Splendeurs sacrées à l'italienne - Gervais

Splendeurs sacrées à l'italienne - Gervais © Michel Boesch
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Quand l’opéra se met au service du sacré

Derrière chaque programme se niche un projet qui le structure. Celui de Sylvain Sartre tient en peu de mots. « Un voyage musical de Venise à Versailles », annonce-t-il au public sagement rangé dans la nef de la Chapelle royale de Versailles. Versailles, parce que le lieu même du concert est le berceau historique des trois grands motets composés par Charles Hubert Gervais (1671-1744). Venise, parce que l’encrier de leur compositeur contient un subtil mélange de pigments d’origine française et transalpine.

Même si Charles Hubert Gervais tient la tête d’affiche, c’est à Venise que s’ouvre le concert. Cette inversion du programme tient, en grande partie, au nombre de parties constitutives du chœur (5 voix pour Gervais, 4 pour Vivaldi), nous confie Sylvain Sartre lors de la séance de dédicace du CD Grands motets pour la Chapelle de Louis XV distribué par le label Château de Versailles Spectacles (2022). Il y a une certaine logique, dit-il en substance, à commencer par le chœur mixte à quatre voix pour préparer l’oreille à la réception des motets à grand chœur à la façon versaillaise. Une translation qui, au demeurant, s’effectuera sans escale. Car Alessandro Scarlatti (1660-1725) a été soudainement décommandé. « Je n’ai pas un goût démesuré pour les concerts trop longs », reconnaît Sylvain Sartre. En échange, il embrasera le premier mouvement du fastueux Gloria RV 589 en remerciement des applaudissements enthousiastes du public à l’issue du concert.


Antonio Vivaldi, d’après un dessin original de Pier Leone Ghezzi (1674-1755) de 1723 conservé à la Bibliothèque Vaticane

Venise. Années 1720. C’est au cours de cette décennie, semble-t-il, qu’Antonio Vivaldi (1678-1741) a mis au point la partition qu’interprètent, ce soir du 23 novembre 2022, les chanteurs du Chœur du Concert Spirituel (fondé et dirigé par Hervé Niquet) et les instrumentistes de l’ensemble Les Ombres (créé par Margaux Blanchard et Sylvain Sartre). Du beau monde pour servir l’une des quatre versions connues du Magnificat de Vivaldi. Celle d’origine (RV 610b, vers 1715) aurait été conçue à l’intention exclusive des voix féminines de l’Ospedale della Pietà de Venise. La légende voudrait que la mère supérieure de la congrégation des Sœurs de Sainte Marie de l’Humilité ait tenu la ligne de basse. Dans la version qui nous enchante ce soir (RV 610), Vivaldi a retravaillé la partition, entre 1720 et 1730. Il y ajoute des voix de solistes ainsi que deux hautbois obligés. En parallèle, une variante contemporaine arrangée pour double chœur (RV 610a, vers 1723-1724) lui aurait été commandée pour célébrer la fête de Saint Laurent en l’église San Lorenzo in Damaso de Rome (Sylvie Mamy, Antonio Vivaldi, Fayard, 2011). Dans la dernière version (RV 611, vers 1739), il recompose le texte en ajoutant notamment cinq arie (airs) attribués nominativement à cinq pensionnaires de l’Ospedale.

En tout état de cause, Vivaldi devait être particulièrement satisfait de sa partition. Car, à plusieurs reprises, il réemploie une partie des matériaux extraits de son unique Magnificat conservé. Ainsi, une correspondance entre l’ouverture du Kyrie à 8 in due Cori RV 587 et le premier verset du Magnificat RV 610 saute à l’oreille. De même, l’Incarnatus est du Credo RV 591 résonne à l’unisson de la doxologie (louange finale à l’adresse de la Trinité) de notre Cantique marial. Enfin, le Concerto Madrigalesco pour violons RV 129 ne peut renier son lien de parenté avec notre Magnificat. Sans pour autant, cependant, que les spécialistes ne soient en mesure de distinguer formellement lequel de ces opus constitue la partition fondatrice.

Si la transcription utilisée par Sylvain Sartre est bien celle que Vivaldi a retravaillée dans les années 1720-1730, le président Charles de Brosses (1709-1777) en a peut-être goûté les sonorités au cours de son séjour vénitien. D’autant qu’il reconnaît que, « celui des quatre hôpitaux (Ospedale) où je vais le plus souvent, et où je m’amuse le mieux, c’est l’hôpital de la Piété (della Pietà) » (lettre du 29 août 1739 à son ami Claude-Charles Bernard de Blancey, Secrétaire en chef des Etats de Bourgogne in Le Président de Brosses en Italie : lettres familières écrites d’Italie en 1739 et 1740, 1858). Au demeurant, ne devient-il pas « ami intime » de Vivaldi qui veut lui vendre, un peu cher à son goût, des concertos de sa composition ? Le prêtre-compositeur le déconcerte quelque peu : « c’est un vecchio (vieux) qui a une furie de composition prodigieuse ». Pourtant, poursuit-il, « j’ai trouvé, à mon grand étonnement, qu’il n’est pas aussi estimé qu’il le mérite en ce pays-ci » qui se laisse ballotter au gré des modes. Cette année-là, c’est un Saxon, Johann Adolf Hasse (1699-1783) qui est « l’homme fêté ».

Il n’en reste pas moins que les sonorités italiennes ravissent les oreilles françaises. Une « musique transcendante », selon le président des Brosses : « Les filles bâtardes ou orphelines… (chantent) comme des anges… Leurs voix sont adorables pour la tournure et la légèreté car on ne sait ici ce que c’est que rondeur et sons filés (nota : émission d’une note crescendo puis decrescendo) à la française ». Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) se montrera plus catégorique après son séjour vénitien (septembre 1743- août 1744). Pour affirmer la supériorité du chant transalpin sur la manière française, le philosophe-musicien procède à une démonstration en mode expérimental : « J’ai vu à Venise un Arménien, homme d’esprit, qui n’avait jamais entendu de musique, et devant lequel on exécuta, dans un même concert (un air de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) et un second, de Baldassare Galuppi (1706-1785)) … L’un et l’autre furent chantés, médiocrement pour le français et mal pour l’italien… Je remarquai dans l’Arménien, durant tout le chant français, plus de surprise que de plaisir ; mais tout le monde observa, dès les premières mesures de l’air italien, que son visage et ses yeux s’adoucissaient ; il était enchanté… Dès ce moment on ne put plus lui faire écouter aucun air français » (Lettre sur la musique française, 1753).

Pour autant, n’imaginons pas que le public de Vivaldi se montrait aussi attentif que notre Arménien. Et, si l’on en croit Charles de Brosses, même les œuvres sacrées n’étaient pas écoutées dans le silence révérencieux et concentré qui règne, ce soir, dans la Chapelle Royale. Car, si les religieuses s’adonnaient alors davantage au bavardage qu’à la dévotion, certains des fidèles concentrent leur attention sur les beautés cloîtrées : « Toutes celles que j’ai vues à la messe, au travers de la grille, causer tant qu’elle durait et rire ensemble, m’ont paru jolies au possible et mises de manière à faire bien valoir leur beauté. Elles ont une petite coiffure charmante, un habit simple, mais bien entendu, presque toujours blanc, qui leur découvre les épaules et la gorge, ni plus ni moins que les habits à la romaine de nos comédiennes » (Lettre du 14 août 1739).

A notre tour de goûter une fraction de cette musique. Si Rousseau avait pris la plume à notre place, voici ce qu’il aurait écrit : « Je n’ai l’idée de rien d’aussi voluptueux, d’aussi touchant que cette musique : les richesses de l’art, le goût exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de l’exécution, tout dans ces délicieux concerts concourt à produire une impression qui n’est assurément pas du bon costume (nota : conforme à la dignité du lieu), mais dont je doute qu’aucun cœur d’homme soit à l’abri » (Confessions, Livre VII, 1789). Car, comme nous ici, il aurait rendu hommage aux merveilleux artistes réunis sous la baguette de Sylvain Sartre.

Vivaldi scinde les onze versets du texte de l’Evangile de saint Luc (doxologie comprise) en neuf numéros qu’il traite comme des mouvements indépendants. Chaque verset affirme sa singularité, à l’exception des deuxième, troisième et quatrième qui forment un bloc confié successivement à trois solistes (S, A,T). Pour lier l’ensemble, il adopte la tonalité sol mineur (G-moll) dont Johann Mattheson (1681-1764) loue les qualités au second chapitre de la troisième partie de son Das neu-eröffnete Orchestre (1713). Nous traduisons et résumons : presque le plus beau (allerschönste) des tons, non seulement parce qu’il mêle une certaine gravité (Ernsthafftigkeit) à une douceur joyeuse (muntern Lieblichkeit), mais aussi parce qu’il entraîne à sa suite une grâce et une bienveillance extraordinaire (ungemeine Anmuth und Gefälligkeit) … Particulièrement flexible, ce ton exprime aussi bien des plaintes modérées qu’une joie tempérée (mässigen Klagen und temperirter Frölichkeit) … En somme, il révèle une gaieté chaste et recueillie (züchtige und andächtige Freudichkeit) aussi bien qu’il est animé par la joie et qu’il se manifeste par des bonds retenus (frölich und voller ernsthafften Sprünge). « Sérieux et magnifique » aurait résumé Marc-Antoine Charpentier dans ses Règles de composition (1690). Les ingrédients pour réussir l’enrobage musical du Cantique de Marie sont tous cités par Mattheson. D’ailleurs, confrontés au même texte, et sans parler des compositions pour orgue seul, Heinrich Biber (1644-1704) ou Henry Purcell (1659-1695) partageront l’intuition du maestro vénitien.

