Premiers feux baroques - Vox Luminis

Premiers feux baroques - Vox Luminis ©Vox Luminis
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Avril 1707. Johann Sebastian Bach et Georg Friedrich Haendel viennent à peine de fêter leur vingt-deuxième anniversaire. Et déjà, ils produisent deux œuvres majeures : la Cantate BWV 4 pour l’un, le motet Dixit Dominus pour l’autre. En confiant leur interprétation à l’Ensemble Vox Luminis, l’Auditorium du Musée du Louvre ne pouvait faire meilleur choix pour ouvrir le cycle « Premiers feux » dédié aux premières compositions de ceux qui ont écrit leur nom en lettres capitales dans l’histoire longue de la musique. Et la démonstration a été magistrale. L’espace d’un soir, l’excellence des interprètes a libéré les génies enfermés dans la partition.

C’est avec l’une des toutes premières cantates composées pour les fêtes de Pâques par le jeune Bach que s’ouvre le programme. Celle qui, dans le catalogue établi par le musicologue allemand Wolfgang Schmieder, porte le numéro 4 a été minutieusement décrite et analysée par Gilles Cantagrel (Les cantates de J.-S. Bach – Fayard, 2010). De même, John Eliot Gardiner lui consacre de très belles pages (Musique au château du ciel – Flammarion, 2013). Mais, à l’Auditorium du Louvre, les notes et les mots se sont transformés en émotion et en plaisir.

Cette cantate appartient à la catégorie des « Choralkantaten » (cantates de choral), « c’est-à-dire des œuvres qui se fondent sur le matériau textuel et mélodique de chorals liturgiques » préexistants (Alberto BassoJean Sébastien Bach – Fayard, 1979). Si, plus tard, le compositeur s’autorisera à modifier le texte officiel pour trouver le meilleur ajustement de la musique des mots à celle des sons, il suivra ici textuellement chacune des sept strophes du choral adapté d’un hymne pascal du XIème siècle, par Martin Luther (1524). Les sept strophes constitueront les sept mouvements de la cantate, compte non tenu de la sinfonia introductive. En outre, Bach conservera scrupuleusement la mélodie de ce Victimae paschali laudes, reprise en valeurs longues (technique du cantus firmus) et soumise à des variations en fonction de l’atmosphère qui se dégage de chaque strophe. Ce qui révèle, de sa part, une exégèse préalable du texte.

Les interprètes de Vox Luminis se présentent en effectifs réduits (deux violons, deux altos, deux violoncelles et l’orgue pour la basse continue), probablement proche de la configuration de la création de la cantate en mode instrumental, le 8 avril 1708. Car, pense Gilles Cantagrel, la première audition de cette œuvre, le 24 avril 1707, pouvait n’être accompagnée que par l’orgue, l’enjeu de l’audition étant la couverture du poste d’organiste de la Blasiuskirche de Mülhausen. La partition d’origine étant perdue, c’est celle de la reprise à Leipzig pour les Pâques 1725 qui sert désormais de référence.

Gilles Cantagrel apporte un éclairage précieux sur le plan de construction de la pièce : « les sept strophes du cantique de Luther sont disposés en arche, trois de chaque côté, culminant sur la quatrième strophe… Tout converge donc vers ce chœur central, un puissant motet à quatre parties dépeignant le combat de la vie et de la mort » (in Philippe Charru – Le baroque luthérien de Jean-Sébastien Bach – Editions Facultés Jésuites de Paris – 2005): Chœur – Duo – Solo – CHŒUR – Solo – Duo - Chœur

L’acoustique de l’Auditorium permet d’entendre distinctement chaque musicien ou chanteur, d’entrer dans l’intimité de la sonorité de chaque instrument, de vibrer sous les traits d’un violon ou la finesse des dissonances produites par les voix. Aucun effet d’écho ni de masse pour en gommer les aspérités. Le son à l’état pur dès les premières notes de la sinfonia d’ouverture.

