Zoroastre - J.P. Rameau

 Zoroastre - J.P. Rameau ©
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Zoroastre pur et charmant

Lorsqu'un Jean-Philippe Rameau de soixante-six ans passés fait créer le 5 décembre 1749 à l'Académie Royale de Musique sa quatrième tragédie lyrique Zoroastre, sur un livret du fidèle Louis de Cahusac, il ne soupçonne peut-être pas combien ses nombreuses trouvailles dérouteront à nouveau, au point d'en mitiger l'accueil. Dès 1733 pourtant, Hippolyte et Aricie a en quelque sorte donné le la, en déclenchant l'une de ces délectables controverses esthétiques dont le XVIII° siècle français s'est montré friand. Rameau se voit ainsi suspecté d'italianisme... un grief d'autant plus absurde dans la durée, que son second Castor et Pollux de 1754 saura tenir à distance les sirènes transalpines d'une autre foire d'empoigne, la fameuse Querelle des Bouffons.

L'œuvre cogne certes d'emblée, en évacuant pour la première fois le Prologue inhérent au genre, remplacé – folle audace – par une ouverture tripartite à l'italienne. Encore une embardée de poids, le sujet n'est pas emprunté au fonds inépuisable de l'antiquité gréco-latine ou de la mythologie, mais à une légende de l'Orient, celle de Zoroastre ou Zarathoustra, un réformateur religieux d'un âge reculé établi en Bactriane, une région de l'Asie centrale (en gros, la Perse). Si ce héros apparaît déjà dans la Sémiramis de Destouches en 1718, ou le Pyrame et Thisbé de Rebel et Francœur en 1726, Cahusac en fait ici le rôle-titre, un prédicateur à la claire obédience maçonnique : les accents manichéens du zoroastrisme étaient alors en vogue dans les Loges. Cet aspect idéologique rebuta sûrement une part du public.

Une forme de lutte incessante entre le Bien et le Mal occupe en effet la totalité de l'argument, les amourettes de Zoroastre et d'Amélite n'étant que ravissant saupoudrage. Le centre de gravité de la pièce se trouve par là décalé vers les odieuses ambitions de la paire d'acolytes, Abramane et Érinice ; ceux-ci héritent si l'on veut des Arcalaüs et Arcabonne de l'Amadis de Quinault, écrit pour Lully puis repris par d'autres. Dans cet ordre d'idées, l'acte IV tout entier, composé autour d'une espèce de messe noire, avec le décorum adéquat et moult conjurations propitiatoires, est probablement l'une des pages de Rameau les plus formidables – au sens étymologique, vu que sa splendeur est rehaussée de difficultés techniques extravagantes.

Autour de ces deux couples gravitent les conseillers Zopire et Narbanor côté Mal, le roi Oromasès côté Bien ; des allégories rescapées du baroque pur et dur ; et une suivante d'Amélite, Céphie. Toutefois le personnage central est collectif, c'est le chœur. Omniprésent, incisif, kaléidoscopique, il ne se contente pas de ponctuer l'action, ce qui est plutôt la prérogative des ballets – il est l'action même. À lui de précipiter in fine les méchants dans les ténèbres. De lui découle ce La lumière aux Enfers arrache la victoire étonnamment annonciateur du Les rayons du soleil chassent la nuit avec lequel Sarastro, le Zoroastre de Mozart, refermera Die Zauberflöte en 1791... pas si éloigné non plus du Flammes écartez-vous, laissez passer le Mage du Zoroastre de Massenet, Zarâstra (Le Mage, 1891) !

À l'instar de Castor donc, d'Hippolyte ou de Dardanus, Zoroastre connaît un remaniement important, et repart à la conquête de l'Académie en 1756. Le fond de l'histoire n'est pas différent, mais des changements interviennent dans l'intrigue et la musique, si besoin en profondeur comme dans l'Acte III : le franc succès est pour le coup au rendez-vous. La maigre discographie s'en tient du reste à cette révision : Sigiswald Kuijken (Harmonia Mundi 1983) la suit dans son intégralité, tout comme Christophe Rousset, à un ou deux détails près, dans le DVD Opus Arte de 2007, tandis qu'en 2003 William Christie) (Erato) propose en appendice des entrechats soustraits à l'action. Les pistes explorées à l'Opéra Royal de Versailles sont sensiblement différentes.

