Zoroastre - Rameau

Zoroastre - Rameau ©Pierre Benveniste
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Un fleuron de l’œuvre lyrique de Rameau ressuscité par la fine fleur du chant baroque français

Zoroastre est une tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) sur un livret de Louis de Cahusac (1706-1759). Cet opéra fut créé à l'Académie Royale de Musique en 1749. Représentée 25 fois, l’œuvre fut accueillie favorablement par le public mais peu appréciée par la presse musicale. On critiqua un sujet qui ne faisait intervenir ni les dieux de l'Olympe ni des chevaliers ou des croisés en route pour Jérusalem et qui traitait de croyances venues d'Orient dont le public parisien était peu familier. On contesta la forme et on considéra qu'une tragédie lyrique sans Prologue avec par dessus le marché une sinfonia à l'italienne à la place de l'Ouverture à la française, était une injure faite à la mémoire de Jean-Baptiste Lully (1632-1687). On bouda une musique dans laquelle la déclamation à la française, le récit accompagné et les chœurs ne laissaient pas de place à d'aimables ariettes. Rameau tenait tellement à cet ouvrage qu'il en proposa une nouvelle mouture sept années plus tard, soit en 1756. Les actes I et IV furent en partie conservés mais les actes II, III et V furent composés de novo. C'est une nouvelle œuvre qui fut ainsi proposée au public. La critique fut unanime pour louer cette deuxième version si bien que l’œuvre originale sombra totalement dans l'oubli.

Devenu le conseiller spirituel de la famille royale de Bactriane, le prophète Zoroastre, un réformateur religieux, prône l'abandon de l'ancien culte des idoles au profit de l'adoration d'un dieu unique, créateur du monde. Zoroastre qui est amoureux d'Amélite, fille du roi défunt de Bactriane, amour payé de retour, va aider cette dernière à garder son trône. A Zoroastre, s'oppose le personnage d'Abramane, grand prêtre d'un culte polythéiste et âme damnée du dieu Ahriman. Abramane est un ambitieux, adepte d'une magie issue des esprits des ténèbres. Pour accomplir ses noirs desseins, Abramane va recruter Erinice, amoureuse dédaignée de Zoroastre et le couple infernal ainsi formé envisage de prendre le pouvoir laissé vacant par le décès du roi. C'est ainsi que le couple des ténèbres, Abramane et Erinie, qui s'est formé par dépit amoureux plus que par opposition théologique, va combattre celui de la lumière représenté par Zoroastre et Amélite. Au terme de multiples affrontements impliquant les magies noires et blanches et émaillés de revirements spectaculaires, la bataille finale sera gagnée par Zoroastre et Amélite.

Dans le livret, le Zoroastrisme est présenté comme une religion à portée philosophique, morale et sociale, il affirme que les hommes sont dotés d'une âme éternelle, il prône également la responsabilité individuelle et respecte la liberté de chacun. Beaucoup ont vu dans ce livret la marque des enseignements de la Franc-Maçonnerie dont Cahusac était probablement un adepte.

La comparaison des deux versions de Zoroastre est passionnante. La version initiale de 1749 est plus concentrée, plus austère ; la déclamation à la française, le récit accompagné, les quelques airs très brefs et le chœur y sont intimement mêlés d'une manière très moderne mais qui, paradoxalement, rappelle Lully par certains côtés. Dans ces ensembles touffus, il n'y a plus de place pour des airs virtuoses permettant aux soliste de briller. La version de 1756 est plus aérée, elle comporte au sein de chaque acte des grands airs tripartites bourrés de vocalises et d'ornements qui rappellent l'aria da capo italienne, elle est plus riche en belles mélodies et en duos sentimentaux, elle est plus galante et plus aimable et donne aux voix de femmes et notamment à celle d'Amélite beaucoup plus d'importance, ingrédients qui mis bout à bout eurent l'heur de plaire au public parisien. Raphaël Pichon en donna en 2016 une lecture très intéressante (voir la chronique dans ces colonnes). Les deux versions qui sont en fait deux œuvres différentes, sont complémentaires et figurent au palmarès des plus belles tragédies lyriques jamais composées.

La version inédite de 1749 a été présentée le 30 avril 2022 au Théâtre Municipal de Tourcoing (voir la chronique) et en ce 16 octobre 2022 au Théâtre des Champs Elysées de Paris. Cette recréation était une première mondiale. A l'écoute du concert du TCE, on pouvait remercier les architectes qui en 1912 ont conçu ce lieu magnifique car l'acoustique y est merveilleuse. La symphonie en ré mineur par laquelle commençait l’œuvre avait un éclat exceptionnel. Tous les instruments ressortaient avec limpidité et tout particulièrement les deux clarinettes historiques de facture française construites pour l'occasion. Ces dernières, en solo ou bien dans les tutti, donnaient à cette ouverture un son reconnaissable entre mille et un esprit nouveau.