Cette sinfonia installe d’emblée un climat ténébreux : le Christ vient de mourir. La tonalité en Mi mineur employée par Bach est indiquée, selon Johann Mattheson (1681-1764), pour exprimer la désolation, la tristesse mais aussi un besoin de consolation. Et « désolation et consolation, c’est par excellence la tonalité de la Passion et de la crucifixion » (Gilles Cantagrel). Les cordes façonnent cette atmosphère par des traits lents, mêlant de discrètes dissonances à de courts silences évoquant les sanglots.

Dans ce premier versant de la cantate, Bach décrit le combat que mène le Christ contre la mort, née du péché originel. La première strophe, notée Allegro, mêle la vénération se dégageant d’un cantus firmus céleste porté par les soprani à l’allégresse jaillissant des autres pupitres. Elle s’achève par un Halleluja ardent réunissant toutes les voix dans un même élan. L’agilité des cordes donne encore plus de légèreté à l’exubérance vocale pour affirmer que wir sollen fröhlich sein (nous devons nous réjouir) : le Christ étant ressuscité et hat uns bracht das Leben (nous a apporté la vie). Le contraste entre la tristesse de la partie instrumentale d’entrée et la plénitude du finale de cette première séquence est saisissant. Nul doute que Bach a voulu exprimer ici le conflit intérieur vécu par l’homme, tiraillé entre la misère de l’existence quotidienne et la foi en la délivrance. Car, de misère humaine, il sera question dans les deux versets suivants. Dans le douloureux duo pour soprano et alto, l’image de la mort s’impose dès les premières notes. Comme en écho, les deux solistes se renvoient, à trois reprises, un Den Tod (la mort) affligé, comme résignés face à l’ennemi devant lequel le genre humain est désarmé. L’accompagnement de cette lente lamentation par l’orgue et le violoncelle donne à ce passage une allure sépulcrale, jusqu’à un Halleluja, lui-même abandonné par la joie qui l’animait jusque-là. Il est vrai que la mort est un personnage familier pour le jeune Bach. Lorsqu’il compose cette pièce, elle avait déjà frappé plusieurs de ses proches : ses frères Johann Balthasar et Johann Christoph, Elisabetha, sa mère, l’année de ses neuf ans ainsi que son père, Johann Ambrosius, à peine dix mois plus tard. Son expérience personnelle donne à sa musique une tonalité d’authenticité dans l’expression des sentiments de douleur. Sensible dans la vocalise tourmentée du mot gefangen (captif…de l’empire de la mort), l’émotion se fera encore plus prégnante dans la strophe chantée par Robert Buckland. Certes, les doubles croches des violons y emportent presque joyeusement un chant d’action de grâce remerciant le Christ damit dem Tod genommen (retirant ainsi à la mort… tous ses droits et sa puissance). Mais brusquement, les violons arrachent des accords grinçants annonciateurs d’un silence angoissant sur nichts (rien), avant une reprise a capella par denn Tod pour constater finalement, dans un Halleluja à nouveau enjoué, l’issue victorieuse du combat mené par le Christ contre la mort. La densité dramatique de cette séquence est magnifiquement rendue.

La strophe 4 constitue la clé de voûte de la cantate. L’écriture musicale est dépouillée mais le tempo énergique. La partie instrumentale se limite au continuo (l’orgue et le violoncelle) et l’effectif vocal se compose de deux petits chœurs : les altos (en fait, les deux magnifiques voix de contre-ténor de Jan Kullmann et de Daniel Elgersma) d’une part, une voix pour chacun des autres pupitres d’autre part. Les ténors lancent a cappella un cri de victoire (Es war ein wunderlicher Krieg/Ce fut une étrange guerre), énoncé repris cantus firmus par les altos pendant que les autres voix se poursuivent dans une fugue effrénée et que les basses, soutenues par le continuo, rythment les réjouissances.