« Magnifier : Exalter, élever la grandeur. Il ne se dit guère que de Dieu » (Dictionnaire de l’Académie françoise, 1787). Si aujourd’hui, on se plaît à « magnifier le quotidien », à l’époque de Vivaldi, ce terme était chargé d’énergie sacrée. A l’image de celle que nourrit le père jésuite Louis Richeome (1544-1625) lorsqu’il « convie toutes les créatures à louer et bénir (le Créateur) … toutes sans exception, Anges et hommes, cieux, astres, fleuves, bêtes, arbres, vents et tempêtes, et tout ce qui sort des trésors de la Nature universelle » (La peinture spirituelle ou l’Art d’admirer, aimer et louer Dieu en toutes ses œuvres, 1611). Or, c’est précisément dans cette dimension sacrée et universelle que Vivaldi projette le premier mouvement du Magnificat RV 610. Une entrée imposante et révérencieuse. En filigrane de cette suite de notes gravement répétées qui descendent trois paliers, nous voyons apparaître l’image d’un Dieu majestueux quittant son trône pour se pencher sur l’âme de son humble servante. Au même instant, sur un Dominum laudatif, cette exhortation soigneusement épelée invite les âmes des pécheurs à s’associer au chant d’action de grâce que Marie adresse à Dieu. Le chœur d’entrée se dissout dans une mélodie lente traversée de chromatismes. Une manière de souligner l’indignité du pécheur lorsqu’il s’adresse à Dieu. Dans cette polyphonie grandiose, voix taillées dans un seul bloc et instruments onctueux se rangent sur une même ligne mélodique. Un colla parte duquel se dégage une impression d’unité et de puissance.

Comme nous l’avons dit, les trois versets suivants se conjuguent pour ne former qu’un seul mouvement. Un regroupement qui révèle une connaissance fine du texte. Car, dans ces trois versets, Marie parle d’elle-même. De ce qu’elle ressent. De l’exaltation qui la gagne à l’annonce de sa maternité prochaine. Dans ce mouvement exécuté Allegro, la jubilation est communicative. Galvanisée par les cordes bondissantes, aiguillonnée par un continuo bouillonnant, Judith van Wanroij figure les effusions laudatives qui font tressaillir Marie. L’éclat de son timbre incarne sa pureté virginale tandis que le léger tremblement de sa voix témoigne de l’émotion qui l’habite. Empanachant notamment cette ardente vocalise qui fête l’annonce d’un Sauveur (salutari). Dans le passage suivant confié à Paul Figuier, Vivaldi entend souligner un contraste. Celui qui oppose l’humilité de la servante et sa béatitude perpétuelle. La première est figurée par le ton plaisant du contre-ténor ; la seconde, par une brève incursion du chœur qui, dans un unisson vigoureux, pousse un omnes generationes (tous les âges) à la manière d’un cri fédérateur. Zachary Wilder, enfin, pose une couronne de mélismes délicats sur le saint nom de Dieu (sanctum nomen). Marquant ce passage du sceau de l’allégresse, les instruments reprennent leur cavalcade avec un enthousiasme intact.

Le contraste est saisissant entre l’euphorie dans laquelle baigne l’annonce de la naissance d’un Sauveur et la troublante suavité évoquant la miséricorde divine. Pour caractériser cette clémence, Vivaldi choisit la tonalité en do mineur. Une tonalité aux affects curieusement antinomiques. Un ton tout à fait charmant (überauslieblicher) mais également triste, dit en substance Johann Mattheson. Allons plus loin et écoutons, à la suite, notre Et misericordia et le Crucifixus de la Messe en si mineur BWV 235 de Johann Sebastian Bach (1685-1750). Même tonalité, même facture, même atmosphère. En somme, une même manière de signifier que le Christ en croix est le symbole par excellence de la miséricorde divine. Accablé par le poids du péché mais s’en remettant à la clémence divine, sur un rythme pesamment battu par le continuo, le chœur marche en procession vers le trône de justice. Les entrées successives (des instruments d’abord, puis des pupitres des choristes) décrivent ces longs flux de pénitents qui s’avancent à pas lents avant de cheminer à l’unisson à la suite du Christ. Par ailleurs, ce mouvement superpose plusieurs affects. D’abord l’espérance, dans un et misericordia apaisé, presque lumineux. Puis la crainte alimentée par le caractère contrasté de l’histoire des peuples. Appréhension soulignée par le traitement changeant d’un a progenie in progenies (d’âge en âge) porté, tour à tour, par une ligne ascendante ou descendante, continue ou brisée, limpide ou chargée de dissonances. Mais également la peur qui suinte d’un timentibus (qui le craignent) scarifié de chromatismes. Enfin, le soulagement qui apparaît lorsque, dans l’accord final, la ligne mélodique glisse soudainement dans le mode majeur. Le musicologue Carl de Nys (1917-1996) considérait ce mouvement comme une étape importante vers le classicisme : « Les harmonies à la fois pleines et audacieuses d’une page comme celle-ci n’appartiennent déjà plus au style baroque : elles témoignent d’un grand maître tendant vers le style classique » (cité par Jean-Pierre Dumoulin dans la notice du coffret des Vêpres pour la Nativité de la Vierge enregistré sous la direction de Jean-Claude Malgoire, Astrée, 1993). Pour notre part, nous avons été médusés par les interprètes. D’abord, par leur phrasé dessiné au feutre fin. Davantage encore au moment précis où les lignes des aigus et des graves s’agrègent. Où les mots entrent en fusion. Où la friction des timbres créé une sensation agréablement dérangeante.

Tempétueux, sur le modèle du Presto (L’orage) de l’Eté des Quattro stagioni (Les Quatre saisons) RV 315, le Fecit potentiam (il a déployé la force de son bras) disperse les orgueilleux dans des rafales de doubles croches. Le chœur déchaîne un orage violent qui emporte le verset en quelques secondes tandis que le frottement des archets exprime une forme de rage impétueuse. Un éclair de notes répétées fulminées à l’unisson est suivi par un tonnerre dans lequel les pupitres du chœur se disloquent. Ensuite, dans un unisson véhément tiré vers le grave, le chœur prononce la déchéance des rois (Deposuit potentes) avant de se réjouir, dans une vocalise exubérante, du triomphe des humbles (exaltavit humiles). Enfin, dans un mouvement secoué par un ostinato fébrile, un duo nourrit les affamés et chasse les riches. Initialement attribué à deux soprani (une forme de clin d’œil aux œuvres de bienfaisance des sœurs de la Congrégation Sainte Marie de l’Humilité ?), ce passage est chanté ici par Marine Lafdal-Franc (soprano) et Zachary Wilder (ténor). Une combinaison vocale parfaitement équilibrée. Car il s’agit de mettre en scène un dialogue entre la délicatesse de la charité et le bien-fondé d’une justice redistributive. Vivaldi procède par découpage, formule rappelant la structure d’un répons. Dans un mouvement parallèle, chaque soliste, séparément, cite d’abord le thème : esurientes (ceux qui ont faim) et divites (les riches). Mais c’est à l’unisson qu’ils célèbrent l’action divine comblant les uns de biens (implevit bonis) tandis qu’il renvoie les autres les mains vides (dimisit inanes). Notons cette vocalise ample et riante qui fait entendre l’éparpillement du contenu de la bourse des nantis.

Dans le septième mouvement chanté sur un mode homophonique, c’est le tempo qui distribue les rôles à trois types de personnages. Dans un corpulent Largo aux accents psalmodiques, il rappelle les prédictions des Prophètes : comme ils l’avaient annoncé, Dieu a sauvé le peuple d’Israël (Suscepit Israël). Ce dont se réjouit ensuite l’Eglise, celle que la théologie de la substitution nomme alors la « Nouvelle Israël ». Dans ce Recordatus (s’est souvenu), un souriant Allegro exprime la confiance que le croyant accorde à la parole divine. Une parole qui, au demeurant, rend hommage à la miséricorde divine (misericordiae suae). Pour la représenter, Vivaldi fait le choix de la cohérence : il réemploie la formule pénétrante du troisième mouvement de son Magnificat.

