Il trionfo del Tempo e del Disinganno - Haendel

Il trionfo del Tempo e del Disinganno - Haendel ©Thomas Ziegler
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Une allégorie au service de la foi chrétienne

La Bellezza ravveduta nel trionfo del Tempo e del Disinganno, titre complet de la référence HWV 46a, correspond à la première version de l’oratorio de Haendel, composée en 1707 lors du séjour du compositeur à Rome, sur un livret du cardinal Benedetto Pamphili (1653 – 1730). L’appellation d’oratorio peut paraître curieuse, puisque le livret n’est pas fondé sur un épisode biblique. Il s’agit plutôt d’un opéra allégorique à vocation religieuse, qui s’inscrit dans la démarche de la Contre-Réforme catholique de la fin du XVIIème et du début du XVIIIème siècle. Il voit en effet s’affronter quatre personnages : La Bellezza (la Beauté) est partagée entre les invitations tentantes d’Il Piacere (le Plaisir) et les objurgations d’Il Tempo (le Temps) et d’Il Disinganno (que l’on traduit habituellement et imparfaitement par le Désenchantement. Cette traduction ne permet pas en effet de saisir pleinement la dimension religieuse de ce personnage. Comme le signale la notice fournie par le Festival Haendel de Halle, ce mot italien apparu au milieu du XVIIème siècle constitue une transposition du mot espagnol desengaño, signifiant – selon le Dictionnaire de 1732 de l’Académie Royale d’Espagne – « lumière de vérité, conscience de l’erreur, qui libère l’homme du péché ». Cette transposition italienne provient du concile de Trente (1545 - 1563), dans lequel les évêques espagnols s’étaient fortement impliqués et qui avait jeté les bases de la Contre-Réforme. Il serait donc probablement plus explicite de traduire ce desengaño-disinganno par « révélation » plutôt que par « désenchantement », qui renvoie plutôt à une notion matérielle qu’à la dimension religieuse du concept).

L’opposition de la Beauté et du Temps renvoie évidemment à l’échéance de la mort. Elle évoque ainsi immanquablement l’univers pictural de cette époque, qui regorgeait de représentations de vanités (voir notamment notre chronique Vanités), remémorant constamment aux contemporains le caractère éphémère de la beauté humaine face au temps qui passe. Cet oratorio constitue ainsi une sorte de pendant musical à ces tableaux familiers, une « vanité musicale » en quelque sorte. Son statut scénique est d’ailleurs probablement différent de notre acception actuelle, qui écarte toute mise en scène. On sait en effet aujourd’hui que les oratorios joués à Rome à cette époque étaient généralement chantés par des solistes dissimulés derrière un épais rideau de lin, les personnages allégoriques étant présents au premier plan sous forme de statues, sculptures de marbre ou créations plus éphémères de papier mâché. Ces artifices scéniques, de même que le choix d’un sujet religieux contribuant à la propagande de la Contre-Réforme catholique, permettaient de respecter la lettre de l’interdiction papale de représenter de véritables opéras pendant la plus grande partie de l’année dans la Ville Eternelle, tout en la contournant. Rappelons en effet que de nombreuses familles patriciennes romaines, à commencer par celles des cardinaux, avaient joué un rôle déterminant dans la naissance et la production de l’opéra italien au XVIIème siècle (voir notre chronique Le palais enchanté) et cherchaient à s’affranchir de cette interdiction (concernant le contexte de la création et des précédentes productions d’Il Trionfo, on pourra également consulter dans ces colonnes les chroniques des productions de l’Opéra de Lille en 2017 et du Festival d’Ambronay en 2018).

La contribution d’un compositeur de confession protestante au discours porté par la Contre-Réforme catholique peut sembler surprenante. Elle ne l’est en réalité pas autant qu’on pourrait le penser. Le XVIIème siècle avait été marqué par différentes guerres qui avaient mis à feu et à sang l’Europe, souvent menées officiellement pour des motifs religieux. Ceux-ci masquaient bien souvent de simples volontés d’expansion territoriales au dépens de ces voisins. Au siècle suivant, une certaine lassitude des peuples s’est faite jour, accompagnée d’une relative tolérance religieuse. De leur côté, les compositeurs avaient bien compris tout l’intérêt qu’ils pouvaient retirer de commandes des deux confessions, comme le montrera l’attitude de Jean-Sébastien Bach. Enfin, notons que si Il Trionfo fait l’éloge de la foi religieuse face aux tentations du plaisir, le texte se garde bien de nous préciser de quelle foi il s’agit… Ecrit par un cardinal, il ne peut professer que la foi catholique, dirons les uns. D’un compositeur luthérien, il soutient en réalité la foi protestante, pourraient répliquer les autres... Le laconisme du texte a le mérite de permettre à chacun sa propre interprétation du message qu’il contient.