Le second versant de la cantate célèbre l’Agneau divin qui a vaincu la mort par sa résurrection. De sa voix puissante et profonde, Geoffroy Buffière prend appui sur la mélodie du choral pour présenter respectueusement das rechte Osterlamm (le juste agneau pascal). Son interprétation remarquable met en valeur l’art du figuralisme déployé par le compositeur : sa voix bondit dans les aigus lorsqu’elle désigne des Kreuzes Stamm (le tronc de la Croix), plonge de près de deux octaves pour évoquer la mort (dem Tod) enfin abattue mais qui obsède toujours l’esprit des hommes, comme le souligne la longue vocalise sur le mot Würger (l’étrangleur) qui la décrit. Stefanie True et Philippe Froeliger convient l’assemblée à célébrer la victoire finale de la Lumière sur les Ténèbres. Leurs échanges en imitations et leurs vocalises sur Wonne (ravissement), Sonne (soleil), Gnade (grâce) et Herzen (cœurs) adressent un message subliminal subtilement façonné par un compositeur déjà maître de ses effets sur les esprits de ses auditeurs. Ils sont rejoints par le chœur et l’orchestre au complet pour la strophe finale. Sa couleur sonore tranche avec celle qui imprégnait la pièce jusque-là. La différence éclate notamment lorsque l’on met en regard la polyphonie du chœur introductif et l’homophonie du chœur conclusif. Nous suggérons que le mode homophonique a été choisi pour permettre l’intervention de la turba (chœur de foule), l’ensemble de l’assemblée reprenant avec les musiciens la mélodie, simplement harmonisée, du choral. D’autant que Bach y a ajouté un cornet et des trombones, comme pour renforcer la puissance sonore des instruments (instruments à vent absents dans l’interprétation donnée à l’Auditorium) face à la masse des fidèles associés au chant.

Nous quittons maintenant l’Allemagne pour rejoindre Georg Friedrich Haendel en Italie. Au cours de l’hiver 1706, il avait pris le chemin de Rome, comme nombre de musiciens attirés par la demande incessante de nouvelles compositions musicales destinées à accompagner les cérémonies religieuses, innombrables dans la capitale de la chrétienté. La tradition musicale de la Ville Eternelle et l’influence qu’y exerçait alors Arcangelo Corelli en faisait également une excellente école pour un jeune musicien pressé. Pour se distinguer de la foule anonyme des musiciens de passage, Haendel devait se faire connaître… et faire oublier qu’il était un protestant en pays catholique. Rien de mieux que des pièces courtes mettant en musique le texte de Psaumes destinés à l’office des Vêpres. Vox Luminis a choisi d’interpréter deux d’entre elles : Nisi Dominus et Dixit Dominus. Si, à notre connaissance, aucune trace ne subsiste de leur première audition, nous avons néanmoins l’assurance qu’elles ont été composées dans le courant de l’année 1707.

Pour donner vie à ces deux motets concertants, l’Ensemble Vox Luminis se renforce. L’entrée de nouveaux instrumentistes signale le changement de tonalité des pièces qui vont être interprétées. A la ferveur de Bach se substitue l’éclat haendélien. Le continuo assuré par l’orgue touché par Bart Jacobs est renforcé par la contrebasse de Benoît Vanden Bemden et l’effectif des cordes passe du simple au double. L’austérité luthérienne fait place à la flamboyance romaine !

Dans la biographie qu’il consacre à Haendel (Fayard – 1995), Jonathan Keates estime que le motet Nisi Dominus « est un minuscule concentré de coups de théâtre parfaitement réglés,… idéalement romain, idéalement baroque, tant par sa forme que par son idiome ». Le Psaume 127/126 a été mis en musique vers juillet 1707, probablement à la demande du cardinal Carlo Colonna (pour le premier anniversaire de son accès au cardinalat ?). Il aurait été exécuté lors de la fête de la Madonna del Monte Carmel, le 16 juillet. Cette fête est célébrée en grande pompe et la famille du cardinal en finance l’ordonnancement. La partition du jeune Haendel destinée à son mécène répond parfaitement au caractère festif de cet événement.

