Vasta - Piron

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Hénaurme

Grâce au regain d'intérêt pour l'opéra vénitien du XVIIème siècle, les amateurs de baroque savent que les œuvres lyriques de l'époque ne dédaignaient pas les allusions lestes et les situations grivoises, favorisées par les travestissements en tous genres. Mais c'est vers un XVIIIème siècle bien français (et même très gaulois, serait-on tenté de dire !) que nous entraîne Iakovos Pappas et son ensemble Almazis, à travers des chansons paillardes et une tragi-comédie lyrique célébrant le culte de Priape. Le cadre musical convoque les plus grands compositeurs du siècle : Rameau, Royer, Mondonville, Campra, Monsigny. Ils y côtoient les anonymes qui ont composé les chansons les plus graveleuses, comme pour mieux souligner combien l'obsession érotique était répandue dans la création artistique dans ce siècle libertin. Ainsi en peinture, les œuvres de Fragonard ou de Greuze sont parsemées d'allusions érotiques dont le sens, aujourd'hui parfois perdu, était immédiat pour les contemporains.

Dans la notice jointe au programme, Iakovos Pappas nous avertit : « La chanson paillarde du XVIIIème siècle témoigne d'une liberté qui peut surprendre l'auditeur d'aujourd'hui dans la mesure où il n'a jusqu'à présent disposé que d'une image totalement biaisée de la musique de l'époque. Le surprendre et le charmer, car libertinage rimait alors avec art, esprit et plaisir... ». On est évidemment loin de la vision de « la grande majorité du mouvement baroque (qui) s'est persuadée que cette période, du point de vue artistique du moins, est un modèle d'angélisme et de préciosité poudrée » ! De fait, après une ouverture reprise de celle du Carnaval du Parnasse, de Mondonville, le Prologue (à la manière d'un grand opéra) enchaîne des chansons dignes d'une réunion de carabins, et d'autres plus lestes que grivoises mais aux allusions assez transparentes. Solos, duos et ensembles se succèdent, jusqu'au superbe Plaisir d'Amour de Martini, arrangé pour trio et basse de viole par Pappas lui-même.

Après ce décoiffant Prologue vient le morceau principal, la tragédie burlesque Vasta, reine de Bordélie (!) d'Alexis Piron (1689 - 1773). Né à Dijon, Piron collabora à plusieurs reprises avec son compatriote et quasi-contemporain Rameau (1683 – 1764) pour produire des opéras destinés aux Foires Saint-Germain et Saint-Laurent, mais aussi à l'Opéra Comique. Sa comédie en vers La Métromanie eut un certain succès, elle s'attira l'estime de Grimm. Mais Piron était surtout fameux pour ses saillies et ses épigrammes, qui lui valurent de nombreuses inimitiés (en particulier celle de Voltaire). Lorsqu'il fut élu en 1753 à l'Académie Française, ses ennemis ressortirent son Ode à Priape, écrite en 1710, afin de le discréditer. Louis XV refusa de valider son élection, mais la marquise de Pompadour lui accorda une pension égale à un traitement d'académicien. Il rappela avec ironie cet épisode dans son épitaphe, demeurée fameuse : « Ci-gît Piron/ qui ne fut rien/ Pas même académicien ».

Souveraine qui clame haut et fort ses penchants érotiques, Vasta attend avec impatience l'arrivée dans sa cité de Fout-six coup (!) à la tête de ses armées, et précédé de sa lubrique réputation. A ses côtés sa fille Conille file l'amour parfait avec le jeune prince Vit-Mollet. Mais ce dernier s'enfuit lâchement à l'arrivée de l'envahisseur. Après une scène consacrée au Grand Prêtre de Priape (parodie d'Isbé de Mondonville) Fout-six-coup décrit comment il a occis Vit-Mollet, qui avait tenté d'attenter à ses jours. La pauvre Conille succombe à la nouvelle, sans susciter aucune pitié de sa mère qui trouvait cet amour déshonorant. La Marche extraite du Tancrède de Campra couronne la victoire de Fout-six-coup, et le triomphe final de Priape !

