A la Cour des Médicis (Stravaganza d’Amore !)

A la Cour des Médicis (Stravaganza d’Amore !) ©
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Pichon au berceau de l’opéra italien

« L’amour est l’enfant de la folie » affirmait Francis Bacon en 1597. Et c’est précisément par ce message que s’ouvre le concert : Stravaganza d’amore ! proclame un soliste du haut de la clôture de chœur de l’abbatiale Saint-Robert. Car c’est sur le thème de l’amour que Raphaël Pichon a choisi de fêter le 10ème anniversaire de l’Ensemble Pygmalion qu’il a fondé et qu’il dirige. Plus exactement, ce sont les différents habits que revêt l’amour qu’il veut exposer dans tous leurs éclats : bien sûr, l’amour de la musique dans lequel il communie avec ses musiciens comme avec le public qui est venu l’écouter. Mais aussi l’amour que la famille des Médicis a célébré à grands renforts d’or et de musique, lors de mariages princiers. Et même l’amour tendre d’Orphée, l’amour contrarié d’Apollon et jusqu’aux images de l’amour-harmonie que les humanistes de la fin du XVIème siècle ont exhumé de la sagesse antique qu’ils goûtaient avec tant de passion.

Comme le veut la tradition à La Chaise-Dieu, une pièce d’orgue annonce le début du concert de l’après-midi. Martin Gregorius interprète un arrangement pour orgue de la Toccata de l’Orfeo de Claudio Monteverdi. Si son motif est facilement reconnaissable, son interprétation, sur les grandes orgues, n’égale cependant pas son exécution par des ensembles à vent.

Raphaël Pichon choisit d’interpréter une œuvre que l’on pourrait qualifier de « parodie ». Cette technique, connue depuis le XVIème siècle, a été employée par les plus grands maîtres de la musique baroque. Elle consiste à réemployer des pages musicales extraites d’œuvres existantes, à les agencer pour reconstruire une œuvre nouvelle. Si nous ignorons les secrets de fabrication de la partition interprétée ce 25 août, nous pouvons néanmoins identifier les différentes pièces de ce patchwork musical si habilement cousu.

Pour cela, nous devons d’abord nous rendre « à la Cour des Médicis … (où) les mariages étaient l’occasion de fêtes somptueuses ». Depuis 1539, une pièce de théâtre y est représentée pour impressionner les convives. Des intermèdes (intermedii) musicaux et scéniques égayent les participants entre les différents actes de la pièce. Quelques décennies plus tard, ces intermèdes prennent une ampleur telle qu’ils finissent par l’emporter sur la pièce dont ils prennent le nom. Nous sommes dans cette configuration en 1589, lors des réjouissances auxquelles donne lieu le mariage de Ferdinand Ier de Médicis avec Christine de Lorraine. La pièce, La Pellegrina (texte de Girolamo Bargagli), est encadrée et ponctuée par six intermèdes extrêmement développés. Selon des témoins directs, ceux-ci ont fortement marqué les esprits. Ecoutons le témoignage de Barthold von Gadenstedt, « un touriste allemand qui était dans le public » (voir l’excellent livret rédigé par Skip Sempé accompagnant le CD La Pellegrina – Intermedii 1589, distribué par Paradizo) : « (un spectateur) assis à côté de moi pensait que cela venait de se passer au Ciel, que c’était un avant-goût de la délicieuse musique des anges bienheureux au Paradis ». C’est assez logiquement que Raphaël Pichon se tourne vers cette partition pour en exploiter la matière musicale. Il retient d’abord l’idée d’un découpage en quatre intermèdes (au lieu des six structurant La Pellegrina). Il en extrait plusieurs pages, mais en les redistribuant. Ainsi, son quatrième intermède est entièrement constitué de pièces tirées du premier et du quatrième des Intermedii 1589 . Environ la moitié de son deuxième intermède est extraite des troisième et sixième des Intermedii 1589, alors que seul un modeste fragment du quatrième des Intermedii 1589 est placé en tête de sa composition.

Raphaël Pichon a recours à d’autres gisements pour donner à sa partition un air de nouveauté. Comme on le sait, La Pellegrina est considérée comme l’un des parents du drama per musica. C’est donc à la source des tous premiers opéras qu’il va puiser son inspiration. Aussi, l’intégralité de son troisième intermède est-elle composée d’extraits de l’Euridice de Giulio Caccini (publié en 1601 et créé en 1602) et d’une autre Euridice, celle de son rival Jacopo Peri, opéra représenté en octobre 1600 à l’occasion des noces de Marie de Médicis avec Henri IV. Quant à la seconde moitié de son second intermède, c’est à La Dafne de Marco da Gagliano qu’il fait appel. Enfin, pour son premier intermède, il agence plusieurs madrigaux composés dans le dernier quart du XVIème siècle par des maîtres du genre tels que Giulio Caccini, Alessandro Striggio (le père du rédacteur du livret de l’Orfeo de Monteverdi) et surtout Luca Marenzio.

