L’uomo femina - Galuppi
© Mirco Magliocca. Cretidea (Eva Zaïcik) sur son trône, Ramira (Lucile Richardot) et Giannino (François Rougier) et quatre gardes Afficher les détails Masquer les détails Date: Le 07 nov. 2024
Lieu: Opéra de Dijon - Auditorium
Programme
- L’uomo femina
- Opera buffa en trois actes de Baltassare Galuppi (1706-1785), sur un livret de Pietro Chiara (1712-1785)
- Créé en 1762 au Teatro San Moisè de Venise
Distribution
- Eva Zaïcik (Cretidea)
- Lucile Richardot (Ramira)
- Victoire Bunel (Cassandra)
- Victor Sicard (Roberto)
- François Rougier (Giannino)
- Anas Séguin (Gelsomino)
- Figurants : David Badau, Grégoire Blanchon, Mylène Duhoux, Adrien Lambert, Aude Ulrich, Bettina von Schramm
- Mise en scène : Agnès Jaoui
- Scénographie : Alban Ho Van
- Costumes : Pierre-Jean Larroque
- Lumières : Dominique Bruguière
- Coiffure et maquillage : Julie Poulain
- Assistante à la mise en scène : Stéphanie Froliger
- Assistant lumières : Nicolas Faucheux
- Le Poème Harmonique :
- Violons I : Fiona-Emilie Poupard (violon solo), Rosarta Luka, Yaoré Talibart, Marion Korkmaz, Anne Pekkala
- Violons II : Louise Ayrton, Sophie Iwamura, Roxana Rastegar, Paul Monteiro
- Altos : Delphine Millour, Maialen Loth
- Violoncelles : François Gallon, Keiko Gomi
- Contrebasse : Simon Guidicelli
- Cors : Maria Antona Riezu, Fatima Martinez
- Hautbois, flûtes : Nele Vertommen, Bar Zimmermann
- Théorbe, mandoline : Alon Sariel
- Théorbe, guitare : Victorien Disse
- Clavecins : Benoit Hartoin, Brice Sailly
- Chef de chant : Benoit Hartouin
- Direction : Vincent Dumestre
Un sujet audacieux, une musique plus profonde qu’il n’y paraîtL’uomo femina est un opéra bouffe composé par Baldassare Galuppi (1706-1785) sur un livret probablement écrit par Pietro Chiari (1712-1785). Il fut créé en 1762 au Teatro San Moisè de Venise. Après deux siècles et demi d’oubli, le voilà recréé en 2024 à l’Opéra de Dijon par Vincent Dumestre et Le Poème Harmonique dans une production de l’Opéra de Dijon, co-produit par Le Poème Harmonique, l’Opéra Royal/ Château de Versailles Spectacles et le Théâtre de Caen.
Le début de la décennie 1760 est une période faste pour l’opéra. Tommaso Traetta venait de composer son Ifigenia in Tauride (1758), un opéra seria plein de bruit et de fureur, Christophe Willibald Gluck et Rainiero Calzabigi jetaient les bases d’une réforme de l’opéra seria avec Orfeo ed Euridice (1763), Niccolo Piccinni avait enfiévré le monde musical français avec un opéra bouffe, La Cecchina ossia La Buona figliola (1760), enfin Jean-Philippe Rameau donnait une issue glorieuse à l’art baroque avec Les Boréades (1761).
Lorsqu’il composa L’uomo femina, Galuppi avait déjà à son actif une centaine d’opéras parmi lesquels de très nombreux opéras bouffes. Il n’existe que peu d’enregistrements de ces derniers. Il est possible d’écouter Il mondo alla roversa (1750) un opera buffa publié par Bongiovanni, L’amante di tutte (1760) publié par le même label et Il filosofo di campagna (1754), disponible sur YouTube. L’uomo femina est le dernier opéra de Galuppi qui se consacrera après 1762 à la musique religieuse.
Quand l’opéra bouffe naît à Naples en 1709 avec Patro Calienno, commeddia per museca d’Antonicco Arefece plus connu sous le nom d’Antonio Orefice (1685-1727), ce genre musical se développe suivant des lignes totalement divergentes de celle de l’opéra seria. L’inspiration est franchement populaire et cette tendance est confirmée par Leonardo Vinci avec Li zite ’n galera (1720) sur un texte de Bernardo Saddumene. Les opere buffe vénitiens de Baldassare Galuppi suivent la même tendance dans Il mondo alla roversa (1750) qui anticipe le présent opéra. Musicalement, L’uomo femina est une œuvre très intéressante. Comme dans tous les opere buffe de l’époque, les airs sont généralement courts, simples, souvent strophiques. En tous cas, l’aria da capo a presque totalement disparu. Une autre caractéristique de L’uomo femina est la présence de concertati développés dans les trois finales d’acte. Mais la particularité la plus marquante de cet opéra est la présence de nombreux airs écrits dans le mode mineur. L’usage de ce mode est rare dans l’opera buffa de cette époque et de nombreuses comédies ne contiennent qu’un seul air mineur en tout. Ici ils représentent un bon tiers de tous les airs et le concertato final est entièrement écrit dans ce mode, une situation très étrange dont on reparlera plus loin.