Quoique cela ne soit pas explicite, la lecture de Raphaël Pichon et de sa troupe de Pygmalion, venue des festivals français les plus capés de l'été, semble mêler les deux étapes. Des coupures sont opérées, ce qui est opportun pour certaines danses – dont la quantité élevée se prête peu, convenons-en, à une version de concert – mais l'est un peu moins s'agissant d'airs ou de récits. Le jeune chef revient en outre au final de 1749 avec l'ensemble lénifiant (mais de si belle allure) que Christie a inséré dans son supplément Vole, Amour, triomphe de nos âmes, au lieu de l'ariette assez insipide de 1756. Ce parti-pris original n'est guère dérangeant pour un opéra si rare, dont il n'existe pas vraiment d'habitudes d'écoute.

L'orchestre est placé en fosse : dans le cadre d'un « simple » concert, c'est une originalité de plus. Cet agencement s'avère judicieux, car il situe les chanteurs dans les conditions d'une mise en scène, avec instrumentistes face à eux, en contrebas. Il procure en sus à l'auditoire (tout au moins celui du parterre) un son beaucoup plus enveloppant, et c'est tout bénéfice pour la musique. L'effectif est conséquent, plus d'une quarantaine de musiciens ; en leur sein les bois sont dorlotés, avec quatre hautbois côté jardin, quatre traversos côté cour et quatre bassons au centre. Regrettons en revanche qu'en aient été inexplicablement évincées les clarinettes, cette innovation richissime de promesses, dont la présence dans une tragédie lyrique était inédite en France !

Le continuo est pareillement soigné, rien moins que deux clavecins en sus des cordes graves. C'est heureux, tant les récitatifs français, particulièrement ceux-ci, totalement imbriqués dans les airs, ritournelles et chœurs, doivent s'appuyer sur une basse détachée, variée et mordante pour offrir le meilleur de leurs ressources dramatiques. Enfin, les percussions et bruitages divers sont on ne peut plus sollicités : leurs saillies fréquentes peuvent surprendre, mais s'insèrent toujours sans heurt dans la vision dynamique, extraordinairement précise, soutenue de bout en bout par le maestro. Délaissant la baguette, sa direction faite main, finement sculptée et ciselée, est en effet débordante de vie – d'une vie nourrie bien sûr d'énergie, d'éclat, s'il le faut de fracas, mais aussi bruissante d'alanguissement et de confidence.

À cet égard, quoi de plus merveilleux que son Air tendre en rondeau, copié-collé des célèbres Tendres Plaintes du II° Livre des Pièces de clavecin, entre la délicieuse entrée d'Amélite et la non moins exquise réponse de Céphie ? On évalue parfois à ces courtes incises la grandeur d'une éloquence ; celle de Pichon est immense, tournant avantageusement le dos à une rhétorique de la pétarade, souvent aux aguets chez quelques baroqueux. Elle est également aux antipodes d'une certaine psalmodie proprette et statique, dont le Zoroastre de Kuijken (voire celui de Christie) n'est pas vraiment exempt. Clamons-le, ce jeune homme bien né possède au plus haut point, entre maintes qualités émérites, ce moëlleux sans lequel vivacité n'est que précipitation, puissance tintamarre, et aparté ennui.

L'aréopage retenu est sans doute, sur le papier, le plus fringant qui se puisse imaginer aujourd'hui : soutenu par un chef si intuitivement ramiste, il remplit largement son contrat. Reinoud van Mechelen n'a pas trente ans et occupe déjà un rang enviable parmi les haute-contre les plus recherchées. Son Zoroastre phrasé de façon exemplaire tire profit d'un timbre magique, d'une complète maîtrise du souffle et d'une diction française parfaite. Comment résister à la demi-teinte sensuelle du Mon âme est avec toi à la fin de son premier air ? Avec un zeste de la mâle sûreté d'Anders Dahlin chez Rousset, il atteindra l'idéal. Auprès de lui, Katherine Watson brode à son tour une chaste Amélite, toute de poésie, que rehausse un matériau fort agréable ; hélas, son prononcé de la langue ne revendique pas le même enchantement.