Le texte est découpé en quatre airs confiés à des solistes masculins. Ces airs sont encadrés par deux chœurs énergiques, à l’entrée et à la conclusion du motet. Celui-ci s’ouvre sur une courte sinfonia emportée par les triades des violons fougueux qui vont imposer leur allure, de façon quasi obsessionnelle, pendant toute la durée du chœur d’ouverture. L’écriture de la partie vocale organise un enchaînement habile de plusieurs styles musicaux : après l’intonation par les ténors sur le mode psalmodique grégorien, la fugue domine le second verset, le récitatif décline le troisième quand une riche polyphonie expose le verset final. La parfaite diction de Robert Buckland et les répétitions de vanum est (il est vain) soulignent l’inanité des efforts humains s’ils ne sont pas soutenus par Dieu. Mais c’est à Daniel Elgersma qu’il revient de préciser que Cum dederit dilectis suis somnum (Dieu comble son bien-aimé quand il dort). Cette troisième strophe est totalement apaisée, d’une musicalité presque céleste : sa magnifique voix de contre-ténor porte le texte avec une tendre plénitude, seulement accompagnée des pulsations des violons qui alternent pieusement traits délicats et silences attentionnés. De sa voix claire et tranchante, Sébastien Myrus rompt ce sommeil paisible en désignant les flèches aux mains d’un guerrier. Avec un certain réalisme, mais de façon tout de même assez classique (en 1623, dans son Israelsbrünnlein, Johann Hermann Schein, avait déjà employé un procédé équivalent dans l’un de ses motets – voir notre chronique publiée le 12/12/2016), les violons figurent, par des gammes de doubles croches, le sifflement des traits échangés par les guerriers. A l’allure martiale succède un majestueux Ita filii excussorum (ainsi sont les fils de la jeunesse), presque dansant. Philippe Froeliger expose l’enseignement qui se dégage de l’image précédente : Beatus vir qui implevit (Heureux l’homme qui a garni son carquois) pour défendre sa cité. Or, en pleine guerre de Succession d’Espagne (1700-1713), l’Italie est devenue un champ de manœuvres militaires. Ce message ne peut donc laisser aucun auditeur indifférent car la guerre peut être à la porte de sa cité. Le motet se conclut par un Gloria Patri qui servira de matrice, vingt ans plus tard, pour composer Zadok the Priest (HWV 258), l’hymne du couronnement de George II d’Angleterre. Il se compose de deux parties. La première, écrite en valeurs longues, célèbre avec une grande solennité la divinité trinitaire. Dans la seconde, les cordes reprennent leur exubérance pour entraîner le sicut erat dans une célébration démonstrative de l’Eglise universelle. Cette partie est écrite avec les matériaux musicaux de l’ouverture. Mais, outre le rythme accéléré imprimé par les violons et l’effet d’entraînement des soprani qui dominent dans de magnifiques aigus, les voix restent dans la mesure, exprimant la solennité sans la somptuosité qui va être la marque de la pièce suivante.

Alors que le Nisi Dominus est constitué de quatre arias enserrés par deux chœurs, le Dixit Dominus se présente sous la forme d’une cantate sacrée composée de six chœurs laissant place à trois airs pour chanteurs solistes. Achevé en avril 1707, ce motet aurait été interprété lors de la fête donnée en l’honneur du roi Philippe V d’Espagne, le 1er mai 1707, à Frascati, non loin de Rome (selon Gerhard Poppe – livret du CD Dixit distribué par Deutsche Harmonia MundiThomas Hengelbrock à la tête des Balthasar-Neumann-Chor et Ensemble - 2001).

