Il Venceslao - Caldara

Il Venceslao - Caldara © WDR / Thomas Kost
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Le style impérial à Vienne sous Charles VI

Sous le règne de l’empereur Charles VI (1711-1740), les représentation d’opéras à la cour de Vienne demeurent rythmées par un calendrier précis, dans lequel l’anniversaire de l’impératrice (le 28 août) et la Saint-Charles (le 4 novembre) constituent des dates incontournables. Les représentations ont lieu au Leopoldine Hoftheater, rénové par Francesco Galli Bibiena au début du siècle, et qui offre alors environ cinq mille places. Pour la Saint-Charles de l’année 1725, le poète de la cour Apostolo Zeno (1668-1750) commence à travailler sur un livret intitulé Caio Mario in Minturno, inspiré d’un épisode de l’histoire romaine, alors fortement en vogue à Vienne pour les intrigues d’opéras. De sérieux problèmes de santé l’obligent cependant à renoncer à écrire un nouveau livret complet. Il reprend alors le texte d’une de ses créations antérieures, Il Venceslao, donné au Teatro San Giovanni Grisostomo (actuel Théâtre Malibran) de Venise pour le carnaval 1703. Son titre paraît adapté pour le transformer en hommage à l’empereur régnant, dont le quatrième des huit prénoms est Wenzel, transposition allemande de Venceslao/ Venceslav. Comme dans beaucoup de livrets de la fin du XVIIème siècle, l’intrigue originelle constituait une tragi-comédie autour d’une vengeance suscitant moult quiproquos, mensonges, déguisements,… Pour l’adapter aux goûts de la cour, Zeno gomme les épisodes comiques, ainsi que les apparitions de divinités descendant de leur gloire, qui fournissaient le prétexte à une spectaculaire scène d’ouverture au second acte. Il met à profit ses connaissances d’historien de la cour pour remanier l’intrigue, en mêlant deux épisodes historiques :l’union des royaumes de Pologne et de Lituanie depuis 1569, et les attaques des Cosaques, Suédois et Moscovites contre la Pologne au XVIIème siècle. Il prend vraisemblablement pour modèles de ses personnages Venceslao et Casimiro Wladyslaw IV Wasa (1595-1648, roi de Pologne et de Suède, grand-duc de Lituanie) et son frère et successeur, Jan Kazimierz. Ce choix permet au passage d’affirmer la légitimité de cette dynastie, apparentée aux Habsbourg, sur le trône électif de Pologne. Ce rappel s’inscrit opportunément dans l’actualité politique de la cour de la cour de Vienne. Le 15 août 1725, Louis XV avait en effet épousé Marie Leszczinska, fille de Stanislas, qui avait été roi de Pologne de 1704 à 1709, et le redeviendra ensuite, avec l’appui de la France. Pour les Habsbourg, opposés aux Bourbons depuis le XVIème siècle, cette alliance constituait une menace potentielle sur leurs frontières orientales.

Sur la forme, Zeno redécoupe l’action en cinq actes et y ajoute de nombreux ballets, dont la musique est confiée à Nicola Matteis Der Jüngere et les chorégraphies aux maîtres de ballet de la cour, Simone Pietro Levassori della Motta et Alessandro Philebois. La musique des airs et des récitatifs est confiée au vénitien Antonio Caldara (1660-1736), qui avait composé dès 1708 à Barcelone l’opéra donné aux noces du futur empereur. Depuis 1716, Caldara était vice-maître de chapelle à Vienne, aux côtés du titulaire, Johann Joseph Fux (1660-1741). A partir des années 1720, il développe un « style impérial » aux riches couleurs contrapuntiques, pour mettre en valeur les qualités des chanteurs de la Chapelle impériale. Il mobilise à cet effet un orchestre conséquent : une vingtaine de violons et altos, cinq violoncelles, deux violes de gambe, six hautbois, quatre bassons, des trompettes, timbales et de nombreuses percussions, autour d’un continuo étoffé.