Nicolas Courjal excipe désormais d'une solide et versatile carrière, au cours de laquelle sa basse fuligineuse a pu se frotter à des protagonistes aussi mal intentionnés qu'ici. Du Nicanor de David à l'Hunding de Wagner, en passant par l'Assur de Rossini, le Méphisto de Berlioz et consorts, il y a de quoi puiser. Les caractères ébauchés par Cahusac n'étant pas des plus subtils, il s'en tient finalement à une vision très « premier degré », pour ne pas dire caricaturale : à défaut d'intellect (le psychorigide Abramane ne l'impose pas, après tout), il faut se satisfaire de harangues d'une force carnassière, clouant littéralement sur le fauteuil. L'émission est un peu grasseyante, le trait outré, le décibel facile... mais dès lors que ces rodomontades de matamore sont acceptées, un vif plaisir est au rendez-vous.

Emmanuelle De Negri, sa complice, n'a pas davantage à rougir. Bien que sa clarté la rapproche de Watson – ce qui estompe leur différence, surtout dans leur confrontation – elle confère habilement à son Érinice ce qu'il faut d'arêtes coupantes et d'aplomb vengeur pour que l'on s'y retrouve. Cette caractérisation, nette mais moins schématique que celle de Courjal, ainsi que sa ligne de chant racée, la mettent au niveau d'Anna-Maria Panzarella (la seconde : chez Rousset). Superbe performance ! Les protagonistes restants méritent tous des éloges, à commencer par la Céphie gracieuse et bien campée de la toute jeune Léa Desandre ; de même, Christian Immler, capable d'assurer la partie univoque de La Vengeance et d'apporter ailleurs une onction toute paternelle au tendre Oromasès. Mention très bien à l'impeccable Narbanor d'Étienne Bazola, un baryton prometteur déjà remarqué avec Les Surprises et Correspondances, auquel Virgile Ancely (Zopire) ne cède en rien.

L'acteur principal, nous l'avons souligné, est le chœur. Celui de Pygmalion, dépourvu d'altos (ou bas-dessus), recèle de belles personnalités, souvent appréciées dans d'autres phalanges, ou en solistes ; mais comme dans tout ensemble choral de haut niveau, le collectif, jamais pris en défaut, régale par-dessus tout. Rameau ne l'a pas ménagé tout au long de ce chef d'œuvre, spécialement dans la grande scène maléfique du quatrième acte : sa réactivité impressionnante se déploie en rebonds ultra-rapides, tranchants et péremptoires. La finesse de découpe de son articulation française ajoure, mais n'entrave pas, le flux de sa musicalité. Que de telles délices – fruit évident d'un énorme travail en amont – soient offertes sans jamais trahir l'apparence de l'effort est un bonheur.

Cette soirée de fête collectionne donc les atouts maîtres : de ceux-ci, la quête constante de la couleur a tempo giusto n'est pas le moindre. Le livret de Cahusac, lu séparément, n'a rien de captivant. Or, ce qu'en fait Pygmalion regorge de suc, de contrastes, de célérité, bref de cette fougue qui manque peu ou prou aux CD Kuijken ou Christie (et marginalement, au DVD Rousset) ; un enregistrement ne serait pas de trop. Raphaël Pichon, qui n'a pas choisi le nom de son ensemble par hasard, a tellement la musique de Jean-Philippe Rameau au bout des doigts, qu'il paraît s'ingénier à en aborder les tragédies lyriques dans l'ordre chronologique. Zoroastre après Hippolyte, Castor, Dardanus ? Voilà de quoi nous faire rêver de ses Boréades !

Pour l'immédiat, dans un répertoire fort différent mais au moins aussi exigeant, c'est peu dire que l'épreuve du feu romantique de son Elias de Mendelssohn, ce 5 décembre à la Philharmonie, est attendue avec excitation.



Publié le 15 nov. 2016 par Jacques Duffourg-Müller