Serse - Haendel

Serse - Haendel ©Pierre Benveniste
Afficher les détails
Une mise en scène inventive, déjantée et profonde

Serse, dramma per musica de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) sur un livret d'auteur inconnu, fut créé à Londres le 15 avril 1738 au King's Theater, Haymarket. De multiples informations concernant cette œuvre sont contenues dans deux articles parus sur ce site, l'un sur une version de concert au Théâtre des Champs-Elysées et l'autre sur la même production donnée l'an dernier à Karlsruhe.

Max Emanuel Cencic s'est longuement exprimé sur sa mise en scène. Les sept personnages du livret représentent par leur comportement les sept péchés capitaux : l'Envie, l'Avarice, la Luxure, la Gourmandise, l'Orgueil, la Paresse, la Colère. Le lieu idéal pour faire prospérer ces péchés est la ville de Las Vegas, la Babylone des années 1970. Serse est une puissante rockstar à la tête de nombreux médias et d'une entreprise audiovisuelle, il a une Sexfreundin en la personne d'Amastre. Cette dernière est Haushälterin, cheffe d'une entreprise de nettoyage; elle aime Serse, amour sans espoir car Serse convoite la belle Romilda, fille d'Ariodate, le directeur commercial de l'entreprise. La sœur de Romilda, Atalanta, le vilain petit canard de la famille, aime secrètement Arsamène, frère de Serse. Ce dernier aime ouvertement Romilda, amour payé de retour. Elviro, serviteur d'Arsamène et jardinier à l'occasion, caresse surtout...la bouteille. Cencic a pris quelques libertés avec le livret en changeant profondément certains personnages, en particulier Amastre et Atalanta, comme on le verra plus loin.

Le livret de Serse était inspiré d'un livret plus ancien de Nicola Minato, mis en musique par Francesco Cavalli. On peut dire que le Serse de Haendel s'apparente aux opéras italiens du 17ème siècle dans la mesure où il offre un séduisant mélange de comique et de tragique. La mise en scène de Cencic met l'accent sur le comique, voire le burlesque qui envahit toute l'action. Le côté héroïque de certains personnages : Serse, Arsamène, Romilda, Amastre a quasiment disparu et l'accent est mis sur leurs aspects ridicules (Serse, Arsamene, Atalanta) ou encore frivoles (Romilda).

La scénographie (Rifail Ajdarpasic) consiste en une évocation de Las Vegas, de ses aspects les plus clinquants, glauques ou frivoles : ses grands shows à l'américaine, ses comédies musicales, ses boites de nuits, sex shops, bars, ses boutiques de luxe...Le premier décor est impressionnant : une arche en demi cercle représentant un gigantesque clavier brillamment éclairé sur fond noir où étincellent des étoiles, emplit la vaste scène. Des danseuses s'agitent (belle chorégraphie de David Laera) et Serse au piano, en costume à paillettes, fait un numéro de crooner sur la musique et les paroles de Ombra mai fu. On est ensuite transporté dans la luxueuse résidence de Serse avec piscine, flamants roses et palmiers où se prélasse un monde hédoniste et vain. Les autres tableaux rivalisent d'inventivité, de kitsch et de fantaisie mais on ne va pas tout dévoiler ici. A la fin, une cérémonie de mariage qui se prépare dans une petite église, est interrompue par de regrettables incidents comme dans The Young and the Restless, un soap qui vit le jour à la même époque. On ne peut que louer la richesse de ce décor et la somptuosité des costumes (Sarah Rolke).

Cette mise en scène luxuriante et pleine d'invention a été unanimement encensée par la critique. Votre serviteur est tout autant admiratif devant les prouesses accomplies. Il reproche toutefois à cette mise en scène d'être un peu envahissante et d'empiéter sur la musique. L’œil est tellement sollicité que l'oreille est quelque peu distraite et n'arrive plus à suivre. De ce fait, les passages les plus intenses de l’œuvre perdent un peu de leur force. La surabondance d'intentions, de symboles, de clins d’œil gêne l'écoute d'une partition particulièrement inspirée. Pourtant on ne peut pas reprocher à un metteur en scène qui a consacré une grande partie de sa vie au chant baroque avec un prodigieux talent, de tirer la couverture à lui. En tout état de cause, tout en rendant justice à la magnifique performance accomplie, je n'ai pas été aussi ému par ce spectacle que je l'espérais.

C'est à David Hansen que revenait, à la suite de Franco Fagioli, le rôle titre. Son numéro initial de rockstar cabotine était irrésistible. Son interprétation de Ombra mai fu en s'accompagnant au piano, fut une des plus belles qu'il m'ait été donné d'entendre. Le timbre de la voix était splendide, le legato parfait, ce fut un moment de pur bonheur. La suite m'a moins plu, il m'a semblé parfois que le contre ténor australien jouait trop et ne chantait pas assez. Il faut dire que le rôle titre ne comporte pas d'arias ou de duettos où le temps s'arrête et où le bel canto peut se déployer en toute liberté. Toutefois David Hansen se rattrapa ensuite, il fut admirable dans l'aria Il core speme e teme introduit par des accords solennels de l'orchestre, air basé sur la séduction mélodique et à la fois très émouvant. Le contre-ténor dont la ligne de chant était d'une grande élégance, varia la reprise d'ornements raffinés et de vocalises d'une grande précision. Il montra une virtuosité hors normes dans Se bramate d'amar chi vi sdegna, grand air avec da capo en cinq sections.

