Tolomeo - Haendel

Tolomeo - Haendel ©Pierre Benveniste
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Le triomphe du bel canto

Tolomeo, HWV 25, opéra de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), livret de Niccolo Francesco Haym, fut créé à Londres le 30 avril 1728 au King's Theater, Haymarket. Il chuta sans gloire au bout de cinq représentations. On a attribué cet échec à un mauvais livret et à une musique peu inspirée. En fait il apparaît clairement que la chute de Tolomeo découle principalement d'un différend entre Francesco Bernardi dit il Senesino (1686-1759), attributaire du rôle titre, et Haendel, de la mésentente existant entre les artistes et aussi de la situation détestable des finances de la compagnie qui de ce fait n'avait plus aucun avenir au jour de la création de Tolomeo. Peu de temps après, Senesino, les deux sopranos vedettes, Francesca Cuzzoni et Faustina Bordoni quittèrent le navire. C'en était fait de la première académie créée par Haendel.

Le livret de Tolomeo objectivement n'est pas aussi mauvais qu'on l'a dit. Haym et Haendel renouent avec l'Egypte mais on ne peut refaire l'histoire. Avec César et Cléopâtre, ils avaient sous la main deux légendes. Qui connaissait par contre Ptolémée IX, personnage historique sans aucun doute, ayant régné en Egypte à la fin du deuxième siècle avant Jésus Christ, deux fois détrôné, puis relégué aux oubliettes de l'histoire ? D'autre part, Tolomeo n'est pas un personnage falot. Après tout, il donne sa vie pour sauver celle qu'il aime ce qui n'est pas rien. Les personnages de Seleuce et Elisa sont bien caractérisés. Seleuce est douce et aimante. Elisa est d'abord prête à tout pour obtenir ce qu'elle veut, c'est à dire Tolomeo, mais renonce à ses projets diaboliques. Araspe est un tyran sans scrupules comme les aimaient les scénarios baroques. Tous sont des personnages typiques d'opéra seria.

Tolomeo a été détrôné par sa mère Cleopatra qui a donné le pouvoir à son frère Alessandro. Il vit en exil à Chypre en tant que berger sous le nom d'Osmino. Son épouse Seleuce a été contrainte de s'exiler aussi à Chypre où elle se cache sous le nom de Delia. Seleuce est courtisée avec insistance par le monarque de Chypre, Araspe, un tyran tandis qu'Elisa, sœur d'Araspe, convoite Osmino. Alessandro, frère de Tolomeo, a été sauvé de la noyade et d'une mort certaine par le roi déchu, il est amoureux d'Elisa mais Elisa le repousse. Au terme de péripéties variées, Osmino et Delia finissent par se rencontrer. Ils se reconnaissent en tant que Tolomeo et Seleuce au péril de leur vie car Araspe a juré la perte de Tolomeo afin d'épouser Seleuce. Tolomeo se sacrifie, il boit le poison concocté par Elisa sur ordre d'Araspe afin de sauver Seleuce, mais ce n'était qu'un somnifère. Une fin heureuse réunit les deux époux et Alessandro beau joueur remet le trône à Tolomeo.

La mise en scène (Benjamin Lazar et Elisabeth Calleo) a contribué à approfondir certains aspects du scénario. En fait dans cette mise en scène, les cinq personnages sont frappés d'autisme, les uns (Tolomeo et Seleuce) sont déracinés et ont perdu leur identité, les autres (Elisa et Araspe) ont une idée fixe, celle de s'emparer de Tolomeo et de Seleuce respectivement. Chacun est dans sa bulle et regarde ailleurs. Pendant que l'action se déroule, les uns ont le dos tourné et regardent le paysage, les autres sont prostrés dans leur coin. Alessandro erre comme une âme en peine. L'incommunicabilité est totale et les protagonistes tournent en rond. Le déclic survient quand Tolomeo réalise qui il est et quel est son devoir et qu'il lui faudra affronter Araspe au péril de sa vie. Une direction d'acteurs remarquable permet aussi de faire monter la tension au bon moment et au bon endroit.

L'admirable scénographie (Adeline Caron) a donné un relief inattendu au drame. L'essentiel de l'action se situe dans la vaste salle d'un palais en marbre. De superbes colonnes se détachent de murs aveugles brillamment éclairés ou bien plongés dans l'obscurité. A partir de l'acte II les murs s'ouvrent sur un prodigieux spectacle marin grâce à une vidéo ingénieuse (Yann Chapotel). Cette mer, foncièrement inamicale, est quelquefois irisée par les rayons du soleil qui jouent avec les flots, elle est le plus souvent tempétueuse et menaçante, et le spectateur ressent ce dialogue permanent du vent et de la mer. La nuit tombe enfin sur un merveilleux coucher de soleil (éclairages Mael Iger).