Sur une tonalité joviale, un quatuor (un trio de solistes et une partie instrumentale dominée par les hautbois) célèbre l’acte fondateur de cette promesse, celle que Dieu fit à Abraham. Une longue ouverture instrumentale (13 mesures) trace les contours de la ligne mélodique, indique le tempérament du mouvement et installe la pulsation. Les solistes évoquent ensuite le pacte de confiance conclu entre Dieu et Abraham (Genèse, 15, 1-7). Résumons : Abraham est sans enfants. Dieu lui promet une nombreuse descendance qui finira par faire nation. L’alliance est parachevée. Cette histoire, Vivaldi la traduit scrupuleusement en musique. Peut-être en épousant symboliquement les formes d’un ancien rituel établissant une convention de vassalité : l’immixtio manuum. En l’occurrence, au moment du serment, le seigneur prend les mains de son vassal entre les siennes. Tout comme, dans la majeure partie de ce huitième mouvement, deux lignes mélodiques en enserrent une troisième avant de finir par s’accorder dans une forme d’unisson. Leurs textes se superposent, comme lorsque la voix de soprano rappelle la promesse (sicut locutus est) tandis que le contre-ténor et la basse honorent déjà Abraham. Plus loin, il en sera de même. L’évocation de la promesse divine par les voix de soprano et de basse encadre l’hommage à Abraham prononcé par le contre-ténor. La référence au récit biblique ne s’arrête pas là. Laissons-nous emporter par cette longue vocalise faisant défiler la suite des siècles (saecula) durant laquelle se constitue la descendance d’Abraham. Jusqu’au finale homorythmique et à la conclusion instrumentale clôturant le décompte des siècles au moment où le Christ fait son apparition dans l’arbre généalogique d’Abraham.

La doxologie (Gloria Patri) recueille l’essence de ce magistral Magnificat. D’abord, porté par l’élan harmonique du premier mouvement, l’invocation des trois composantes de la Trinité. Le Père, sur une allure solennelle et le Fils, dans une tonalité plus lumineuse. Mais c’est le Saint-Esprit, personnage principal dans le récit de l’Incarnation, que Vivaldi salue dans un mélisme laudatif. Avec une extrême sobriété, dans un unisson épelant chaque mot, il évoque ensuite, plus qu’il ne le développe, le caractère intemporel de l’hommage rendu à ces trois composantes de la divinité (Sicut erat in principio). Cet hommage est finalement salué par une fugue grandiose qui confie à l’Amen le soin d’accompagner la « sublime élévation de Marie à l’auguste qualité de Mère de Dieu » (R.P. Vincent Houdry (1631-1729) dans le troisième tome de sa Bibliothèque des prédicateurs, 1738).

Le temps d’une ovation, et nous voici introduits à la Cour de Louis XV (1710-1774) à l’heure de la messe dominicale. Le Grand Siècle vient de s’éteindre et nous entrons à tâtons dans le Siècle des Lumières. Une période de bouleversements. Avec tout ce qu’ils entraînent de turbulences dans les esprits et d’inventivités à fleur de plumes. Pour en prendre la mesure, laissons-nous guider par le troisième Expodcast façonné de main de maître par le Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV). Consacré à La Régence en musique, il fixe de précieux repères dans cette effervescence culturelle et artistique. Car, que de changements sont intervenus depuis la disparition du Roi-Soleil !

D’abord, quelques jours à peine après la messe de Requiem (3 septembre 1715), la Cour quitte Versailles pour s’installer à Paris. Le Régent Philippe d’Orléans (1674-1723) au Palais-Royal ; l’enfant-roi, à Vincennes (l’air y est plus pur pour le petit malade âgé de 5 ans), puis aux Tuileries.

Or, les finances publiques sont au plus mal. Les économies budgétaires ne ménageront pas la Chapelle du roi. Certes, rapporte le Journal du marquis de Dangeau (tome 16), « le roi entend tous les dimanches la messe dans sa grande chapelle… et toute la musique est à cette messe comme elle était à celle du feu roi ». Mais, en ce dimanche 19 mars 1716, poursuit Philippe de Courcillon de Dangeau (1638-1720), « il y a grande réforme dans cette musique sur leurs appointements, et non sur le nombre des musiciens ». La pression sur les effectifs viendra plus tard. Notamment en 1720, lorsqu’on fit « une grosse réforme dans la Musique de la Chapelle du Roi, d’où plusieurs furent congédiés avec de modiques pensions. L’intention du Régent était de réduire la dépense de Sa Majesté pour cet objet à cinquante mille écus, au lieu de plus de cent mille auxquels elle montait sous le règne de Louis XIV », explique l’abbé Etienne Oroux (1720-1786) dans son Histoire ecclésiastique de la cour de France (1777). Signe des priorités du moment, la saignée appliquée à la Chapelle du roi ne touchera pas l’Opéra. Il est vrai que cette institution était alors livrée à des entrepreneurs privés. Pour autant, indique le Journal de Dangeau (1er avril 1717), la question s’était posée : « on parle fort de retrancher les pensions qui sont sur l’Opéra… Personne ne veut se charger de ce détail-là, et l’on voudrait bien que l’Opéra ne tombât pas, car dans une ville comme Paris il faut beaucoup de spectacles ». De facto, l’Opéra constitue un pôle d’attraction des talents musicaux et le lieu où se façonnent les goûts des auditeurs.

Après son retour à Versailles (15 juin 1722), son sacre en grande pompe à Reims (25 octobre 1722) et la proclamation de sa majorité (15 février 1723), le roi offre enfin à sa Chapelle-Musique l’opportunité de retrouver ses couleurs d’antan. Certes, le jeune roi accorde à la musique une attention relative. « Le Roi aime beaucoup la chasse… Il n’y a que ce plaisir qui paraisse le toucher », assure Mathieu Marais (1665-1737), avocat au Parlement de Paris (10 septembre 1723 in Journal et mémoires de Mathieu Marais, Tome 3, 1864). Pourtant, quelques années auparavant, l’abbé Oroux soulignait que « le jeune Monarque prenait… un plaisir singulier au chant et aux cérémonies ecclésiastiques ; il unissait sa voix à celle du Clergé » (année 1717). De même, bien plus tard, le 16 décembre 1738, Charles-Philippe d’Albert (1695-1758) rapporte que « l’abbé Blanchard, maître de musique d’Amiens, a fait exécuter ces jours-ci plusieurs motets à la messe du Roi et de la Reine, qui ont été trouvés fort beau, et le Roi, en sortant de la messe hier, dit à cet abbé qu’il était très content de sa musique » (Mémoires du duc de Luynes sur la Cour de Louis XV, tome 2, 1860). Témoignages qui relativisent la portée des tentatives de désinformation, telle celle que mène le critique musical François-Henri-Joseph Blaze, dit Castil-Blaze (1784-1857) : « Louis XV… laissa la Chapelle-Musique dans le même état d’abandon. Au lieu d’adresser des psaumes à l’Eternel… afin d’obtenir plus aisément le pardon de ses péchés, Louis n’eut recours à l’harmonie que pour l’employer à des usages très profanes » (Chapelle-Musique des rois de France, 1832).

A contrario, le Régent est « un fou de musique » (Expodcast). Dès lors, il prend les affaires en main et fait nommer trois de ses protégés en qualité de sous-maître de la Chapelle royale. Une « fuite » parue dans Le Mercure daté de novembre 1722 raconte l’épisode en termes fort diplomatiques : « M. De la Lande, Sur-Intendant de la Musique de la Chambre du Roy, et remplissant lui seul très dignement les quatre quartiers de la Maîtrise de la Chapelle de Sa Majesté, s’est démis volontairement de trois de ces quartiers, en faveur de M. Gervais, Sur-Intendant de la Musique de Monsieur le Duc d’Orléans, de M. Bernier, Maître de la Musique de la Sainte-Chapelle de Paris et de M. Campra qui brille depuis longtemps, non seulement par la composition de Motets chantés dans toute l’Europe, mais encore par un grand nombre d’opéras que le public a applaudi ». La réalité est plus rugueuse. Car cette « démission » résulte d’une accumulation d’épreuves subies par Michel-Richard de Lalande (1657-1726). Notamment son veuvage récent (Anne Rebel décède le 5 mai 1722), le cafouillage à propos du Te Deum du sacre (devait être chanté en musique mais le sera finalement en plain chant) et, d’une façon plus générale, la fatigue résultant d’une surcharge de travail (il cumule la responsabilité de la Musique de la Chambre et des quatre quartiers de la Chapelle). Et en guise d’estocade, l’injonction du Régent, si l’on en croit l’Etat actuel de la Musique du Roi et des Trois Spectacles de Paris (1773) : « comme les plus belles choses trop entendues et trop souvent répétées deviennent à la fin ennuyeuses et que les Motets de Lalande, malgré leur grand nombre et l’extrême beauté de la plupart d’entre eux, commençaient à tomber dans ce cas, Son Altesse Royale le Duc d’Orléans, Régent de France, non seulement pour remédier à cet inconvénient, mais encore pour donner plus de variété à la Musique de la Chapelle et faire renaître l’émulation parmi les Compositeurs de la Musique d’Eglise, lui demanda de démissionner de trois Charges de Sous-Maîtres… en lui conservant les mêmes revenus par une pension sur le Trésor Royal ». La finalité est claire : la variété par l’émulation.