Il met en musique le Psaume 110/109 (et non 127 comme indiqué dans le très intéressant programme distribué aux auditeurs). Celui-ci est chanté tous les dimanches et jours de fête à l’ouverture de l’office du soir (Vêpres). Son positionnement dans l’ordonnancement de l’office lui attribue une fonction particulière, celle de créer les conditions d’un passage du temps profane au temps religieux : le fidèle doit s’abstraire des plaisirs et des misères de la vie quotidienne pour se consacrer totalement à la dévotion et à la célébration de la divinité. Ce qui explique qu’il ait inspiré tant de compositeurs et parmi eux Claudio Monteverdi (in Selva morale), Antonio Vivaldi (RV 594, 595 et 807) ou Wolfgang Amadeus Mozart (KV 339 – Vesperae Solennes de Confessore).

Pour créer l’effet escompté sur l’esprit des fidèles assemblés pour l’office, Haendel choisit la manière forte, comme le fera, dix ans plus tard, le « prêtre roux » de Venise. Le pouvoir d’entraînement de la sinfonia d’ouverture est irrésistible. Par de vigoureuses rafales de croches, les violons balaient la nef et ceux qui s’y tiennent. Elles préparent l’entrée du chœur annonçant avec fébrilité, par un Dixit répété avec force et insistance, que Dieu va s’exprimer. L’attention de l’assemblée est désormais fixée. Les soprani, imités par les altos, peuvent inviter les fidèles à s’asseoir à la droite du Père pour entendre son message. Et pour confirmer l’invitation, chaque pupitre vocal soulignera, l’un après l’autre, par une longue vocalise descendante, le mot sede (assis). Ce message tient en deux versets. Il annonce les objectifs de la guerre qui va être déclarée aux ennemis d’Israël, d’abord avec la gravité d’un robuste cantus firmus chanté par les soprani, puis repris sur le mode polyphonique par l’ensemble des pupitres. Ce donec ponam inimicos tuos/ scabellum pedum tuorum (jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis/ ton marchepied) est à la fois imposant et entraînant. En réalité, la genèse de l’écriture de ce Psaume est contenue dans ces deux versets. Sa première rédaction daterait de la révolte des Macchabées contre la politique d’hellénisation d’Israël, au IIème siècle avant Jésus-Christ. Mais les chrétiens y ont trouvé ensuite une référence à la guerre que mena Jésus contre les forces du Mal afin de libérer l’humanité du péché originel. Dans les deux cas, ce texte est un chant de triomphe auquel Haendel et les interprètes de Vox Luminis ont donné un caractère grandiose qui dépasse en puissance la cantate BWV 4. Une belle manière d’illustrer les modalités différentes de la piété luthérienne (plus intérieure) et catholique (plus extériorisée).

Dans les deux arias qui suivent, deux solistes se succèdent pour rendre hommage à la puissance céleste. Dans le premier, sur basse continue (l’orgue, la contrebasse et deux violoncelles), Daniel Elgersma déclare sa confiance en la victoire finale. Sa voix de contre-alto donne au chant une douceur qui contraste avec le bouillonnement de la séquence précédente. Ses longues vocalises, notamment sur le « a » de dominare, sont impressionnantes. En effet, ces belles montées dans les aigus appellent un savoir-faire qu’il domine parfaitement. Le second air présente, de notre point de vue, des difficultés techniques du même ordre. Stefanie True a remarquablement relevé le défi. Elle grimpe dans les aigus avec une facilité apparente et ses vocalises sur splendoribus sont rayonnantes. Elle installe un climat de contemplation que les triolets incessants des cordes tentent de contrarier. Ces deux airs sont dédiés au recueillement alors que Vivaldi leur donne davantage d’intensité.

