Tarare - Salieri

Tarare - Salieri ©Éric Larrayadieu
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Avec Tarare, Rousset parachève un triptyque Salieri historique

Pour la troisième fois en exactement cinq ans, Christophe Rousset, les Talens Lyriques et les Chantres du CMBV sont à la manœuvre. En 2013, ils relancent le mal aimé Antonio Salieri (1750-1825) en s'appropriant l’admirable thriller lyrique des Danaïdes (1784), premier de ses trois opéras français. Trois ans plus tard, c’est au tour des fulgurants Horaces de 1786 de nous surprendre – et de nous ravir encore. Nous concluions alors : « Un zeste de moelleux et de fruité aurait permis de nous toucher, en plus de nous impressionner. Cette Rome invaincue s'y prêtait-elle ? Les Danaïdes avaient cette vertu. Vivement Tarare ! ». Ce 22 novembre 2018, toujours à l'Opéra Royal de Versailles, nous y sommes – et cette triple performance, à chaque fois préservée au disque, demeurera dans les annales.

Unique contribution directe de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1732-1799) au domaine du livret d'opéra, Tarare est créé à Paris, le 8 juin 1787, après une assez longue genèse, et un battage inédit destiné à mettre le public sous un maximum de pression. Du reste, à rebours des Horaces, le succès et même le triomphe sont au rendez-vous ; si l'on en juge non seulement par les réactions de l'époque, mais aussi par l'incroyable longévité de l'œuvre rien qu'en France – plus d'une cinquantaine d'années – en dépit de nombreux changements politiques parfois traumatisants. Rapidement, Tarare, traduit en italien par Lorenzo Da Ponte et musicalement (très) remanié sous le titre d'Axur, re d'Ormus, se fait apprécier à Vienne, la vraie patrie de Salieri, et même dans le monde entier.

Plus que la musique et son auteur, l'enthousiasme paraît honorer l'originalité de la pièce, en sus de la personnalité de Beaumarchais. Le drame composite mêle, dans un lexique fort éloigné du dictionnaire lyrique conventionnel, registres sérieux et saillies comiques, avec de nombreux rebondissements, dans un cadre orientalisant plus ou moins de pacotille (les « turqueries », très en vogue). Le cruel sultan Atar est comme il se doit puni, tandis qu'est couronné à sa place l'intègre général Tarare, devenu roi malgré lui. Mais il ne s'agit pas que d'une arlequinade édifiante dans un sérail : le dramaturge y étrille à l'envi le despotisme, et y distille derechef le discours égalitaire et séditieux qui avait valu au Mariage de Figaro les foudres de la censure. Ici, étonnamment, cette dernière ne bronchera pas. Formellement enfin, c'est là une caractéristique extraordinaire, les cinq actes sont bornés par un long prologue à teneur philosophique, et une courte scène-épilogue où reviennent les deux allégories, Nature et Génie du Feu, pour énoncer en quelque sorte la morale de l'histoire.

Salieri se retrouve par conséquent placé loin de la veine tragique irriguant d'un bout à l'autre les deux opus français précédents. Hors opéra-comique, cet entrelacs hybride du sujet est relativement nouveau ; en matière d'exotisme, la Caravane du Caire de Grétry (1780), ou plus perceptiblement l'Enlèvement au Sérail de Mozart (1782), peuvent avoir influé. Parmi les plus fameux et plus demandés musiciens de son temps, notre homme est cependant tout le contraire d'un plagiaire pour tréteaux de foire : les emprunts – si emprunts il y a – demeurent fugaces et superficiels. Musicalement parlant, le défi posé va lui donner l'occasion d'aller beaucoup plus loin que ses contemporains « novateurs », Gluck en premier lieu, et de donner vie à une écriture opératique totalement nouvelle, largement prémonitoire, dont les échos s'entendront bien au-delà du romantisme.

Tout d'abord, la souplesse et la mobilité de langue de Beaumarchais, ainsi que les nombreux coups de théâtre imaginés par ce dernier au sein d'une action touffue, libèrent une qualité majeure déjà amplement exploitée dans les Horaces, au poème autrement corseté : la fluidité. En vrai précurseur, Salieri a largement compris que dans le bouillonnant laboratoire qu'était alors l'opéra hexagonal, l'ariette, le style fleuri et autres italianismes, avaient largement vécu ; c'est somme toute l'enseignement de Gluck. Néanmoins le disciple est encore plus doué que le maître, et il n'est pas exagéré d'écrire qu'avec sa trilogie française, spécialement Tarare, il a liquidé d'un coup la toute jeune réforme gluckiste, laquelle substituait finalement à une forme fermée un autre carcan, certes génial, mais un carcan malgré tout.