Dans une île perdue au milieu de la mer, les femmes sont aux commandes et les hommes sont en leur pouvoir. La princesse Cretidea gouverne, Ramira est sa ministre et confidente tandis que Cassandra est dame de cour. Gelsomino est le prototype des hommes vivant sur cette île. Il est obsédé par sa coiffure, ses habits, son maquillage, en fait tout ce qui le rend désirable auprès de Cretidea. Entrent en scène Roberto et Giannino, deux naufragés dont le navire s’est fracassé sur les côtes de l’île. D’abord séduit par la beauté de leurs hôtesses, Robert comprend vite qu’il va connaître le sort de Gelsomino en devenant le cicisbeo de Cretidea. Tandis que Cassandra et Cretidea se disputent les faveurs de Roberto, ce dernier en profite pour tenter d’expliquer aux femmes que l’ordre naturel des choses est différent et qu’aux femmes incombe la tâche d’enfanter et aux hommes celle de chasser et de faire la guerre. Roberto est persuasif et finit par convertir ses deux admiratrices, Amaranta et Cretidea jusqu’au jour où Roberto apprend qu’il est le frère d’Amaranta. On se dirige doucement vers une double union de Roberto et de Giannino avec respectivement Cretidea et Ramira et la fin du règne des femmes.
L’intérêt de cet opéra réside autant dans sa musique que dans son livret. Le titre de ce dernier résonne évidemment de façon très actuelle. Le contenu, traduit en français par Jean-François Lattarico, ne déçoit pas. Dans cet univers, la question essentielle pour les hommes est de savoir ce qu’ils doivent faire pour susciter le désir des femmes ! Les femmes, elles, ne se posent pas de questions, quand elles ont envie d’un homme, elles se servent et changent de partenaire quand elles en ont assez du précédent. Par contre une fidélité absolue est requise chez l’homme sous peine de mort en cas de dérapage. Roberto et Giannino étant habitués dans leur monde à dominer les femmes, la guerre des genres est inévitable dans l’île. Les femmes se battent pour garder leur pouvoir sur les hommes, ces derniers veulent rétablir sur cette île désolée la suprématie masculine. A la fin Roberto arrive à ses fins en convaincant la princesse Cretidea que l’ordre naturel des choses réside dans un mari dominateur et une femme soumise et reléguée à son rôle ancestral de mettre au monde, d’élever des enfants, de coudre et de tricoter et l’opéra se termine sur cette sage sentence : « Que cesse l’usage dépravé de changer les hommes en femmes ! » La musique nous livre par contre une tout autre chanson dans la scène finale du troisième acte, partie la plus dramatique de l’opéra ; entièrement dans le mode mineur, cette conclusion va complètement à rebours de la lieto fine conventionnelle et annonce, mieux que tout discours, les combats féministes à venir. Incidemment cette scène finale déchaînée est typique du mouvement Sturm und Drang auquel adhéra également Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788). Ce dernier était un compositeur de transition entre les styles baroques et classiques que Galuppi connaissait bien et avait rencontré à Hambourg.
Eva Zaïcik © Mirco Magliocca
Acte I. Gelsomino pleurniche : « ma coiffure est ratée, mon maquillage ne tient pas et mon rouge à lèvres déborde (scènes 3 et 4) », cet excellent baryton incarné par Anas Séguin, chante : No, manigoldi, un air désopilant comme plus loin, A cagion di un odore. Plus loin (scène 9) on remarque l’aria di furore de Cassandra dans le mode mineur, Perché, barbari dei, magistralement chanté par Victoire Bunel. Plus loin Cretidea avec la voix impérieuse d’Eva Zaïcik, donne ses ordres à Roberto : « On est pudique, on obéit à sa maîtresse et on ne se montre jamais à une fenêtre ». Scène 11, Roberto exprime son inquiétude et ses espoirs dans un bel arioso lyrique, O, povero Roberto. Accompagné par une mandoline, Victor Sicard régale le public avec sa chaude voix de baryton à la superbe projection. Le concertato final se termine dans la plus grande confusion dans le mode mineur, on en vient aux armes entre Cretidea, d’une part et Roberto et Cassandra, d’autre part.