Or, il se trouve que les « trois musiciens talentueux (nommés par le Régent sont les) fers-de-lance d’une nouvelle tendance esthétique, volontiers italianisante », explique Thomas Lecomte (CMBV) dans sa notice de présentation du concert La Chapelle royale de Louis XV dirigé par Emmanuelle Haïm (à Versailles, le 17 novembre 2022). Il est vrai que, sous le règne de Louis XIV (1638-1715), la manière italienne résonnait déjà sur les tréteaux, dans les chapelles ou les salons parisiens. L’enquête menée par Barbara Nestola (L’air italien sur les scènes des théâtres parisiens (1687-1715), Editions Brépols (2021) – voir notre compte-rendu) le démontre magistralement. Mais, réitérant, en quelque sorte, l’expérience menée par Jules Mazarin (1602-1661), le Régent tente d’italianiser le milieu musical français. Parlant couramment italien, lui-même musicien et compositeur actif, il apprécie le répertoire transalpin pour la virtuosité de ses archets et l’expressivité de ses arie (airs). Mais n’en disons pas davantage : l’Expodcast offre une mine d’informations à qui veut l’interroger. A ce stade, retenons simplement que la cohabitation de Vivaldi et de Gervais dans un même programme n’est pas fortuite. Elle trouve notamment sa raison d’être dans une certaine convergence de leurs écritures musicales. Un peu dans l’esprit du style syncrétique que revendique François Couperin (1668-1733), organiste de la Chapelle du roi, dans son recueil Les Goûts-réunis ou Nouveaux concerts paru en 1724. Dans sa Préface, il fait profession de transversalité en musique : « Le goût Italien et le goût Français ont partagé depuis longtemps en France la République de la Musique ; à mon égard, j’ai toujours estimé les choses qui le méritaient, sans acception d’auteur ni de Nations ».

Parmi les trois nouveaux sous-maîtres de la Chapelle intronisés le 20 janvier 1723, Sylvain Sartre choisit le plus jeune : Charles-Hubert Gervais. Son père étant attaché au service de Monsieur, frère cadet de Louis XIV, notre compositeur est né, le 19 février 1671, dans l’appartement que ses parents occupaient au Palais-Royal. « Si la formation de Gervais demeure entachée d’ombre, il eut toutefois la chance de grandir dans un des foyers artistiques les plus actifs de la capitale, le Palais-Royal, dont les murs sont liés depuis leur origine à la naissance de l’opéra français et à la diffusion de l’art italien en France » (Jean-Paul C. Montagnier, Charles-Hubert Gervais. Un musicien au service du Régent et de Louis XV, CNRS Editions, 2001). Dès lors, deux piliers sur lesquels repose sa destinée affleurent : un sentiment d’appartenance à la « tribu » des Orléans et un goût prononcé pour l’opéra à la manière italienne. Encore jeune homme, il affichera, en musique, sa fidélité au duc de Chartres (qui deviendra Orléans en 1701 puis Régent en 1715). Ainsi, au retour de ce dernier de la campagne militaire de Flandres, « Mr Gervais le jeune… a mis les paroles en Musique », celles d’une Idille composée par Guillaume Pagot de Bussy, l’un des garçons de la Chambre du duc (Mercure galant, novembre 1692). Intégré dans le corps de la Musique du duc de Chartres, Gervais gravit rapidement les échelons « dans la hiérarchie domestique de son employeur, dont l’affection ne se démentira jamais » (Montagnier). Jusqu’à la fonction suprême, celle de Surintendant de sa Musique. Cette attention que lui porte le duc apparaît singulière si l’on se souvient que des célébrités comme André Campra (1660-1744) ou bien des maîtres italiens auraient pu être sollicitées. Mais le duc agit ici en protecteur sachant apprécier les talents qui se cachent derrière la timidité du compositeur. Car Gervais « est le meilleur et le plus désintéressé de tous les hommes, M. le Régent lui reprochait toujours qu’il lui demandât perpétuellement des grâces pour les autres et jamais aucune pour lui ; je n’ai besoin de rien, répondait toujours Gervais : n’ai-je pas le bonheur de vous appartenir ? » (Etat actuel de la Musique du Roi, 1773).

Gervais est donc un enfant de l’opéra. Il s’était essayé à la composition, plutôt dans la tradition lullyste (Méduse, 1697). Un échec. En revanche, il travaillera avec Philippe d’Orléans à la Suite de l’Opéra de Renaud et d’Armide (1704). Opus que l’abbé François Raguenet (1660-1722) considère comme le premier opéra français composé « dans le goût italien » et qu’il attribue à « un de nos Princes que je ne nomme pas ici par respect (mais qui) est un des plus savants que nous ayons » (Défense du Parallèle des italiens et des français sur ce qui regarde la musique et les opéras, 1705). Le public lui-même est conquis : « Il y eut au commencement de ce mois au Palais Royal un divertissement qui charma tous ceux qui eurent le bonheur de s’y trouver. Plus de 80 concertants des plus habiles dans leur art y firent une répétition sous la conduite de Mr Gervais… La surprise des auditeurs fut grande, et quoiqu’ils eussent attendu beaucoup, ce qu’ils entendirent fut trouvé beaucoup au-dessus de ce qu’ils attendaient, et les applaudissements donnés naturellement aux beaux endroits… furent si grands qu’ils étaient capables d’interrompre les concertants » (Mercure galant, février 1705). Suivront d’autres tragédies en musique : Hypermnestre (1716 – voir la chronique de l’enregistrement) ou Les Amours de Prothée (1720).

Ces « deux opéras… qui avaient eu beaucoup de succès donnèrent lieu de croire à son Altesse Royale qu’il était en état de faire de beaux Motets » (Etat actuel de la Musique du roi, 1773). Mais, lorsque le Régent le désigne pour prendre la responsabilité de l’un des quatre quartiers de la Chapelle Royale, le musicien est désemparé. L’Etat actuel de la Musique du roi rapporte, dans une note de bas de page, que « Gervais fit tout son possible pour éluder la place de Sous-Maître de la Musique de la Chapelle du Roi, représentant à M. le Régent que son talent n’était pas celui de la Musique Latine ; mais son Altesse Royale croyant que c’était paresse de la part de Gervais, le força absolument de l’accepter ». Et c’est ce qui advint.

Le résultat fut-il à la hauteur des attentes ? Pas forcément, estime l’auteur anonyme de cet Etat : « Son Altesse Royale… fut trompée dans ses espérances : la facture de cette sorte d’ouvrage est tout à fait différente de celle des Opéra ; Gervais composait très bien les Récits ; mais n’entendait rien à la manière de faire les Chœurs, tels qu’il les faut dans la Musique d’Eglise ». Cet avis tardif détonne pourtant lorsqu’il est confronté à des témoignages plus directs. Ainsi, « un Te Deum de la composition de Mr. Gervais » fut chanté pour remercier Dieu de « l’heureuse convalescence » de Louis d’Orléans (1703-1752), le fils du Régent. Il fut exécuté « par un excellent chœur de la Musique composé des meilleurs sujets de chez le Roi, de l’Académie Royale de Musique et de Paris » (Mercure de France, décembre 1732). Plus tard, le 25 décembre 1736, un concert est donné au Concert Spirituel. Au programme, figure « un Motet à grand Chœur de M. Gervais… qui fut très applaudi » (Mercure de France, Décembre 1736). Pour autant, la musique de Gervais fut rapidement recouverte par l’ombre tutélaire de Lalande. Elle se diffusa peu à Paris. Encore moins en province, constate Jean-Paul Montagnier.

Tout bien considéré, Gervais prendra ses fonctions en 1723. Il assure d’abord le quartier d’octobre. Celui que le duc de Luynes (Mémoires, tome 16, 1864) appellera, plus tard, « le quartier des morts, parce qu’il est destiné à faire exécuter les motets des maîtres qui sont morts » (2 mai 1757). Le Mercure de France éclaire le point d’origine de cette qualification. Louis-Guy Guérapin de Vauréal (1688-1760), évêque de Rennes, ambassadeur à Madrid et néanmoins Grand Maître de la Musique de la Chapelle, a pour « dessein de donner de l’émulation aux Compositeurs de Musique Latine et de faire revivre celle des Maîtres de la Chapelle du Roi qui sont décédés ». Ainsi, recommande-t-il au successeur de l’abbé Henry Madin (1698-1748) « de faire chanter les Motets de ce compositeur et ceux de Messieurs la Lande, Bernier, Campra et Gervais qui ont tous été Maîtres de Musique de la Chapelle du Roi » (novembre 1748). Ainsi, le plus haut dignitaire de la Chapelle royale délivre-t-il à Gervais un brevet d’honorabilité en même temps qu’il hisse ses Motets au rang de modèle.

Un modèle dont Sylvain Sartre propose trois aperçus choisis parmi les quarante-deux Motets à grand chœur composés par Gervais durant la vingtaine d’années passée au service du roi. Nous les avons goûtés avec gourmandise sous les ors de la Chapelle Royale de Versailles. Et nous les réécoutons depuis, avec plaisir, dans la version enregistrée par les mêmes interprètes (hormis trois des solistes).


Jaquette du CD Grands Motets pour Louis XV, Château de Versailles Spectacles - 2022

A Versailles, ce 23 novembre 2022, ce n’est pas le Roi qui entre au son des fifres et des tambours de ses Gardes Suisses. Mais Sylvain Sartre qui lève la baguette, salué par les applaudissements d’un public impatient de goûter à la musique de Charles-Hubert Gervais après avoir savouré celle d’Antonio Vivaldi.

La luminosité suave de la tonalité sol mineur, dans laquelle baignait le Magnificat, s’assombrit dès les premières mesures de la simphonie d’ouverture du motet Super flumina babilonis (Sur les bords des fleuves de Babylone). Do mineur exhale une ambiance lugubre. « Obscure et triste », dit Marc-Antoine Charpentier ; extrêmement charmante (überauslieblicher) et simultanément triste, précise Johann Mattheson. Il est vrai que le texte du Psaume 137/136 parle d’exil, de nostalgie. Mais aussi de colère et de vengeance. Avec, dans sa conclusion, une cruauté telle que le concile Vatican II a cru bon de retirer les trois derniers versets des livres liturgiques de l’Eglise romaine.