Comme on le voit, les sources sont multiples, la nature des œuvres convoquées d’une grande variété et leurs tonalités éclatent de mille couleurs. Et pourtant, c’est une incroyable homogénéité que ressent l’auditeur, comme si la composition sortait d’une même plume.

Le premier intermède est dominé par les madrigaux. Ouvert par une brillante Toccata à l’allure quasi martiale, cette pièce de Girolamo Fantini installe une atmosphère de solennité. Nous voilà transportés dans le Palais Pitti, résidence principale des grands ducs de Toscane. C’est jour de fête poiché di gioia e speme (« puisque la terre et le ciel chantent ensemble gaîment »)  en l’honneur de Ferdinand Ier de Médicis. Cette invitation à la réjouissance est d’abord adressée a capella avant d’être reprise avec enthousiasme par l’orchestre. Ce chœur introductif est extrait de La Pellegrina (quatrième intermède – Cristoforo Malvezzi). Suivent deux madrigaux, comme enchâssés dans un refrain répété en chœur, extrait du spectacle construit par Caccini pour les fêtes nuptiales de Henri IV et Marie de Médicis (Il rapimento di Cefalo – 1600). Le premier madrigal est signé par Caccini. Les solistes sont soutenus par un continuo assuré par des instruments à corde pincée (clavecin, harpe) ainsi que des violes. Leur chant est habité, expressif, parsemé de belles nuances. La strophe finale (Dolce or mia vita rende/ Ce dieu qui enflamme les cœurs) est attendrissante et douce comme du miel. Le second madrigal, cette fois de la main de Luca Marenzio, est d’autant plus touchant qu’il rappelle que la dipartita è amara (« la séparation est douloureuse ») mais que le bonheur peut naître de ces moments difficiles. Les interprètes portent ce texte d’une voix soyeuse qui nous remplit d’émotion. Emotion qui se prolonge avec la pièce d’Antonio Brunelli. Elle chante l’amour malheureux : Miserella, ah più no, no, tanto gel soffrir non puo (« Malheureuse, elle ne peut plus jamais, non, souffrir tant de froideur »). Un joli jeu de flûtes emporte le message, comme pour l’éloigner de cette fête qui ne veut se souvenir que du bonheur d’aimer. Peine perdue. La composition d’Alessandro Striggio se moque maintenant de la giovenil ardire (« hardiesse juvénile »). Ses harmonies denses, renforcées par des cuivres éclatants, soutiennent les voix masculines rassemblées au centre de la scène. Pour le madrigal final de Marenzio, chaque soliste sera épaulé par un instrument à vent, une façon originale de renforcer l’effet d’une voix par l’éclat d’un cuivre pour mieux signifier que Donne, il celeste lume de gl’occhi vostri (« Dames, la lueur céleste de vos regards enflamme les cœurs »).

Le second intermède prépare l’apparition des premiers airs d’opéra. Il débute par un air dansant et brillant sous une explosion de cuivres. Il nous invite à nous adonner sans retenue aux stravaganza d’amore. C’est au son d’une harpe sensuelle et des traits tout en douceur des violes que Malvezzi appelle les convives à se joindre à de joyeuses rondes, en sautillant sur un magnifique in questo di giocondo per arrichir per adornar il monde (« car c’est un tel jour de fête qu’il enrichit et orne le monde »). Dans la pièce suivante, également extraite de La Pellegrina, il annonce l’entrée en scène des nymphes et des bergers. En leur compagnie, et jusqu’à la fin du troisième intermède, nous traverserons l’univers de l’opéra naissant. C’est d’abord aux nymphes qu’il appartient de soutenir Apollon dans son combat contre le Python qui terrorise la campagne entourant Delphes. Dans un court extrait de La Pellegrina, Marenzio fait dialoguer une voix de soprano et de ténor avec le chœur pour illustrer la terreur qu’il inspire. Il appartiendra à La Dafne de Marco da Gagliano d’achever le récit. Le combat y est figuré de manière très expressive par les cuivres et les timbales, juxtaposant l’image horrible du serpent et la majesté du héros victorieux. Le monstre étant terrassé, Marenzio se plaît à décrire, avec l’éclat d’une musique rappelant celle de Venise, la joie qui anime la population délivrée. Il invite à rendre grâce aux dieux d’eterna gloria, di si lieta vittoria (« pour leur gloire éternelle, pour une victoire si heureuse »). Libérés de la Bête, c’est à l’amour que les humains se trouvent maintenant confrontés. La Dafne lève le voile sur le dialogue engagé entre Amour, archer nu et aveugle, Vénus, sa mère, et le victorieux Apollon. Le chœur des nymphes et celui des bergers nous révèlent les ravages que l’archer aveugle peut provoquer. Tour à tour enjoués ou emportés, ces échanges envoûtent le public. Les voix, portées par une musique à l’harmonie profonde, captent l’attention et charment le cœur. De ce point de vue, la dernière strophe de l’air d’Apollon (Non curi la mia pianta, o fiamma, o gelo/« Que mon arbre n’ait à souffrir la chaleur ou le froid ») développe une magnifique montée en puissance du continuo au cours duquel le cornet produit un remarquable effet d’écho.

