamene. De même les graves martiaux de la basse russe Pavel Kudinov (Ariodate) conviennent parfaitement à son rôle militaire. Le livret ne lui accorde malheureusement que peu d’airs, son Del ciel d’amore (troisième acte), chanté devant un combiné téléphonique, est tout à fait convaincant.

Du côté féminin, Lauren Snouffer campe une Romilda attachante, qui tente de résister aux pressantes avances de Serse et de préserver son amour pour Arsamene. La mise en scène nous indique clairement qu’elle succombe au second acte, trompée par la lettre d’Arsamene présentée par Serse comme adressée à sa sœur Atalanta. Son timbre aérien de soprano est légèrement assagi d’une pointe mate, qui traduit fort à propos les tensions de sa délicate situation. Nous avons tout particulièrement aimé le Nemmen coll’ombre au second acte, sublime moment de grâce aérienne admirablement accompagné par l’orchestre, de même que le E gelosia au second, lui aussi tout à fait réussi et expressif. Son aplomb bravache face à Serse fait merveille au final du second acte (Val più, contento core, puis Che cede al furore), il lui vaudra de chaleureux applaudissements. Mentionnons aussi ses étourdissants ornements en cascade dans le Se l’idol mio, qui ont ravi nos oreilles.

Pour ses débuts au Badisches Staatstheater, la soprano londonienne Katherine Manley (Atalanta) est tout à fait convaincante dans son rôle d’amoureuse repoussée par Arsamene. Après un comique Un cenno leggiadretto, elle prend sans hésiter la tête d’une chenille qui défile sur la scène ! On la voit ensuite se trémousser avec jubilation pour mieux convaincre Serse de son mensonge (Dito che amor) puis persister avec une émotion bien jouée, qui culmine dans les aigus clairs du final (Voi mi dite). Enfin son dépit au troisième acte (No, no, se tu mi sprezzi) éclate avec ardeur : elle s’attaque à tous les hommes présents sur scène et les met en fuite !

La contralto californienne Ariana Lucas (Amastre) ne semble en revanche pas vraiment à l’aise, tout au moins dans la première partie de la représentation. Sa diction reste sourde et peu compréhensible, et sa projection manque quelque peu de volume dans la grande salle du Badisches Staatstheater. Elle fait pourtant preuve d’un bel abattage dans les ornements du Soprà delle mie offese (second acte), qui lui vaudront de chaleureux applaudissements. Et son dernier air (Cagion son io), aux puissants accents cuivrés, est tout à fait réussi, et lui aussi largement applaudi.

Soulignons enfin la tonicité de la direction de Georg Petrou, à la tête des Deutsche Händel-Solisten du Festival. Il porte avec vigueur la partition, et restitue avec conviction les atmosphères contrastées de l’intrigue, soulignant avec malice les passages ironiques et les ornements parodiques, mais sachant aussi se montrer d’une grâce retenue dans les moments les plus émouvants. Sous sa baguette, les quatre heures de représentation (!) s’écoulent sans aucun moment d’ennui ou de faiblesse, et la verve de l’orchestre s’accorde admirablement aux outrances assumées de la mise en scène.

Cette très belle production devrait revenir à l’affiche à Karlsruhe en 2020, mais cette fois avec le contre-ténor David Hansen dans le rôle-titre : à suivre !



Publié le 02 mars 2019 par Bruno Maury