En revanche, un texte qui se prête parfaitement à son assimilation par le langage musical d’une tragédie lyrique. Au point de devenir une forme d’oratorio sans récitant, mais pourvu d’un prélude instrumental, peut-être d’une sorte de prologue, d’airs et même de scènes « d’action » théâtrales.


Page titre de la partition Super flumina babilonis de Gervais, musique manuscrite, Gallica, BnF

Pour composer sa Simphonie, Gervais puise dans le registre du tragique. Entrée solitaire des violons mélancoliques qui se répandent en tristes gémissements. Aussitôt rejoints par un continuo marchant à l’allure d’un cortège funèbre. Marche brièvement suspendue par le larmoiement de deux flûtes. La suite est secouée de tremblements spasmodiques (les spécialistes appellent ces doublés de doubles croches, des « pincés ») suggérant des sanglots. D’abord ponctuels, ils prolifèrent dans la partie finale. Celle-ci finit d’ailleurs par chanceler, emportée par une gamme descendante, avant de s’engloutir dans l’obscure profondeur du désespoir. Le ton est donné.

Cette palette de sons projette les couleurs du sentiment d’impuissance. Un sentiment que le chœur va maintenant exprimer avec les mots du premier verset du Psaume. A première vue, Gervais semble vouloir le représenter par une succession d’images sonores. Au prix d’un léger arrangement du texte officiel afin d’assurer une parfaite alternance dans l’évocation successive d’une donnée géographique (le fleuve puis la patrie lointaine) et d’une touche humaine (personnages assis puis en larmes). Une perception suivie d’une émotion.

D’abord, l’écoulement des fleuves de Babylone. A cet effet, il choisit le procédé de l’imitation (entrée progressive des voix) et fait onduler le mélisme qui emporte flumina (fleuves). Il campe ensuite, sur le mode statique que suggère le chant sur une note constante, l’élite du peuple Hébreux assise sur les rives du fleuve (illic sedimus). C’est alors que Gervais opère une inversion dans le texte psalmique. Il commence par l’évocation de Sion. Y penser met à vif une nostalgie qui inflige des dissonances à l’évocation du souvenir (recordaremur) de la patrie lointaine. Dans le même temps, l’émotion soulevée se manifeste par des pulsations régulières du continuo, figurant le battement des cœurs. Enfin, d’une manière plutôt réaliste, il matérialise les pleurs des exilés par la répétition de fleminus (nous pleurions). D’abord brièvement, comme dans un sanglot étouffé. Puis dans un long mélisme tourmenté en forme de lamentation.

En prenant du recul, ces quatre miniatures finissent par ne former qu’un tableau. Le plan général suggère le fleuve de Babylone qu’un enchevêtrement des lignes de chant fait bouillonner dans la première partie du chœur. Le plan large, en revanche, se concentre sur le groupe des exilés. Dans la partie finale, ils chantent quasiment à l’unisson. Entonnant, en quelque sorte, un chœur des exilés à l’intérieur même du chœur d’ouverture du motet.

Allons plus loin encore. Cet exorde pourrait faire office de Prologue d’opéra si l’on partage la transposition du sens du Psaume soumise par le Père jésuite Jacques-Philippe Lallemant (1660-1748) dans Le sens propre et littéral des Psaumes de David (1708). En l’occurrence, il mettrait en scène l’allégorie de « l’Âme Chrétienne (qui) doit gémir des misères de son exil sur terre, et soupirer après la céleste Jérusalem, sa patrie ».

Dans le verset suivant, au rythme suggérant une sicilienne chargée de tristesse, deux flûtes se plaignent du silence imposé à la musique. Le timbre lumineux de Nicholas Scott, assombri par l’affliction, se désole à la vue des harpes accrochées aux saules bordant le fleuve. Sur le ton d’une élégie, il décrit la scène. D’abord, cette longue tenue de note fige le spectacle des harpes immobiles, pendues aux branches (suspendimus). Mais aussi la sonorité de ces instruments de musique (organa) étouffée par les battements d’une ligne mélodique déclinante. Une bien touchante allusion au monde dans lequel Orphée serait contraint au silence.

Avec le troisième et le quatrième mouvement, la tragédie lyrique s’invite dans le motet. Dans une sorte de bref récitatif, Nicholas Scott annonce un changement de décor. Un défilé de notes inégales secoue la partie instrumentale. Comme pour figurer le caractère à la fois martial et sarcastique des vainqueurs qui viennent exiger des exilés qu’ils chantent. Il introduit ainsi la première scène digne d’un opéra. Deux groupes fortement contrastés se font face. D’un côté, les babyloniens. Dédaigneux et impérieux, ils réclament des chants. Les cordes frénétiques fustigent les exilés. Sur une ligne ascendante signifiant l’impatience croissante, le grave ouaté de Benoît Arnould réclame puis exige, dans un Cantate (Chantez) cinglant, que les exilés s’exécutent. Sur ce même tempo vif, les voix masculines du chœur réitèrent le commandement. Commandement rendu encore plus saisissant par les effets de réverbération restitués par la prise de son. Sur un mode théâtral assumé, le harcèlement s’intensifie au cours des brèves mais véhémentes alternances entre le soliste et le collectif babylonien. D’un autre côté, les voix féminines du chœur personnifient les exilés. Leur réponse est empreinte de douleur (tenues de notes plaintives) et de noblesse (notes pointées). La scène atteint alors le pic dramatique. Lorsque la réflexion des exilés (Quomodo cantabimus canticum Domini in terra aliena/ comment chanterions-nous des chants sacrés sur une terre étrangère ?) est invariablement brisée par les injonctions violentes des babyloniens (Cantate/ Chantez).

Soucieux de rendre plus manifeste le contraste avec le mouvement précédent, Gervais adopte maintenant le registre du lamento. Ce cinquième mouvement relie exceptionnellement deux versets afin de regrouper les termes d’un serment. Pour décider de la distribution vocale, le compositeur décompose le texte en distinguant trois catégories de messages. En premier lieu, le duo (S,T) se noue sur le mode de l’imitation pour énumérer les cas de violation de la promesse : si oblitus fuero tui (si je t’oublie) puis si non meminero tui (si je ne me souviens de toi). En second lieu, chaque soliste énonce l’une des sanctions qui s’abattra sur le parjure : main droite desséchée ou langue attachée au palais. D’une façon plus globale, le caractère négatif de ces formulations est souligné par un continuo tenaillé par une suite de gammes descendantes, à la manière d’un ostinato. Dans la partie finale, en revanche, le message adopte une connotation plus positive. Aussitôt, le continuo s’illumine tandis que les voix se rejoignent pour promettre la joie (chaleureux mélisme faisant tressaillir laetitiae meae) à ceux qui honoreront leur promesse. Le vibrato (peut-être un peu trop appuyé) de Judith van Wanroij et le timbre ferme et pur de Zachary Wilder parviennent à créer une atmosphère singulière empreinte de mélancolie et d’espérance.

L’entrée instrumentale du sixième mouvement annonce le dénouement (l’exodos de la tragédie grecque). La gravité du continuo et la noblesse du rythme pointé réveillent le souvenir des belles pages d’un Requiem. Car c’est de mort qu’il va être question. Mais de mort violente. Aussi Gervais emploie-t-il, à nouveau, le langage de la tragédie lyrique. Cette fois, il active l’un des ressorts des opéras à succès : la violence sanguinaire. D’une voix malheureusement couverte, dans les graves, par les instruments, Benoît Arnould rappelle à Dieu le massacre des habitants de Jérusalem perpétré par les Iduméens (peuple d’Edom), alliés des Babyloniens (546 avant J.C). Dans un premier temps, sur un mode mineur, le baryton s’adresse respectueusement à Dieu tandis que les violons font revivre cet épisode douloureux de l’histoire du peuple juif. Sans la moindre transition, voix et instruments se jettent dans le mode majeur. Le rythme est échauffé par des rafales de double-croches. Le continuo se déchaîne. La voix s’exalte pour restituer les hurlements des envahisseurs : exinanite usque ad fundamentum in ea (Rasez jusqu’à ses fondements). Le chœur amplifie l’effet dramatique. La polyphonie est véhémente. Les cordes sont survoltées. L’ensemble façonne une séquence digne des tempêtes d’opéra.

D’un admirable tranchant de sa voix, Zachary Wilder appelle à rendre la pareille au peuple babylonien. Si les paroles défilent sur un mode syllabique pour ne laisser aucun doute sur les intentions, le continuo reste fiévreux. Cette superposition livre une belle illustration sonore de la vengeance froide. Une vengeance dont l’évocation échauffe cependant les esprits des exilés. Dans le chœur final, ils se réjouissent à la perspective de fracasser sur les rocs les crânes des enfants de Babylone. Caracolant au rythme heurté des croches martelées par les instruments, les voix du dessous, rapidement rejointes par celles du dessus, laissent jaillir leur joie dans un fugato exalté. L’espoir vient de vaincre le désespoir.