Certes, Claude Debussy n'est pas loin et serait prêt à commenter ce spectacle mais c'est Haendel qui est aux commandes du navire. Il fallait beaucoup de génie pour faire monter la mayonnaise mais Haendel en avait à revendre. Musicalement Tolomeo est un des plus beaux opéras de Haendel. Si les airs héroïques sont moins nombreux qu'ailleurs, on y trouve de magnifiques arie di paragone dont un est vraiment extraordinaire, il s'agit de l'air de Tolomeo : Son quel rocca percossa dal onde, dont la métaphore du rocher qui résiste aux coups de boutoir d'une mer démontée est admirablement illustrée par le paroxysme de fureur de la vidéo à cet instant. Plus que dans d'autres opéras, la musique exprime ici avec profondeur les affects des protagonistes et plus spécifiquement leur détresse, leur solitude et le sentiment d'abandon. Haendel est décidément le maître du cantabile et du bel canto qui triomphent, notamment dans les trois émouvants duos de Seleuce et Tolomeo.

Jakub Józef Orliński que l'on voit et entend souvent dans des rôles importants, certes, mais assez rarement dans des rôles titres, chantait et jouait celui de Tolomeo. Il a pu ainsi composer un personnage à la mesure de son immense talent. Il n'est plus question ici de Hip hop ou d'autres exhibitions un peu tape à l’œil mais d'un travail approfondi sur l'évolution du caractère de Tolomeo qui s'affirme au fur et à mesure de la progression de l'action et qui aboutit à son sacrifice ultime. C'est alors qu'un sommet d'émotion nous étreint à l'écoute de l'admirable récitatif accompagné, Inumano fratel, barbara madre, et du lamento Stille amare, où se conjuguent à merveille le génie du compositeur et celui de l'interprète et dont le seul défaut est d'être trop court ! On ne va pas énumérer ici toutes les qualités de ce chanteur, cela a été fait déjà maintes fois, je dirais simplement que sa prestation fut sans défaut, sans temps mort, d'une redoutable efficacité, bref parfaite du début à la fin. Je fus particulièrement étonné par la projection de sa voix, puissante et homogène dans toute l'étendue de sa tessiture. Orliński est un phénomène, on le savait déjà (voir la chronique de son récital au Festival de Froville, ou encore sa brillante incarnation d’Unulfo dans le Rodelinda de l’Opéra de Lille) mais il lui manquait Tolomeo.

Louise Kemény fut une Seleuce au départ un peu diaphane qu'on aurait bien vu endosser le costume de Mélisande. Par la suite, elle abandonna la douceur et la gentillesse de la tendre bergère Delia tandis que son personnage gagnait en intensité en même temps que sa voix devenait plus corpulente. Sa voix s'épanouit pleinement dans les deux duos magnifiques de l'acte II. Le premier d'entre eux, Dite que fa, dov'è l'idolo mio, était un chant admirable ponctué par les interventions de Tolomeo qui répétait en écho a capella ses phrases, moment très poétique. Le second, non moins magnifique, conclut l'acte II sous un tonnerre d'applaudissements.

La situation était différente pour Eléonore Pancrazi (Elisa) dont le rôle moins gratifiant était au départ celui d'un personnage peu sympathique. En dépit d'une intonation optimale, d'une agilité vocale indiscutable et d'une superbe technique, les airs plutôt virtuoses, bourrés de vocalises, ne permettaient pas à sa voix de s'épanouir pleinement. Toutefois on devinait dans certains passages le très grand potentiel de cette chanteuse, notamment dans l'arioso qui ouvre l'acte II, Voi, dolci aurette al cor, dont la musique était très gracieuse. Sa ressemblance avec une célèbre mélodie de Giovanni Paisiello, Nel cor piu non mi sento est sans doute le fait du hasard.

Morgan Pearce, baryton-basse, endossait brillamment le rôle du méchant Araspe. Ses trois airs sont parmi les plus beaux donnés à ce type de personnage par Haendel. Dans le second, Piangi pur, le plus réussi des trois, adressé à Seleuce en ces termes: Pleures donc et n'essaye point d'apitoyer et d'éteindre par une mer de larmes le feu qui brûle dans mon âme jalouse, le chanteur australien impressionna par la puissance de son chant.

Dans le rôle d'Alessandro, Meili Li a pu faire valoir une voix de contre-ténor au timbre superbe et à l'ambitus étendu notamment dans son magnifique Largo, Madre, pagasti alfine quell'ultimo tributo, aux harmonies chromatiques et aux superbes vocalises. Le chanteur chinois a très bien tiré son épingle du jeu et s'est avéré être un des contraltos sur lequel il faudra compter.

C'est un orchestre baroque plantureux qui accompagnait les chanteurs. Il comportait douze violons, quatre altos, cinq violoncelles et deux contrebasses plus les vents et le continuo, effectif nécessaire au vu des dimensions de la scène et de la salle. On avait du son et du fondu sans rien sacrifier à la nervosité. Avec Federico Maria Sardelli aux commandes et sa direction remarquablement engagée, l'orchestre des Deutsche Haendel Solisten vibrait au diapason de l'action depuis une ouverture tendue comme un ressort jusqu'à l'aria en si bémol mineur de Tolomeo, Stille amare, acmé de ce magnifique spectacle que l'orchestre accompagnait d'un motif répété obstiné particulièrement expressif. Les interventions des bois dont un joli traverso et deux remarquables flûtes à bec furent rares mais précieuses. Le continuo était très efficace avec un magnifique théorbe qu'on entendait distinctement.



Publié le 26 févr. 2020 par Pierre Benveniste