Ariana Lucas, mezzo-soprano, incarnait Amastre. Cette dernière, princesse de sang royal, est travestie en homme dans le livret pour entrer dans l'intimité de Serse. Le déguisement n'était pas nécessaire ici car Amastre, en tant que membre de l'équipe de nettoyage, est aux premières loges pour observer Serse et notamment le voir harceler Romilda. Auparavant on avait vu Amastre et Serse se livrer à des ébats torrides. Cette mezzo-soprano américaine est une habituée des rôles wagnériens et j'attendais beaucoup d'elle dans ce rôle très difficile car il demande à la fois de l'agilité et des vocalises dans un registre grave. Au début, sa voix m'a semblé avoir des problèmes de projection qui ont ensuite disparu, notamment dans l'aria di furore de l'acte II, Anima infida, tradita io sono, où elle montra un tempérament dramatique évident.

Katherine Manley donnait vie (et quelle vie !) à Atalanta. Dans le livret Atalanta est décrite comme une coquette séductrice. Un virage à 180 degrés est effectué dans la présente version, Atalanta est affublée d'une vilaine robe, à moins qu'il ne s'agisse d'une blouse de travail, s'ouvrant sur une combinaison blanche brodée. « Plus craignos qu'elle tu meurs », même en 1970. La soprano britannique s'est avérée être une comédienne née et ses postures, ses mines ont suscité le fou rire. De plus elle chantait divinement et nous régala d'Un cenno leggiadretto d'anthologie. Elle sut aussi se montrer émouvante dans Anima infida quand son personnage réalise avec désespoir qu'Arsamene ne veut pas d'elle. La qualité exceptionnelle de sa prestation lui valut d'être quasiment n° 1 à l'applaudimètre.

Le rôle de Romilda, personnage choyé par Haendel qui lui a confié de très beaux airs, était chanté par Lauren Snouffer. En mini jupe et polo moulant, la soprano américaine apparaissait comme la parfaite groupie. Tout à fait dans son élément dans la villa de Serse, elle ne dédaignait pas non plus de monter sur les planches, munie d'une guitare électrique et d'animer un groupe de rock en chantant un tube ( musique Handel, lyrics Minato). Dès sa première intervention, la voix fut éblouissante, la ligne de chant d'une suprême harmonie, notamment dans Né men coll'ombre d'infedelta, un air d'un charme exceptionnel au caractère mozartien qui reflète à mon avis une orientation nouvelle du style de Haendel dans son dernier opéra italien important. Vraiment la prestation vocale et dramatique de Lauren Snouffer fut magnifique du début à la fin de l’œuvre.

Arsamene a aussi été gâté par Haendel. Ce personnage d'amant doux et peu martial, très prisé dans l'opéra seria au temps de Haendel, est souvent joué par une voix de femme et cela dès la création de l’œuvre. Il était chanté par Max Emanuel Cencic dont la voix corsée et la personnalité donnaient plus de vigueur et d'énergie à ce protagoniste. Le contre-ténor fut souverain dans l'admirable Sicilienne, Quella che tutta fé, aria di disperazione et sommet dramatique de l'opéra.

Avec deux airs, Ariodate a un rôle relativement restreint mais Pavel Kudinov lui donna une importance marquante de sa voix de basse bien timbrée, notamment à l'acte III dans l'aria Del ciel d'amore.

Elviro est un peu sacrifié dans la présente mise en scène. C'est un personnage tout à fait essentiel dans le livret car franchement comique. Par sa maladresse, il oriente le scénario dans des voies tortueuses. De plus son bagout et ses pitreries font généralement mouche. Ses rôles de valet et de jardinier d'occasion ne ressortaient pas suffisamment dans le contexte burlesque et survolté de cette mise en scène mais Yang Xu se fit remarquer quand même par sa belle voix bien projetée dans un hymne à Bacchus irrésistible.

Il était bien agréable d'écouter un orchestre baroque aussi fourni. Avec une douzaine de violons et le reste à l'avenant, cet orchestre produisait un son généreux sans rien sacrifier à la nervosité. Capable de puissance dans quelques arias da capo classiques, cet orchestre pouvait se faire discret dans nombres de morceaux plus délicats comme ces nombreux ariosos ou ariettes à couplets qui font l'originalité de Serse. Peu de chefs connaissent aussi bien Haendel ou Vivaldi que Georges Petrou. C'est grâce à l'expérience de ce dernier et son geste sobre et clair que l'orchestre et l'excellent continuo pouvaient s'adapter avec une extrême précision au caractère de chacun des 60 numéros de l’œuvre.

Nonobstant mes réserves mineures concernant l'équilibre entre le spectacle et la musique, j'ai passé un fantastique après-midi et j'ai été impressionné par ce qu'une mise en scène inventive, déjantée et en même temps profonde, peut apporter à un opéra baroque.



Publié le 27 févr. 2020 par Pierre Benveniste