Dans le manuscrit que nous avons consulté, Gervais ne met pas en musique la petite doxologie habituellement attachée au chant d’un psaume. Certes, cette absence convient à une version de concert telle qu’elle pouvait être programmée par le Concert Spirituel. Cependant, ce grand motet avait pour finalité d’animer une messe ou à être chanté lors de la célébration des Vêpres. Preuve, s’il en faut : en 1762, il est intégré dans le Livre du roi, dans la catégorie des motets des « morts » exécutés durant le quartier d’octobre (Thierry Favier, Le motet à grand chœur, Fayard, 2009). Nous en restons donc au stade des conjectures. La partition qui nous est parvenue correspond-elle à une version de concert ? La doxologie a-t-elle été perdue ? Était-elle chantée en plain-chant ? Gervais avait-il coutume d’emprunter sa doxologie à d’autres motets en fonction du contexte ou du calendrier liturgique ? Aux spécialistes de nous éclairer.


Page titre de la partition Jubilate Deo de Gervais, musique manuscrite, Gallica, BnF

Grâce à la magie de la programmation, le psaume Jubilate Deo omnis terra (Acclamez Dieu, toute la terre) convertit la frénésie sanguinaire du psaume Super flumina babilonis en effervescence spirituelle.

Pour la mise en musique de ce motet composé pour le temps de la Nativité, Gervais mêle les tonalités la mineur et la majeur. Un mélange de sonorités respectivement « tendre et plaintif » et « joyeux et champêtre » selon Charpentier. Evaluation en léger décalage avec celle de Johann Mattheson. Pour lui, l’une et l’autre conviennent peu au divertissement. Plus précisément, le mode majeur (A-Dur) met davantage en valeur les passions plaintives et tristes (ist mehr zu flagenden und traurigen Passionen) tandis que le mode mineur (A-Moll), également morose, invite plutôt au sommeil. Il précise néanmoins que le premier a pour vertu de saisir immédiatement l’auditeur par sa brillance instantanée (greift sehr an, ob er gleich brillirt).

De fait, notre Psaume 100/99 éclot dans l’atmosphère resplendissante de Mattheson puis s’épanouit dans le ravissement de Charpentier. La musique sacrée de Gervais parlerait donc le langage des passions humaines ? Ses premiers auditeurs ne s’en offusquent pas. Car c’est durant le règne de Louis XV « qu’un compromis s’esquisse entre les tenants de morale naturelle et les défenseurs du vieil ordre théologique, entre l’inspiration chrétienne et la tradition épicurienne » sur la question du bonheur (Louis Thénard, Pour une histoire sociale de l’idée de Bonheur au XVIIIème siècle, Annales historiques de la Révolution Française, 1963). Le bonheur n’est plus réservé à l’au-delà ; il peut se vivre ici-bas.

Pour ce qui concerne le texte, Gervais recompose les cinq versets du texte liturgique de telle sorte que deux chœurs (entrée et conclusion) encadrent deux mouvements solistes.

Le mouvement d’ouverture scelle les deux premiers versets pour exhorter l’assemblée à servir Dieu dans la joie. Ce Jubilate Deo omnis terra traduit le message des « Apôtres aux Chrétiens », explique le Père Lallemant. Et que disent les Apôtres ? Gervais en retient trois instructions qu’il sertit dans une structure en forme de rondeau.

La première (Jubilate Deo omnis terra) invite la terre entière à louer Dieu dans la joie. Elle fera ensuite office de refrain. Une courte simphonie gracile modèle la ligne mélodique sur laquelle s’engagera d’abord un duo de soprani. Elle est animée par des violons qui virevoltent, se laissant glisser sur une gamme tantôt descendante, tantôt montante. Les notes fusent à la manière des envolées d’angelots facétieux. Judith van Wanroij et Marine Lafdal-Franc posent leurs voix sémillantes sur ces lignes folâtres. Imprimant à ces quatre mots la marque de la béatitude. Les lignes s’enlacent, se délacent puis s’unissent dans ces enthousiastes injonctions au bonheur. Le chœur les rejoint. Dans une forme de joute enjouée, les pupitres du dessus et ceux du dessous s’interpellent et se répondent, formant, en quelque sorte, un hymne à la joie qui n’a qu’un mot à dire : Jubilate.

La seconde phrase, appelle à servir Dieu avec entrain (servite Domino in laetitia). A l’unisson puis en dialogue, les deux soprani énoncent d’abord la règle : le chrétien est serviteur de Dieu. Le message s’enrichit lorsque, par d’inlassables répétions d’un in laetitia (avec joie) recouvert de fins ornements, il manifeste la joie que procure la perfection chrétienne. Celle que décrit l’Imitation de Jésus-Christ que Pierre Corneille (1606-1684) fit entrer dans de nombreux foyers (1656).

La troisième, enfin, exhorte à le rejoindre avec allégresse (Introite in conspectu ejus in exultatione). Une nouvelle fois, c’est au bonheur que Gervais réserve un traitement de faveur. Répétitions, succession de mélismes exaltés et effet d’entraînement des entrées en imitations font rayonner un in exultatione (avec allégresse) qui s’épanouit dans une dernière reprise du refrain : Jubilate Deo.

Le second mouvement adopte la forme d’une profession de foi. En confiant le troisième verset à la voix de basse (la voix de Dieu et celle de son Eglise), il met en scène, en quelque sorte, un prêche en miniature. Alors que la voix monte en chaire, deux instruments obligés tiennent un discours empreint de suavité et de gravité (les deux qualités majeures de la musique d’Eglise) dans une brève ouverture instrumentale. Des instruments qui personifient, en quelque sorte, les médiateurs du dialogue qu’entretiennent les mondes terrestres et célestes : le basson et le violon. Le discours proprement dit se déroule en trois temps. D’abord, l’apostrophe. Scitote (Sachez), répète Benoît Arnould pour alerter son auditoire sur l’importance du propos qui va suivre. Un propos qui se limite d’abord à l’énoncé d’un principe : Dominum ipse est Deus (l’Eternel est Dieu). D’impérative, l’allure devient révérencieuse. Pourtant, ce sont les deux conséquences découlant de ce principe que Gervais tient à souligner. Ipse fecit nos. Il nous a fait. Ce rappel réitéré du Livre de la Genèse est affirmé avec force. Mais c’est dans le second terme que Gervais prend parti dans les débats politico-philosophiques qui agitent toujours la société. Dieu a-t-il créé l’homme ? Non, disent les adeptes des Lumières qui « poussent à bout la volonté de substituer à l’antique idée de l’homme créé à l’image de Dieu… l’idée d’un homme dont on ignore l’origine et qui doit se créer lui-même » (Bernard Chédozeau, Humanisme et Religion, conférences (mars à juin 2010) données à l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier). Gervais prend le contre-pied. Pour le mesurer, il faut s’imprégner du texte latin et oublier sa traduction. Non ipsi nos (et pas nous), dit le texte. En martelant le non avec la même insistance que le non confundar (je ne serai pas confondu) de bien des Te Deum mis en musique, il déclare fermement : non, l’homme ne s’est pas fait lui-même.

De la chaire, Gervais nous mène aux champs. En effet, dès la brève entrée instrumentale, ce troisième mouvement nous introduit dans un univers pastoral, paisible et radieux. Le hautbois obligé dialogue avec le ténor dans un récitatif représentant le peuple de Dieu sous la forme d’un troupeau paissant. Ce duo d’une étonnante limpidité doit beaucoup aux timbres lumineux de la voix et de l’instrument. De fait, la mélodie coule à l’image d’une eau claire. Chacun des trois stiques (subdivision d’un verset) fait l’objet d’un double traitement : une présentation syllabique suivie d’une variante plus ornée, couronnée par une brève ritournelle instrumentale. A l’exception du troisième, plus expressif et plus développé. Il y met en scène l’entrée dans le temple divin (atria ejus) d’un cortège chantant des hymnes (in hymnis) pour acclamer Dieu (confitemini illi). Les deux derniers termes étant portés par des vocalises. Ascendantes, pour élever les hymnes vers Dieu, et descendantes, en geste d’humble vénération.

Vénération finalement transcendée dans un réjouissant chœur dialogué immergé dans le mode majeur. L’entrée instrumentale danse au rythme enjoué d’un menuet. Le découpage du texte et son affectation aux six parties vocales prend la forme d’une leçon de catéchisme. D’abord, pourquoi faut-il louer Dieu ? Une première raison est exposée dès l’entrée des voix. Deux textes se superposent. Tandis que les dessus invitent à chanter son nom (Laudate nomen ejus), les dessous justifient leur appel par la bonté de l’Eternel (Quoniam suavis est Dominus). Le contrepoint simplement tissé frissonne déjà de bonheur. Le même schéma se répète pour formuler la seconde raison. Ainsi, lorsque les dessus entonnent à nouveau les louanges de Dieu, d’autres pupitres font valoir la nécessité de rendre grâce à sa miséricorde. Poussés jusqu’à l’exaltation, les textes se croisent, les voix s’entremêlent, le contrepoint s’étoffe. Finalement, les parties vocales finissent par se rejoindre, dans un unisson saluant solennellement la miséricorde divine confirmée de générations en générations. Ces raisons sont-elles suffisantes ? L’ensemble instrumental ne le croit pas et relance le chœur. Celui-ci explique à nouveau l’action miséricordieuse par la bonté (suavis) de l’Eternel et insistent sur le caractère intemporel de cette croyance. Mais le passage final ajoute un dernier argument. Un argument déterminant formulé de façon puissante, grave et majestueuse : la fidélité sans faille de l’Eternel envers son peuple (veritas ejus). Une fidélité qui résume, pour Gervais, le message de Noël.