Bâtie exclusivement autour des quatre personnages décrits ci-dessus, la partition sollicite fortement les interprètes. Et c’est un plateau vocal d’un excellent niveau qu’a réuni ce soir dans la Ulrichskirche (ancienne église Saint Ulrich, reconvertie en salle de concert) de Halle Ottavio Dantone. Personnage central de cet oratorio allégorique, la Beauté de la soprano Lucia Cortese affiche sa diction ferme et précise dès son premier air (Fido specchio). Ses attaques sont fermes, le phrasé bien délié. Elle témoigne aussi de beaucoup de panache dans les ornements des airs virtuoses, notamment Una schiera di piaceri, et dans le superbe Un pensiero nemico di pace, au tempo vertigineux. Mentionnons aussi son superbe duo avec le hautbois dans l’air de la seconde partie Io spera, où elle annonce avec détermination vouloir se détacher du Plaisir. Retenons aussi son heureuse sérénité dans le brillant air final Tu del ciel ministro eletto, ainsi que son joli duo avec la Beauté (Il voler).

Le Plaisir de la soprano Emmanuelle de Negri est tout à fait séduisant. Son phrasé langoureux traduit de manière expressive la tentation sur laquelle s’appuie son personnage, en particulier dans le grand récitatif Questa è la reggia et dans l’air Un leggiadro giovinetto qui suit. Lorsqu’elle réalise que la Beauté s’éloigne d’elle, son ton enjoué fait place à la fureur (Tu giurasti, appuyé par les furieuses attaques des cordes violoncelles). Lorsqu’elle réalise le caractère définitif de sa défaite, elle s’abandonne à une immense tristesse : son Lascia la spina, tout en émotion retenue, nous touche beaucoup. Retenons aussi les ornements soignés de son dernier air (Come nembo).

Le ténor suédois Martin Vanberg colle également de près à son personnage : un Temps inexorable (Urne voi), incarné par un timbre aux couleur d’acier, témoignant de la détermination tranquille que lui offre la certitude de l’éternité (Nasce l’uomo) face au recul initial de la Beauté. Sa diction impérieuse imprègne le récitatif Quanto chiude, qui précède l’air de fureur E ben folle, aux ornements menaçants (particulièrement réussis dans la reprise). Mentionnons également son aisance vocale dans les redoutables mélismes de l’air de parangonnage E ben folle.

A travers l’incarnation particulièrement suggestive de Delphine Galou, le Désenchantement/ la Révélation s’affirme assurément comme le moteur de ce cheminement spirituel, qui va conduire Beauté des rives fréquentées par le Plaisir vers celles de la foi. Multipliant les gestes mais aussi les regards envers les autres protagonistes, elle veille constamment à sa bonne fin. Dès son premier air, à peine accompagné à l’orgue (Si la Bellezza), elle rappelle avec fermeté le dur constat : la fleur de la jeunesse est une fleur éphémère… Elle dispense ensuite ses recommandations dans un phrasé très expressif, où chaque syllabe compte (Crede l’uom), nous régale de délicieux ornements dans le Chi già fu, avant un duo d’une grande fluidité avec la Beauté (Il bel pianto).

La palette des couleurs, la précision des attaques d’Accademia Bizantina contribuent également à l’expressivité de cette production. S’y distinguent bien haut l’orgue de Valeria Montanari, tant dans l’accompagnement de basse continue que dans les parties solos avec le chant, et les brillants hautbois d’Elisabeth Baumer et Rei Ishizaka. Soulignons également le dynamisme vigoureux de la ligne orchestrale qui fait merveille, tout particulièrement dans les deux magnifiques quartettes que compte la partition (Se non sei à la fin de la première partie et Voglio tempo dans la seconde).



Publié le 22 juin 2022 par Bruno Maury