Quatre chœurs successifs brisent ce moment de grâce. Les deux premiers confirment l’autorité religieuse dans sa légitimité : Tu es sacerdos in aeternum (Tu es prêtre à jamais). Alors que Vivaldi (RV 595) les réunit dans une même séquence, Haendel choisit de procéder en deux temps. Un premier chœur affirme avec énergie, presque dans un cri, que Juravit Dominus (le Seigneur l’a juré) et qu’il ne se dédira pas. La strophe est entonnée sur le mode homophonique, à l’image d’une acclamation populaire ; elle est reprise dans une splendide polyphonie sautillante dans laquelle les soprani grimpent graduellement dans les aigus, comme pour rappeler Dieu à ses obligations. Le second chœur le confirme dans son statut : Tu es sacerdos in aeternum (Tu es prêtre à jamais). Son écriture, où s’épanouit le contrepoint, mêle la solennité suggérée par les valeurs longues à la joie des fidèles caractérisée par des doubles croches virevoltantes rythmant le chant des soprani. En séparant ces deux versets, à qui destine-t-il ce message ? Evidemment, nous ne connaissons pas les intentions cachées du compositeur. Mais n’oublions pas que Haendel, protestant fidèle à sa confession, est accueilli à Rome, sur le territoire pontifical. S’il n’évoque certainement pas la contestation de l’autorité pontificale par les protestants, peut-être souhaite-t-il, en pleine guerre de Succession d’Espagne, rassurer le pape Clément XI dont les Etats sont menacés par les troupes autrichiennes ? Des bruits de bataille traversent, en effet, les deux chœurs suivants. D’abord, pour rappeler que Dieu confregit in die irae suae reges (brise les rois au jour de sa colère). Comme des voix d’anges descendant des cieux, les soprani et altos ouvrent le chœur dans une ambiance agitée par des cordes, affolées à l’annonce de la colère divine. Les pulsations incessantes des violons instillent aux auditeurs une sorte d’angoisse latente, les préparant à entendre l’énoncé des sentences de la justice divine. Avec une certaine solennité, le premier verset fait entrer le Juge des nations pour l’énoncé des verdicts. Le plus spectaculaire d’entre eux est celui où il conquassabit capita (fracasse les crânes). C’est par un figuralisme brutal qu’Haendel illustre la scène: les os se brisent sous les sonorités hachées des voix à l’unisson.

Nous quittons maintenant cette atmosphère dramatique pour une scène pastorale qui fait songer à la biche assoiffée décrite dans le Psaume 42, si souvent mise en musique (De Lalande, Bach, Mendelssohn et tant d’autres). Zsuzsanna Toth et Caroline Weynants décrivent avec grâce une scène empreinte de douceur. Les autres pupitres se sont mis en retrait et, comme pour une musique de fond, répètent, à l’unisson, un propterea exltabit caput (c’est pourquoi il relève la tête) qui renforce l’impression de sérénité. Si Haendel apparaît couramment comme un musicien expert des effets pyrotechniques, il montre ici qu’il possède également l’art de transporter l’auditeur dans un ciel sans nuage. Et c’est cette double expertise qu’il met en œuvre dans le Gloria Patri achevant traditionnellement le chant d’un Psaume. Les lignes mélodiques à valeurs longues prolongent cette tranquillité, jusqu’à l’accélération du et in saecula saeculorum fugué qui conclut le motet par un bouquet final aux allures de feu d’artifice.

C’est une véritable ovation qui répond à ces notes finales. A l’unisson, le public tenait à saluer le génie des deux compositeurs autant que le talent des interprètes qui ont prodigués une admirable démonstration de virtuosité. Si Vox Luminis n’a pas été avare de son énergie savante, le public le lui a rendu par des applaudissements fervents. Cet enthousiasme libéré a conduit Lionel Meunier à quitter les rangs des interprètes pour reprendre son costume de chef. Cette humilité mérite d’être soulignée tout autant que la capacité des vingt-cinq interprètes qui n’ont pas eu besoin de la baguette d’un chef pour faire briller de si belles partitions. Pour remercier le public de ses applaudissements, il lance à son ensemble un nouveau défi : reprendre, en bis, le et in saecula saeculorum final, mais en en accélérant le tempo. Aussitôt, dans un bel ensemble, les musiciens ont lancé leurs dernières forces dans cette reprise. Cette performance n’a fait que renforcer la gratitude d’un public absolument conquis.



Publié le 25 janv. 2017 par Michel Boesch