Du Jubilate au Miserere, il n’y a qu’un pas. Un pas que le langage du symbole permet de franchir. Car Noël et la Passion se partagent un même emblème : le houx. Un houx qui, dans le conscient ou l’inconscient collectif, matérialise deux attentes pour le chrétien d’alors. Promesse d’un printemps proche, les boules rouges représentent les gouttes de sang du Christ et les feuilles piquantes préfigurent la couronne d’épine. En d’autres termes, dans la joie du renouveau fêté à Noël (Jubilate) le chrétien se doit de penser à la douloureuse Passion du Christ qui va purifier l’homme de son péché (Miserere). A la jubilation succède donc l’imploration.


Page titre de la partition Miserere (volume 1) de Gervais, musique manuscrite, Gallica, BnF

Le Miserere mei, Deus (Pitié pour moi, ô Dieu) évoque originellement un épisode de la vie de David. Dans ce Psaume 51/50, il « demande pardon à Dieu de son adultère avec Bethsabée et du meurtre commis en la personne d’Urie », explique le Père Lallemant. Cette évocation a-t-elle conduit Gervais à s’orienter vers le mode mi mineur (E-Moll) dont, d’après Charpentier, l’énergie est qualifiée « d’efféminée (= « qui tient de la faiblesse d’une femme », selon de Dictionnaire de l’Académie Françoise, 1787), amoureuse et plaintive » ? Cependant, les termes employés par Mattheson caractérisent mieux les sentiments douloureux qu’exprime la musique de Gervais : très pensif (tieffdenckend), troublé et attristé (betrübt und traurig) mais qui laisse espérer un réconfort (zu trösten hoffet).

Cette fois, aucune simphonie n’ouvre le motet de Gervais. A peine, un bref instantané instrumental sourd-il du plus profond du continuo pour se propager, du grave vers l’aigu, à l’ensemble des pupitres de l’orchestre. L’atmosphère est pesante. La tonalité s’assombrit au fur et à mesure que le volume gonfle. Le son s’épaissit avec l’entrée progressive des instruments. Puis s’étiole pour laisser l’ascendant à la voix de basse.

Sur le ton de l’imploration, Benoît Arnould énonce, à plusieurs reprises pour en souligner le caractère pressant, la requête formulée dans le premier verset du Psaume : que ta miséricorde efface mes péchés. La suite de ce premier mouvement adopte la forme d’un rondeau. L’incipit (Miserere mei, Deus) se transforme en refrain chanté par le chœur tandis que la basse poursuit la lecture des quatre versets suivants, convertis en couplets. Cette alternance finement ciselée procède d’un fondu enchaîné sonore absolument poignant. De plus, elle a pour effet d’accentuer les contrastes. D’un côté, l’écriture en imitation de la supplication répétée en refrain par le chœur attendrit doucement l’âme de l’auditeur. De l’autre, le récit discontinu du soliste dont le dessin mélodique figure remarquablement la courbe des émotions qui l’animent. Par exemple, une tension exacerbée gonfle une ligne mélodique ascendante dans l’appel désespéré qu’il lance à Dieu (Miserere). Mais la ligne s’inverse lorsque l’intensité émotionnelle s’apaise en considération de sa grande miséricorde (magnam misericordiam tuam). Ce graphisme, répété à plusieurs reprises, n’est pas l’unique procédé auquel recourt Gervais pour nourrir les émotions. Retenons, à titre d’illustration, le rythme irrégulier (notes pointées) reflétant la nervosité du pécheur. Ou les fréquents intervalles désarticulant la ligne mélodique à hauteur de ses tourments. Ou bien encore ces mots chargés d’altérations qui, à la manière des mouches peintes sur les vanités de l’âge baroque, signifient la mauvaise conscience du pécheur confronté à ses péchés (iniquitatem meam ou peccatum meum). Finalement, ce chœur dialogué adopte le ton austère de la confession. Les ornements en sont bannis. A peine concède-t-il un espace limité à un madrigalisme, lorsqu’un ruissellement de croches lave le pécheur de son iniquité (lava me).

Une confession qui se prolonge dans les deux mouvements suivants. D’abord, tandis que le continuo incarne cette mauvaise conscience enflammée par des flux de croches, deux solistes (T,B) admettent d’abord, dans un unisson nerveux, qu’ils ont péché. Ils tissent ensuite un brevet d’impartialité à la justice divine. Les textes se croisent en mailles serrées, comme pour matérialiser la cohérence et l’indestructibilité de cette justice transcendante. Pour finir, retrouvant l’unisson, ils s’en remettent à son jugement. Plus introspectif, le second mouvement exprime une foi humble et confiante. Certes, je suis né dans le péché, reconnaît d’abord le ténor dans une rhétorique lacrymale (suite de noires pointées mêlée de croches) empreinte d’humilité (tempo retenu). Pour adoucir son anxiété, comme s’il appliquait un baume apaisant sur les défaillances du pécheur, un chœur caressant reformule délicatement sa déclaration. Soulignant cependant, par deux dissonances notables, lourdes d’un message subliminal, l’imperfection de l’homme né dans le péché (in peccatis concepit me/ j’ai été conçu dans le péché), par opposition à la conception virginale du Christ. Le ténor poursuit : tout pécheur que je suis, mon cœur est ouvert à ta sagesse. Les flûtes traversières l’invitent à une paisible sérénité pour mieux accueillir la sagesse divine. Une expérience spirituelle à laquelle se livre le ténor, lorsqu’il rencontre, dans une brève incursion dans le mode majeur, sapientiae tuae (ta sagesse).

Après la contemplation, la purification. En projetant une sonorité fluide dans une atmosphère en clair-obscur, flûtes et violons nous plongent dans un environnement liquide. Des grappes de croches pointées ruissellent. Sans discontinuer, la voix épousera leur allure ondoyante. Voici pour la forme. Voyons maintenant le fond. Afin de rendre le texte plus explicite pour l’auditeur, Gervais semble user d’une rhétorique de l’image. D’abord, la purification dont l’hysope est l’instrument. La symbolique de cette plante (Asperges me… hyssopo) a-t-elle suggéré à Gervais cette tonalité sombre que diffuse le continuo ? Peut-être, car, dans la Bible, elle est associée au sang et à la mort. Au sang dans lequel elle est trempée avant que le peuple d’Israël ne quitte l’Egypte. A la mort du Christ en croix (Jean, 19, 29). L’écoulement fluctuant du phrasé convoque une autre image. Celle du rite de purification par le baptême. De fait, lavabis me (lave-moi) s’écoule sur une ligne descendante, comme pour matérialiser le geste du baptême par ablution. Notons, enfin, que chacune de ces images est évoquée à trois reprises. Trois, comme le nombre de fois que l’eau est versée sur la tête du baptisé.

Purifiée, l’âme attend la confirmation de l’effacement de ses péchés. Sans attendre, voix et violons se réjouissent. Comme transportés par une allégresse qu’aiguillonne un « petit chœur » (selon la partition ; deux soprani et un ténor à Versailles) auquel deux violons ouvrent la marche. En l’absence de graves, la tonalité est aérienne, presque céleste. Deux mots, tout particulièrement, sont couronnés de vocalises : laetitiam (joie) et surtout exsultabunt (nous nous réjouirons). Soigneusement sculpté, le contrepoint imitatif attise le tempo et laisse filtrer un premier rayon de lumière. Un second bouquet lumineux apparaîtra en conclusion du récitatif suivant. Un récitatif dont les couleurs chatoyantes sont accentuées par une relève calculée des timbres des instruments qui accompagnent le soliste. Davantage encore que la quête de variété, Gervais distribue les rôles des instruments en fonction de l’affect qu’il déniche dans le texte. Gravement, soutenu par un continuo étoffé par l’orgue et incrusté de larmes coulant du théorbe, le pécheur appelle Dieu à détourner son regard de ses péchés. L’humilité et la ferveur caractérisent cette entrée en matière. Les deux versets suivants lancent une supplique. Dans cette partie centrale, dont la forme s’inspire d’un aria da capo (air avec reprise) d’opéra, le soliste appelle Dieu à créer en lui un cœur pur (Cor mundum crea in me). Cette fois, ce sont les longues plaintes des violons qui cristallisent la crainte de l’abandon. Elles offrent leur soutien à une ligne mélodique tourmentée, retenue mais ponctuellement éperonnée par des intervalles saillants dans lesquels Nicholas Scott fait la démonstration de son habileté et de l’excellence de sa maîtrise vocale. L’espoir renaît finalement, lorsque deux hautbois entraînent le chanteur dans le mode majeur. Ils rayonnent de joie tandis que la voix retrouve le goût des vocalises (laetitiam) et des sauts mélodiques irradiants. Une lumière qui alimente une foi enthousiaste. Celle qui enchante la fugue fulgurante dans laquelle le chœur proclame sa volonté militante. Celle de se faire l’écho des enseignements divins (Docebo iniquos vias tuas). Le tempo est vif et les notes répétées expriment la vigueur de son volontarisme.