© Mirco Magliocca
Acte II. Dans la scène 2, Roberto défend Cassandra et en même temps prononce un discours typiquement patriarcal, Piano, che anch’io ci sono (Si vous savez manier la lance à la guerre, vous êtes nées pour féconder la terre). C’est une belle sérénade accompagnée par la mandoline et les pizzicati des cordes. Scène 5, le superbe air de Ramira, Ite pur che vi seguo, est chanté merveilleusement par Lucile Richardot. Dans la scène 6, Gelsomino, dans un air désopilant, compare Roberto à une femme, réflexion qui ne manque pas de sel au vu du contexte. Scène 7, Gelsomino chante un air émouvant dans le mode mineur qui est presque un lamento, Il mio capo, Ahi. Scène 9, Le bel air de Giannino, Or si che la va bene, est chanté par l’excellent ténor François Rougier. Dans un finale très agité, tous se liguent contre Gelsomino qui est condamné à mort.
Acte III. Scène 3, L’intervention de Ramira en mineur, Vadasi pur che intanto, est chantée dans une scène nocturne tandis que la lune se lève. Scène 4, Cassandra a gagné un frère mais perdu un amant, elle s’interroge sur son sort dans un très bel air, Hai bel scherzar, Ramira. Suit un duetto étincelant de Cretidea et de Roberto dans laquelle ce dernier déclare son amour : « Je serai le maître…. Les femmes, aux aiguilles et au tricot ! ». L’ordre nouveau va régner dans la scène finale. On coupe les cheveux de Gelsomino, condamné à des travaux d’intérêt général. Les hommes prennent le pouvoir et les femmes se soumettent.… pour le moment. Cette scène est le sommet de l’opéra.
© Mirco Magliocca
La mise en scène, direction d’acteurs (Agnès Jaoui), scénographie (Alban Ho Van), éclairages (Dominique Bruguière), costumes (Pierre-Jean Larroque) étaient parfaits, sans la moindre fausse note et procuraient un plaisir pour les yeux de tous les instants. Une lune sublime éclairait la scène et inspirait tous les protagonistes.
Avec deux barytons et un ténor barytonant, la tonalité générale était plutôt grave chez les hommes. La trouvaille fut d’avoir donné à Gelsomino, uomo femina et homme-objet, attributaire du rôle titre, une voix mâle de baryton à rebours de tous les poncifs. Ce personnage typiquement bouffe bénéficiait du plus grand nombre d’airs, il a été superbement interprété par Anas Séguin qui a donné une profondeur inattendue au personnage et généré beaucoup d’émotion. Avec sa voix puissante, à la projection insolente et au timbre chaleureux, Victor Sicard donnait à Roberto une très forte personnalité, indispensable pour celui qui va renverser le règne des femmes et rétablir le patriarcat. Giannino, serviteur de Roberto, était incarné par François Rougier, un ténor au timbre relativement sombre qui donna à son personnage beaucoup d’humanité et un caractère plus malléable que celui de son maître. Ramira et lui sont des personnages plus perméables à la discussion et au compromis. Lucile Richardot prêtait son timbre de voix rare et délectable de mezzo-soprano tirant vers le contralto à Ramira qui acquérait de ce fait un ascendant psychologique tout à fait frappant. Avant d’apprendre que Roberto est son frère, Amaranta (Victoire Bunel) avait fait sa conquête grâce à quelques airs où elle faisait briller une voix très bien projetée au timbre chaleureux et à l’intonation parfaite. Dans le rôle de la princesse Cretidea, Eva Zaïcik faisait preuve de son immense talent : elle a tout pour elle, la présence scénique, un engagement sans faille et par dessus tout une voix captivante au timbre de velours.
A la tête du Poème Harmonique, Vincent Dumestre faisait briller sa direction musicale éclairée, son enthousiasme et sa connaissance intime des musiques des 17ème et 18ème siècles. Le dosage des timbres et de la dynamique était parfait avec de belles interventions des cors, des hautbois, du continuo dans lequel on trouvait une superbe mandoline promue au rôle de soliste. A aucun moment ce superbe orchestre ne couvrait les voix qui pouvaient s’épanouir sans contrainte.
Un plaisir pour les yeux, une joie pour l’intellect. Un spectacle captivant.
Publié le 12 nov. 2024 par Pierre Benveniste