Le troisième intermède est complètement dédié à l’opéra antérieur à L’Orfeo de Monteverdi (1607). Ouvert par des flûtes sautillantes rapidement rejointes par les cuivres, il donne lieu à un échange entre les bergers et les nymphes, extrait de l’Euridice de Caccini. Les chœurs sont sublimes et les vocalises irrésistibles pour saluer Bella madre d’Amor/« Belle mère de l’Amour). L’Euridice de Jacopo Peri offre des moments attendrissants, notamment lorsque Daphné souffrant d’un mal d’amour, le raconte en entonnant Lassa, che di spavento e di pietata (« Hélas, que d’épouvante et de pitié »). L’effet dramatique est renforcé par les dissonances rendues par le continuo au terme de son long récitatif. Et la douleur atteint son paroxysme lorsque le chœur lance plusieurs sospirate (« soupirez ») adressés aux aure celesti (« brises célestes »). Caccini donne maintenant la parole à Orphée. Ses plaintes sont accompagnées par des violes tourmentées. Le final de son récitatif s’achève quasiment a capella, comme pour signifier qu’il finit par s’abandonner à une douleur sans espoir. Un madrigal de Marenzio tente d’infléchir les esprits des Enfers. Le chœur et le cornet ajoutent à l’émotion transmise par l’orchestre. A son tour, Antonio Brunelli s’efforce d’attendrir Pluton. Accompagné seulement par les instruments à vent, son chant exprime de la tendresse malgré la douleur. Et soudain, les cuivres, timbales et clavecin réveillent magnifiquement l’orchestre, portant le message d’espoir délivré par Pluton. L’heure est maintenant à l’espoir et l’intermède s’achève dans la joie retrouvée. Et peu importe que le dénouement soit heureux (lieto fine), en contradiction avec le récit mythologique. Les convives étant invités à des noces, il ne pouvait pas en être autrement !

Avec le quatrième et dernier intermède, nous retrouvons la Pellegrina. Tout y respire maintenant le bonheur promis aux époux qui viennent de convoler. Nous avons quitté le monde des légendes pour revenir à la réalité, celle du mariage de Ferdinand et de Christine. Des airs de danse sont lancés. Les flûtes et les violons se déchaînent. Il revient à Malvezzi de chanter le coppia gentil d’avventuros’amanti (« couple gentil d’amants fortunés »), de leur rendre un hommage appuyé par trois airs paisibles aux élans contenus. Et c’est Emilio de Cavalieri qui lancera le final éblouissant. L’air O che nuovo miracolo (« O quel nouveau miracle ») est porté par l’orchestre et le chœur au grand complet. Un trio de soprani dispute au chœur la palme de l’hommage le plus appuyé. Les chants montent crescendo, accompagnés de sonorités parfois quasi orientales. Le rythme s’accélère, le son gagne en intensité et l’enthousiasme des musiciens croît proportionnellement à celui du public, jusqu’à l’explosion finale. Un moment absolument délicieux et qui dépasse, selon nous, la version quelque peu intimiste proposée par Skip Sempé. D’ailleurs les applaudissements ont fait vibrer les voûtes de l’abbatiale, manquant de réveiller le pape Clément VI qui repose sous son gisant.

Raphaël Pichon a créé à la Chaise-Dieu une composition digne de la nuovo musiche e nuovo maniera di scriverle d’un Caccini et de ses compères qui, en révolutionnant l’écriture musicale, ont contribué à donner le jour à un genre musical nouveau : l’opéra. Il dirige son orchestre avec une précision attentive aux interprètes, toujours animé par une exaltation joyeuse. Et son orchestre suit rigoureusement ses indications, signe d’un collectif parvenu à maturité, sur le plan technique et solidaire. Les solistes ont relevé les défis dissimulés dans un art en pleine gestation. Renato Dolcini chante de tout son corps, particulièrement lorsqu’il interprète le rôle d’Apollon. Peut-être sacrifie-t-il, parfois, la prononciation à la recherche des nuances vocales. Luciana Mancini excelle dans le rôle de Daphné. Elle exprime la douleur d’une belle voix jouant habilement sur les intensités. Son timbre est puissant dans les aigus, prêt à exploser dans l’expression du désespoir. Maïlys de Villoutreys (Amour) et Virgile Ancely (Pluton) se distinguent par leur tessiture claire et la qualité de leur diction. Le chœur forme un plateau vocal d’une belle homogénéité. Il remplit l’espace scénique, physiquement en circulant au gré d’agencements vocaux ponctuels, musicalement par la puissance de son jeu et la richesse de sa palette vocale.

Nous attendons maintenant que ce moment d’exception soit gravé pour pouvoir être plus largement partagé.

Publié le 10 sept. 2016 par Michel Boesch