Tarare, c'est l'avènement de la forme ouverte, de liberté, de la continuité. Encore qu'il faille s'entendre sur ce dernier terme, dont le sens ici n'est en rien une répétition, une monotonie, mais tout leur contraire : une invention permanente, érigée en nécessité absolue, dont les sections successives (récits enfiévrés, brèves mais fulgurantes mélodies, chœurs implorants ou exaltés, fugaces duos, danses entraînantes, etc) naissent comme d'un seul jet, sans hiatus. Le vocable qui rend le mieux compte de cette révolution est allemand, il s'agit de durchkomponiert, littéralement « composé de part en part ». Il n'est en rien gênant qu'il soit le plus souvent associé à un répertoire plus tardif, puisque, martelons-le, Salieri a ici largement plus d'un demi-siècle d'avance, si l'on s'en tient à tout ce que Berlioz lui devra, consciemment ou non – et bien davantage, si l'on veut considérer que les déroulés des Roi Arthus, Pelléas et Mélisande, Ariane et Barbe-Bleue... et tant d'autres ne sont, structurellement, que des avatars de celui de Tarare.

Parmi cent trouvailles : le fameux prologue, fort développé, sorte de cantate autonome elle aussi d'un seul tenant, merveilleusement harmonisée, s'offrant le luxe, parmi toute cette nouveauté, de rendre un ultime hommage aux allégories baroques ; la scène religieuse et politique de l'oracle, ou certains récits du grand prêtre Arthénée et de Tarare, parfois annonciateurs des Orateur et Tamino de la Flûte enchantée ; le chœur des esclaves avant leur libération, qui ne peut pas ne pas préfigurer Fidelio ; l'incorporation du long et beau ballet, entrecoupé de chœurs et dialogues, à l'action... La présence de rien moins que quatre barytons (Atar, Arthénée, son fils Altamort, le chef des gardes Urson) sur un total de huit emplois principaux nous semble elle aussi sans équivalent – tandis que l'indispensable ténor à la française, hériter de la haute-contre, échoit au rôle-titre. Un important ténor de demi-caractère, le roué Calpigi, complète la distribution avec deux sopranos : Spinette l'intrigante et Astasie, l'amante de Tarare, un personnage il faut bien l'admettre escamoté.

À l'instar des Danaïdes (mais pas des Horaces), Tarare a connu naguère de rarissimes résurrections, trois pour être exact : en 1988, le regretté Jean-Claude Malgoire s'en empare dans l'écrin du Théâtre de Schwetzingen, livrant une lecture très recommandable, nantie de quelques pointures vocales, qu'en 2005 le DVD a par bonheur consignée (chez Arthaus Musik). L'année suivante, Frédéric Chaslin défend l’œuvre à l’Opéra du Rhin (voir l'extrait vidéo), juste après que René Clemencic a dirigé le dérivé italien Axur, reporté en CD chez Nuova Era en 2006. Depuis - soit trente ans - rien.

De quoi se réjouir des moyens conséquents, quand ce n'est superlatifs, mis sur la table par le Centre de Musique Baroque de Versailles. En premier lieu, les deux principaux héros, le despote et son vainqueur, n'appellent que des éloges. Atar est tellement omniprésent que si la pièce avait porté son nom, il n'y aurait pas eu maldonne. Sur une tessiture longue comportant quelques aigus bien décochés, ce caractère de méchant bouffon allant de déconvenue en échec hérite un tant soit peu de l'Osmin de Mozart... et de manière sans doute plus inattendue prépare Falstaff : pas même celui de Salieri, celui de Verdi ! Déjà marquant en Vieil Horace voici deux ans, Jean-Sébastien Bou est au faîte son art ; l'instrument, sonore et fabuleusement projeté, paraît avoir encore gagné en graves, et le souffle, très sollicité au long de harangues exigeantes, est inépuisable. Au surplus, l'artiste, excellent comédien malgré la version de concert, régale de poses, mimiques et intonations délectables.

Annoncé souffrant, l'élégant Cyrille Dubois fait mieux qu'être Tarare : il l'incarne. Aucune fâcheuse pathologie ne semble en effet devoir altérer le miel de ce timbre, ce legato aristocratique, cette clarté de diction et cette gamme d'émotions contrastées, toujours restituées sans outrance. Retenons son immense et périlleux récit Au sein de la profonde mer et ses incantations Brama ! Brama ! à l'acte III, ou son cri du cœur J'irai : oui, j'oserai ! au I, entre maints passages de bravoure qui sont autant de trésors.