La distribution de la création rassemble notamment le castrat Domenico Orsini, alors âgé de cinquante huit ans, dans le rôle-titre ; le castrat Pietro Casati, spécialisé dans les rôles de « méchant », dans celui de Casimiro ; la soprano Anna d’Ambreville (Erenice) et son époux, le ténor Francesco Borosini (Ernando). Mais la vedette en est incontestablement Faustina Bordoni, qui fait ses débuts à Vienne. La soprano vénitienne est alors âgée de vingt-huit ans ; elle est précédée de la réputation de ses succès sur les scènes italiennes, où ses admirateurs l’ont surnommée « la nuova Sirena ». Le rôle de Lucinda, reine de Lituanie, est spécialement réécrit à son intention, afin de mettre en valeur ses qualités vocales.

Le déroulé de l’intrigue fait appel à des événements antérieurs : le prince héritier de Pologne, Alessandro, et la princesse Erenice entretenaient une relation amoureuse, brutalement interrompue par Casimiro, frère d’Alessandro, qui convoitait aussi Erenice. Ils ont toutefois été protégés par le général Ernando, ami d’Alessandro. De son côté, Casimiro avait promis le mariage à la reine de Lituanie Lucinda puis l’avait abandonnée. L’opéra s’ouvre sur les fêtes données à Varsovie pour fêter la victoire des troupes d’Ernando. Venceslao offre à celui-ci une récompense : ce sera d’y ajouter le mariage d’Alessandro avec Erenice. Déguisée en homme, Lucinda s’est mêlée à la cour du roi de Pologne pour tenter de reconquérir Casimiro. Se présentant comme ambassadeur de Lituanie, elle confronte Casimiro à sa promesse de mariage non tenue, devant Venceslao. Mais Casimiro la traite de menteuse ; elle le provoque donc en duel. Sans nouvelles de l’issue de ce combat, Venceslao part, accompagné de Gismondo, son capitaine de la garde, à la recherche de Casimiro. Blessé, celui-ci avoue avoir tué dans l’obscurité son frère Alessandro. Erenice confirme le récit de la mort d’Alessandro. Casimiro est jeté en prison, sans que Venceslao ne réagisse. Lucinda lui rend visite en prison, faisant renaître leur amour. De leur côté, Erenice et Ernando jurent de venger la mort d’ Alessandro. Ils demandent à Venceslao la tête de Casimiro, tandis que le peuple, assemblé, réclame qu’il soit épargné. La sentence finale de Venceslao est guidée par la clémence : pour éviter la peine de mort, Casimiro doit accepter la couronne de son père ! Tous applaudissent le nouveau roi...

Si le double couple amoureux (Casimiro/ Lucinda et Alessandro/ Erenice) et l’épisode de Lucinda travestie en homme, venue reconquérir son amant, constituent des réminiscences des figures obligées des livrets italiens du XVIIème siècle, le dilemme auquel est soumis le roi Venceslao (perdre sa descendance en condamnant à mort son second fils ou laisser impunie la mort d’Alessandro) et cette clémence inattendue appartiennent au domaine de l’opéra seria réformé, dont le dénouement doit porter un message moral, souvent celui du pardon du souverain. D’autant qu’ici la clémence est la condition indispensable de la continuité dynastique. Quand la morale rejoint la raison d’État…

La distribution aligne pas moins de trois contre-ténors, aux qualités vocales très différentes. De Max Emanuel Cencic, on retient avant tout le talent théâtral à rendre le désarroi et les hésitations qui font vaciller son amour de père, déchiré entre la perte d’un fils et la dure sentence qui doit frapper le second, meurtrier du premier. Ses qualités vocales, si elles ne possèdent évidemment plus la flamboyance qu’on lui a connue à son apogée, demeurent tout à fait honorables, et apparaissent bien adaptées à ce monarque dont le souci de continuité dynastique tempère les passions. Dans l’air du second acte Armi ha’l ciel, la reprise particulièrement ornée lui vaut de chaleureux applaudissements. On retiendra aussi son brillant air de l’acte V, L’arte, si, del ben regnar, dans lequel il exprime son souci de faire prévaloir le pardon, abondamment applaudi.

