Suites de Charpentier, Destouches, Rameau, Lully

Suites de Charpentier, Destouches, Rameau, Lully ©Charles Antoine Coypel (1694-1752) : La destruction du palais d'Armide (1737)
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Nos fureurs ne sont point vaines

Nos fureurs ne sont point vaines ! Tel était le titre donné au fort beau concert qu'ont donné Loris Barrucand, Clément Geoffroy et Eugénie Lefebvre hier soir au cœur du musée des Beaux Arts d'Angers. Grâce aux ondes de France Musique, j'avais eu le plaisir d'écouter ces deux jeunes clavecinistes de grand talent. Quant à la voix magnifique, ample et chaude d'Eugénie, je ne la connaissais que par le disque.

L'idée de construire un programme tout entier dévolu à la musique française, réunissant des extraits fameux de tragédies en musique de Charpentier, Destouches, Rameau et bien entendu Lully a quelque chose d'éminemment créatif! Substituer à la riche palette orchestrale deux clavecins n'est pas une mince affaire, car ici, point de réduction « dessus et basse » mais une fidélité à la trame à cinq parties, typique de l'écriture française : les fac simile posés sur les pupitres, extraits des éditions de Christophe Ballard témoignent de la probité de la démarche. Du reste, on sait que Lully aimait à se faire jouer des pièces extraites de ses œuvres par Mademoiselle Certain et qu'il dût apprécier les transcriptions que fit son ami d'Anglebert de certains de ses chefs-d’œuvre. Couperin proposait de jouer ses concerts et sonates à deux clavecins. Sans oublier l'énigmatique Gaspard Le Roux dont les splendides pièces constituent l'un des rares témoignages de cette pratique à deux clavecins, qui ont connu la fortune de donner lieu à la démarche inverse : des claviers vers une exécution « en simphonie » aurait-on dit à l'époque.

Comme le faisait remarquer Philippe Drix, président de l'association angevine qui consacre son énergie depuis des années à valoriser de jeunes talents de la musique baroque, les œuvres sont loin d'y perdre et donnent parfois l'impression d'avoir été écrites pour les claviers, tant il est vrai que Loris Barrucand et Clément Geoffroy savent les faire sonner et y inclure des éléments idiomatiques, tels que les jeux employés et une maîtrise parfaite des ornements. Eugénie Lefebvre, quant à elle, nous a vraiment époustouflés par la puissance évocatrice de sa voix et de la manière dont elle a su incarner à tour de rôle, Médée, Callirhoé, et Armide, nous permettant d'imaginer dans quelque salon de l'époque, une Marie (ou Marthe selon les sources) Le Rochois qui viendrait réjouir quelque noble assemblée. On aimerait voir Eugénie à la scène, car si la gestuelle secondait la voix, c'était de manière essentiellement suggestive, quand on perçoit un feu qui ne demande qu'à s'embraser et qui pourrait donner lieu à un jeu théâtral intense.

Mais le format du concert, comme le lieu ne se prêtaient guère à des déplacements et un investissement de l'espace très marqués. Qu'importe! On y croyait ! Le texte est toujours magnifiquement servi, ce qui n'est pas forcément aisé, étant donné l'acoustique assez réverbérée du lieu. Médée fait frémir et épouvante, ce qui nous vaut un merveilleux Quel prix de mon amour aux harmonies si savantes et un terrifiant Noires filles du Styx d'une noirceur totale. Callirhoé se montre charmante. Son air introductif en chaconne Ô nuit, témoin de mes soupirs secrets est des plus touchants, comme la plainte Coulez mes pleurs, dans laquelle les notes aiguës des clavecins évoquent les larmes.

Quant à la musette Dans nos champs, véritable « tube » de l'époque dont on trouve de nombreuses transcriptions et adaptations (y compris de parodies spirituelles !), elle nous plonge dans un univers pastoral fait de tendresse mais dénué de toute mièvrerie. Le fameux récitatif d'Armide Enfin, il est en ma puissance est déclamé avec toute la flamme nécessaire. A peine, souhaiterions-nous un peu plus d'hésitation et de durée sur les soupirs, lors des questions qu'Armide s'adresse à elle-même. Quant au monologue final Le perfide Renaud me fuit, il résume à lui seul l'esprit de ce programme, unissant la déploration et la folie furieuse, les clavecins se chargeant de la tombée de rideau sur un palais dévasté.

Auparavant, ceux-ci ont réussi à planter le décor avec des ouvertures fastueuses comme celle de Médée en Ut majeur, à laquelle répond en écho celle d'Armide (dans la même tonalité) pour la dernière partie du concert. Au milieu, celle de Zoroastre permet à nos deux clavecinistes de donner un maximum d'ampleur aux instruments et de faire montre de leur virtuosité, avec son « programme » voyant se confronter les forces ténébreuses d'Abramane aux lumières du héros dont la tragédie tire son nom, pour se terminer en véritable feu d'artifice.

Les danses prodiguent un son qui joue sur toute l'étendue des claviers : ici, c'est un concert de basses, là des flûtes ou des hautbois que l'on croit entendre. On trouve même des adaptations de pages vocales vraiment très réussies. C'est en particulier le cas avec ce Prélude et choeur Ah quelle erreur, qui tout en reprenant les sourdines d'Armide, laisse la place à un chœur imaginaire, dont les voix sont pleinement instrumentales et jouées avec la délicatesse la plus enchanteresse qui soit, permettant à l'auditeur qui les connaît de chanter mentalement les paroles de Quinault : Ah quelle erreur, quelle folie, De ne pas jouir de la vie ! C'est aux jeux, c'est aux amours, Qu'il faut donner les beaux jours ! Quant à la splendide passacaille d'Armide, dont seule la partie orchestrale est donnée, elle culmine parmi tout ce que l'on a pu entendre jusqu'ici : majesté, émotion et esprit chorégraphique s'entremêlent avec le bonheur, perceptible dans la connivence visuelle dont Loris et Clément qui se font face, font preuve. Ils se jouent des textures, magnifiant l'écriture où alternent tutti orchestraux et épisodes en trios avec évidence et parfait équilibre, pour notre plus grand plaisir.

Encore bravo à ces trois jeunes talents, qu'on aimerait voir bénéficier d'un enregistrement de ces pièces, qu'ils nous ont somptueusement offertes.



Publié le 04 juin 2017 par Stefan Wandriesse