Cet épisode burlesque est suivi d'un Divertissement, qui débute par la cantate d'Actéon. Celle-ci nous renvoie à Diane, la chaste déesse ennemie de l'Amour et de ses excès, appelée en renfort dans de nombreux opéras baroques français (à commencer par Hyppolite et Aricie, de Rameau). Son souvenir est bien vite balayé par des chansons grassement paillardes, à l'intitulé évocateur : Le pot de chambre, La sodomie, et l'ineffable Si vos cheminées mesdames entonné par un tutti déchaîné ! Le spectacle s'achève à la manière d'un grand opéra baroque sur un ballet des protagonistes, au son des gracieux Tambourins de Zaïde. Il sera récompensé de copieux applaudissements : en bis l'ensemble redonne avec un entrain décuplé Si vos cheminées mesdames, pour le plus grand plaisir du public.

Stimulés par cette farce « hénaurme », les chanteurs s'en donnent à cœur joie dans le répertoire. Elizabeth Fernandez incarne une Vasta charnelle et impérieuse, qui étale sans complexe son goût pour le sexe masculin, clamé de sa généreuse projection. Face à elle, la frêle Conille assiste avec désespoir à l'effondrement de sa douce idylle, évocation des sages amours des pastorales en vogue dans toute la première moitié du siècle. Delphine Guévar teinte avec ingénuité sa douce voix d'une pointe de préciosité niaise, qui accentue l'effet comique de ses interventions.

Barbe autour du cou et cheveux en bataille, le Fout-six-coup de Christophe Crapez ne manque pas de panache. Sa voix tonitruante, ses arrivées fracassantes suggèrent à l'envie la performance sexuelle qu'évoque son patronyme – et dont il nous épargnera fort heureusement la démonstration!Son récit de l'attentat commis par Vit-Mollet est un moment fort de la pièce, avec des postures expressives et des yeux qui roulent dans tous les sens, comme pour mieux effrayer le spectateur. Soulignons aussi l'excellente qualité de sa diction dans la déclamation. Face à lui le prince Vit-Mollet de Nathanaël Tavernier est incontestablement la révélation de cette soirée. Sa solide voix de baryton-basse fait merveille dans le rôle, comme d'ailleurs dans les airs à boire qu'il interprète : rondeur des graves, netteté des attaques, douceur du médium, toujours portés par une projection ample et chaleureuse. Soulignons aussi les impayables interventions du contre-ténor Cecil Gallois dans le rôle travesti de Tétasse, et en particulier son hilarant récit pleurnichard de la mort de Conille, qu'il débite devant une Vasta insensible. Mentionnons encore les courtes mais percutantes apparitions du ténor Jean-Christophe Born (Vit-en-air), et celles plus policées, relevées d'une pointe d'affectation, du baryton Guillaume Durand (Couille-au-cul).

Tout aussi à l'aise pour accompagner les airs populaires que pour nous restituer Rameau, Royer ou Campra, l'orchestre insuffle sa verve à cette décoiffante comédie burlesque. Il s'appuie sur une basse continue bien présente, composée du clavecin énergique de Iakovos Pappas et de la viole inspirée et mélodieuse de Yuka Saïto. On retiendra tout particulièrement des échanges animés entre les cordes hautes (les deux violons et l'alto), régulièrement tempérés par les notes plus graves du violoncelle. Les ensembles avec les chanteurs sont soutenus avec talent : mentionnons à nouveau ici le Plaisir d'Amour, véritable petit bijou à nos oreilles.

Pour ceux de nos lecteurs qui voudront juger sur pièces et redécouvrir ce répertoire laissé dans l'ombre, un enregistrement est en préparation : sa sortie sera mentionnée sur le site de l'ensemble Almazis (www.almazis.com).



Publié le 16 avr. 2018 par Bruno Maury