Il est heureux que sa bien-aimée trouve enfin, en dépit de la brièveté de sa partie, une interprète à sa mesure. Karine Deshayes est également à son zénith, l'ampleur de ses moyens de tragédienne n'obérant pas son medium mordoré très reconnaissable, et si charmeur. Son investissement fait merveille au IV dans Ô mort ! Termine mes douleurs, puis au V dans Ô tigre ! (nette décalque du troisième air de la Zaïde de Mozart) qu'elle achève par un Je te méprise aussi véhément et cinglant qu'un soufflet. Désormais bien connu, et fortement apprécié, Enguerrand de Hys s'approprie, avec une émission un tantinet nasale bienvenue, ce Calpigi de commedia dell'arte, un rôle théâtralement conséquent et musicalement fouillé. À lui, au III, le seul air strophique de la partition, une piquante barcarolle à refrain – qui sait ? une autre réminiscence mozartienne, Pedrillo en l'occurrence. Pour autant il n'est pas quitte de ses efforts : un troublant soliloque Va ! L'abus du pouvoir suprême, aux traits impérieux, lui permet de conclure l'Acte IV avec une superbe prestance.

Judith van Wanroij, Tassis Christoyannis et Philippe-Nicolas Martin sont autant d'autres fidèles, rompus aux productions du CMBV. La première nommée figure même dans les trois volets Salieri : elle en est un pilier. Double casquette cette fois, la Nature au prologue et à l'épilogue, et surtout Spinette, pendant féminin de Calpigi. Le matériau n'a rien perdu de son enchantement, la projection est toujours parfaite ; tout au plus peut-on regretter une prononciation française en reflux, si l'on se réfère aux récentes Camille des Horaces ou Phèdre de Lemoyne, et une vis comica limitée. Avec Christoyannis, nouvel exemple de maturité triomphante. Souverain en tant que Génie du prologue, il devient impérial en Arthénée, grand prêtre faux-jeton, retors, ambitieux et opportuniste ; des facettes il est vrai peu glorieuses, mais dépeintes au cours de splendides monologues. Phénoménale, la qualité de sa diction confère à ses envolées, souvent aiguës, un mordant carnassier propre à agripper l'oreille, où elles se gravent pour longtemps. Outre deux autres petits intervenants, Martin – comme à l'accoutumée irréprochable – est en charge de la brute Altamort, fils du précédent, dont l'essentiel des apparitions tient au vibrant défi lancé à Tarare, lequel le tuera en duel.

Jérôme Boutillier, révélation classique de l'ADAMI 2016, mérite une mention particulière ! Remplaçant remarqué lors de la Nonne sanglante de Gounod à l'Opéra Comique, il est ici principalement Urson, chef de la garde du sultan. Quoiqu'épisodique, son personnage est gâté par Salieri, qui lui confie un agitato de toute beauté au début du III : un nouveau récit de Théramène, dans lequel est haleté plus que raconté, avec une modernité musicale stupéfiante, le duel ci-dessus évoqué. Un peu comme le récit du combat des Horaces – ou l'air du Héraut d'armes de Chimène ou le Cid de Sacchini l'an passé, justement interprété par... Boutillier. L'artiste, comme halluciné, s'en acquitte par son timbre magnifique, chaud et prenant ; avec une telle présence, une telle précision, et une telle force, avec un don du texte si magistral, qu'on ne peut qu'être certain du grand avenir de ce nouveau fleuron de notre chant.

Pour fédérer un tel luxe vocal, Christophe Rousset, les Talens Lyriques et les Chantres du CMBV peuvent, si l'on peut dire, se laisser porter par l'expérience de leurs deux premiers jalons. Qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est en rien une routine. Chef, instrumentistes, choristes, tous ont pu apprendre du compositeur la remise en question, la curiosité et l'innovation. L'aspect le plus spectaculaire de cette évolution : Rousset s'est adouci, pas seulement sous l'angle de la battue ou de l'articulation, mais aussi et surtout, dans sa geste globale, son travail d'architecte. Les arêtes parfois coupantes, les quelques saccades péremptoires, les zestes de sécheresse appartiennent au passé. L'un des sortilèges les plus frappants et les plus durables de la « forme ouverte », de cette fluidité de Tarare, c'est la sinuosité, la cambrure, la courbe en somme. Pour un peu, la caresse. Le chef l'a parfaitement senti, et rendu, sans rien perdre de son alacrité et de son sens du théâtre. C'est aussi cela, l'onction d'Antonio Salieri.

Cette production fera l’objet d’un enregistrement, sortie prévue en 2019. En attendant, le lecteur pourra se faire une idée de la scène finale grâce à la courte vidéo postée par Laurent Brunner, Directeur général de Château de Versailles Spectacles. Et après Versailles, Vienne, Paris, il lui restera une dernière chance d’assister à ce concert exceptionnel au Théâtre de Caen, le 9 décembre prochain.



Publié le 29 nov. 2018 par Jacques Duffourg