Le jeune sopraniste hondurien Dennis Orellana brille de ses aigus étourdissants dans le court rôle d’Alessandro. Il en donne d’ailleurs une démonstration éclatante dès le début du concert, en s’appropriant dans un déferlement d’ornement l’air dévolu par le livret à Ernando (Abbiam vinto). Un peu plus loin dans l’acte I, Col piacer nous offre une seconde démonstration de virtuosité, avec une reprise particulièrement ornée, couronnée d’aigus époustouflants !

Dans le rôle du « méchant » Casimiro, Nicholas Tamagna restitue avec soin la psychologie complexe de son personnage, ballotté entre ses amours (Erenice et Lucinda) et son sentiment de honte après son forfait fratricide. Son phrasé est fluide, sa diction claire, ses intonations soignées. Il tente tout d’abord fermement d’éconduire le prétendu Lucindo (Lucinda travestie) puis laisse éclater sa fureur lorsque Gismondo lui apprend qu’elle va épouser son frère (vaillant D’ire armato, aux ornements en cascade, toujours très naturels). Son air le plus émouvant est sans doute celui de ses adieux à son père, qui vient d’ordonner qu’il soit conduit à la prison en attendant sa sentence : belle démonstration de son expressivité, le Da te parto est salué par des applaudissements.

Le ténor Stefan Sbonnik ravit nos oreilles dans le rôle d’Ernando. Après un long accompagnato, son air Di cosi strani conclut en beauté l’acte III. Son duo avec Erenice à l’acte IV (Ricordati/ Lo so), particulièrement réussi, s’achève sur de magnifiques ornements. Et à l’acte V, le Spunta su donne lieu à une reprise tout à fait solaire, saluée par le public. En revanche, la basse russe Pavel Kudinov (Gismondo), bien que dotée d’une voix chaleureuse aux graves profonds, nous a paru un peu en décalage dans ce répertoire, avec des effets trop marqués à notre goût et un volume démesuré au regard du reste de la distribution.

A Suzanne Jerosme revient la mission délicate d’incarner Lucinda, rôle confié à la Bordoni pour sa création. La jeune soprano française au timbre nacré s’en acquitte avec une belle aisance et une réelle expressivité. A l’acte I, elle clame avec élégance et détermination son amour pour Casimiro (Aveva l’idol mio), répondant à la plainte du hautbois. A l’acte II, son air virtuose Sapesti lusinghiero est récompensé par de chaleureux applaudissements. Au début de l’acte III, elle nous fait partager sa tristesse dans un Egra e languente également très applaudi. A l’acte IV, le duo avec Casimiro (Stringi/ Abbracia) ravira encore le public.

De son timbre cuivré de mezzo, la chanteuse croate Sonja Runje endosse le rôle de la princesse Erenice. Son affrontement avec Casimiro à l’acte II, ponctué de sonores castagnettes, constitue un des passages les plus originaux de la partition ; il se conclut sur un air de colère et de mépris (Non credo a quel cor) cinglé avec énergie et apprécié du public. Sa fureur lorsqu’elle réclame à Venceslao la vengeance de la mort d’Alessandro (Ricordati che padre tu sei) est rendue avec une grande conviction. Regrettons toutefois un détimbrage un peu malheureux dans les graves au cours du duo avec Ernando à l’acte IV (Ricordati/ Lo so).


Martyna Pastuszka © WDR / Thomas Kost

Soulignons enfin la direction énergique et inspirée de Martyna Pastuszka, qui assure en outre la partie de premier violon. Si le {OH!} Orchestra aligne un effectif plus modeste que celui mobilisé par Caldara à Vienne, il ne manque pas de couleurs. On retiendra tout particulièrement l’ouverture pleine de panache, avec ses trompettes et ses percussions, la présence appuyée des vents (en particulier les hautbois) dans les airs, et des cordes moelleuses et enlevées.



Publié le 29 nov. 2023 par Bruno Maury