La partition consultable sur le site Gallica de la BnF s’achève sur cette fugue enflammée. Cependant, Gervais a mis en musique l’intégralité du Psaume. Mais la suite figure dans un second volume que la BnF n’a, semble-t-il, pas encore mis en ligne.

Poursuivons donc l’écoute sans le support manuscrit. Lorsqu’il met en musique le seizième verset de ce long Psaume, l’attention de Gervais reste fixée au plus près du texte. Il le découpe en deux stiques : l’une en appelle à Dieu ; l’autre lui promet de le servir. Dans la première, le pécheur attend révérencieusement son salut du sang du sacrifice (Libera me de sanguinibus). Le continuo est grave. Le théorbe geint. Le chant plaintif des flûtes enrobe la prière dévotieuse que le soliste adresse à Dieu sur le rythme retenu d’une supplique. Sans transition, le tempo s’éveille. Les flûtes se taisent et les violons s’ébrouent. La ligne de chant s’illumine, réchauffée par le mode majeur. Dans un mélisme effervescent, la langue du soliste exulte (exsultabit) à l’idée de célébrer la miséricorde divine. A l’intérieur d’un même verset, Gervais parvient donc à concentrer un remarquable jeu de couleurs (flûtes-violons) et des rythmes (lent-vif) afin de révéler le contraste des affects (humilité-félicité). Il se soumet ainsi à cette quête permanente des oppositions, des contrastes. Comme Charpentier ou De Lalande l’avaient fait dans leurs Miserere respectifs.

Dans le verset suivant, le mode opératoire est identique. Si ce n’est que le texte est, cette fois, confié à un quatuor vocal. Jean-Paul Montagnier dresse, à ce propos, un portrait flatteur du compositeur compte tenu de « la rareté de ce genre de combinaison dans le répertoire de l’Académie (il avait déjà expérimenté cette formule dans Les Amours de Protée, 1720) et sa réelle qualité (qui) rendent justice à la science de Gervais ». Le contrepoint adopte deux postures. D’abord, dans un climat de déférence souligné par un tempo contemplatif, les lignes vocales se superposent ou se morcellent de telle sorte que deux mots dominent en permanence le discours : Domine et labia mea pour appeler le Seigneur à ouvrir les lèvres du pécheur. Par contraste, le contrepoint revêt un riche tissu à mailles serrées pour promettre de publier les louanges de Dieu. Les violons électrisent le tempo. Les voix s’enthousiasment et les lignes s’emmêlent dans un écheveau duquel perce un autre mot-message : annuntiabit (ma bouche annoncera).

Après la fugue, après le soliste, un quatuor entreprend l’éloge de l’activité pastorale. Une telle insistance suggérerait-elle que le motet entendait célébrer l’action missionnaire du roi ? Celle qu’il mène, parfois avec davantage de rudesse que son arrière-grand-père, depuis que, le 14 mai 1724, il a déclaré la guerre à « l’hérésie » (protestante) ?

Avec cependant, dans cette hypothèse, un appel à la tolérance que lancerait le chœur dans ce vigoureux holoccaustis non delectaberis (tu ne prends point de plaisir aux holocaustes). Après avoir vécu dans la société des libertins (libre pensée) du Régent, est-il maintenant sensible à la liberté des cultes cultivée par les Philosophes des Lumières ? En tout état de cause, le tutti professe que Dieu répugne aux sacrifices sanglants. Dans un mouvement fugué initié par les instruments, les voix déclarent solennellement qu’elles se seraient résignées à lui offrir ce type de sacrifices s’il l’avait demandé. Cependant, le développement le plus puissant s’applique au second stique. Celui dans lequel le chœur martèle fermement le même non rédhibitoire que celui que nous avions signalé dans le Jubilate. Baigné dans le mode majeur, emporté par un tempo bondissant, enflammée par les entrées successives des voix, ce magnifique chœur est gonflé d’une vitalité telle qu’il marque inévitablement les esprits. Par les sons et par le message.

Après l’exaltation vient le temps de la pédagogie. Gervais reconduit ici le schéma binaire entendu précédemment : un tempo méditatif pour se pénétrer des enseignements divins et une section fringante pour en commenter les effets mobilisateurs. Par quelques dissonances qui perlent sur la brève ouverture instrumentale, les violons augurent du caractère déconcertant de la condition préalable aux sacrifices attendus par Dieu. Une caractéristique que la basse explicite, notamment dans une vocalise chromatique descendante figurant l’esprit brisé (spiritus contribulatus) par l’humilité et la contrition. Vertus qu’il fixe ensuite dans l’esprit des auditeurs en appliquant le principe pédagogique de la répétition. Avant d’avertir la Cour, par les reprises et le martèlement de non despecies (tu n’as point de mépris), que « le mépris pour ceux qui gouvernent est un sentiment très répandu en France dès les premières années du règne de Louis XV » (Cornelis de Witt (1828-1889) in La société française au XVIIIème siècle, Revue des Deux Mondes, janvier 1864). Rejoignant le mode majeur, la seconde section accueille dans l’allégresse les bienfaits dispensés par Dieu. Une joie simple que décrit une écriture sans ornements. Juste un flux de répétitions, emportées par un tempo sémillant.

Les bienfaits accordés par Dieu se matérialisent par la construction des murs de Jérusalem. C’est ainsi que le soliste concluait son air. Le même texte sert d’ouverture au chœur final. Cette fois, deux soprani, soutenues pour les dessus de violon, entendent souligner le parallèle entre la Jérusalem ancienne, celle du Psaume, et la Jérusalem céleste dont « la muraille était construite en jaspe » (Apocalypse, 21, 18). Céleste comme le grain sonore ; aérienne par la conjonction des dessus vocaux et instrumentaux. Lorsque l’humilité et la contrition auront fait leur œuvre, Dieu agréera les holocaustes, assure le duo. Aussitôt, le chœur éclate d’allégresse à la perspective de pouvoir désormais charger les autels d’imposants sacrifices. Textes et sons s’interpénètrent, se recomposent, fissionnent en libérant une énergie puissante et irradiante. Rythmes vifs et lents s’entremêlent. Mouvements ascendants et descendants se croisent. Graves et aigus entrent en confrontation. En somme, un chœur final en fusion. Brillant et munificent.

Tandis que l’effet de résonance s’éteint, la question se pose à nouveau. En fin de compte, un musicien d’opéra peut-il réussir dans l’univers singulier de la musique d’église ? Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) y avait répondu de façon catégorique : ceux qui excellent à l’opéra ne réussissent généralement pas dans l’écriture d’un motet. Pour preuve, « Gervais ne put jamais faire de beaux chœurs et n’entendait rien à ce qu’on appelle facture. Lully, Colasse, le grand Rameau lui-même, n’ont jamais fait que des motets médiocres, tandis que les savants Blanchard et la Lande qui ont travaillé plusieurs fois à des opéra, n’ont rien pu faire de bon en ce genre. Campra est presque le seul qui ait réussi dans tous les deux » (Essai sur la musique ancienne et moderne, tome 3, 1780).

L’expérience sonore que nous a fait vivre Sylvain Sartre démontre le contraire, nous semble-t-il. Si le Magnificat de Vivaldi produit toujours les mêmes sensations jubilatoires, la musique de Gervais nous est beaucoup moins familière. Elle recèle pourtant de trésors sonores qui révèlent une écriture d’une étonnante vivacité et d’une impressionnante variété. Elle forme, en quelque sorte, une synthèse entre le caractère décomplexé de la musique de théâtre et le délicat équilibre entre suavitas (plaisir) et gravitas (raison) imposé à la musique d’église par le Concile de Trente. Bien entendu, de véritables scènes d’opéra se déploient dans les passages les plus dramatiques des Psaumes. En revanche, d’autres mouvements engagent à la méditation, à la réflexion, même à la dévotion. En résumé, une musique à la mesure d’un siècle dédié aux Lumières.


Photo du concert © Michel Boesch

Il est vrai que ces partitions sont servies par une conjonction de talents éprouvés. Le mariage de la notoriété forgée par les voix du Concert Spirituel et l’expertise reconnue des musiciens des Ombres ne pouvait produire qu’un résultat techniquement pur. Mais il dépasse le pronostic. Par l’engagement physique et technique des musiciens, les nuances et les modulations érigent l’œuvre au rang des pièces d’orfèvrerie sonores. Par la finesse des ajustements, les sons deviennent des phrases sans mots. La justesse de la diction et la sensibilité des chanteurs à l’intonation transforment les textes en images animées. La cohérence de la direction réunit ces habiletés pour forger un récit harmonieux. Un récit au service du sens. Car un motet parle à l’oreille, à l’imaginaire et à l’esprit.

A ce titre, notre double expérience, celle du concert en direct et de l’écoute séquentielle du CD, souligne à merveille la complémentarité des vecteurs de diffusion de la musique : la suavitas que l’on éprouve à l’écoute d’une musique, d’autant plus qu’elle est replacée dans son cadre d’origine ; la gravitas avec laquelle le support matériel permet d’explorer chacune des facettes de l’âme d’une composition.



Publié le 25 janv. 2023 par Michel Boesch