Les voix masculines étaient à la fête dans cet opéra. Je craignais que je ne fusse déçu par l'attributaire du rôle titre. C'est alors que Reinoud Van Mechelen (haute-contre) monta sur scène et... ne la quitta pratiquement plus. Sa voix à la projection fabuleuse emplit l'espace sans forcer le moins du monde. Puissant dans les graves, rayonnant dans le medium et lumineux dans des aigus à tomber, il domina son sujet et offrit au public une incarnation idéale et pleinement aboutie d'un rôle aussi ambitieux. Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter son air admirable de l'acte II, Aimez-vous sans cesse. Si les actes II et III appartiennent à Zoroastre, le sublime acte IV est celui d'Abramane, esprit du mal et âme damnée du dieu Ahriman. Tassis Christoyannis (basse-taille) réussit la performance de nous rendre le méchant presque sympathique grâce à sa présence sur scène, son allure de père noble et une voix puissante au timbre parfois rocailleux, parfaitement adaptée pour lancer des imprécations à la face de son ennemi mais plus souvent chaleureuse notamment dans l'admirable air en sol mineur qui ouvre l'acte IV, Cruels tyrans qui régnez dans mon cœur, où on croit presque entendre des remords de sa part. A David Witczak (basse-taille) incombaient les rôles de Zopire, Ahriman, Un Génie, La Vengeance. Parmi ces rôles, le plus fourni était celui de la Vengeance qui domine tout l'acte IV. Dans ce dernier il pouvait mettre en valeur son ample medium et un aigu percutant, notamment dans son air, Va, cours, j'arme tes mains. Mathias Vidal (haute-contre) chantait les rôles d'Abénis, d'Orosmade et d'une Furie. On ne peut que regretter la brièveté de ses interventions quand on les entend dans l'acte II, d'abord voluptueuses dans le rôle d'Abénis et ensuite impérieuses dans celui du dieu Orosmade, Zoroastre, vole à la gloire. Ces instants merveilleux passaient malheureusement trop vite. Thibaut Lenaerts, préparateur du Chœur de chambre de Namur, a chanté avec autorité le rôle d'une Furie dans l'acte IV.

Les femmes jouent un rôle secondaire, il n'y a point d'héroïne mis à part Erinice qui dans un rôle un peu monolithique, déploie sa rancœur, sa frustration mais également son ambition dévorante. Véronique Gens est une grande tragédienne et ne manque jamais ses rendez-vous dans l'opéra baroque et classique. Elle manifestait dans ce rôle d'Erinice un engagement de tous les instants, une puissance vocale sans faille, un instinct dramatique très sûr et beaucoup d'intensité dans l'expression de ses passions. Le rôle d'Amélite est singulièrement petit dans cette version de 1749. Jodie Devos intervenait principalement dans des récits accompagnés et quelques courtes ariettes. Elle pouvait enfin déployer son talent dans son air de la fin de l'acte V, Règne, Amour ! Cet air dans la tonalité sensuelle de la majeur a la structure ABA' de l'aria da capo et est écrit dans un registre tendu qui convient parfaitement à sa tessiture de soprano colorature. Dans la reprise da capo, elle nous régala de superbes variations culminant avec un contre-ré lumineux. Gwendoline Blondeel et Marine Lafdal-Franc sont deux sopranos du chœur de Namur qui ont embrassé une carrière de soliste. Dans le rôle de Céphie et de Cénide, Gwendoline Blondeel, artiste bien connue dans l'opéra baroque (superbe prestation dans Il Palazzo incantato de Luigi Rossi, voir mon compte-rendu), fait admirer sa très jolie voix au timbre fruité, sa belle ligne de chant et sa connaissance approfondie du chant baroque. J'ai adoré son duo magnifique avec Mathias Vidal, Sommeil, fuis de ce séjour, pour la fête la plus belle… Marine Lafdal-Franc (Zélise, Une Fée, Une Furie) a une voix bien projetée, un timbre chaleureux et un tempérament dramatique incontestable. Son duo en tant que Fée avec David Witczak, Volez dans la carrière, était remarquable. Il serait très souhaitable qu'un rôle important lui fût confié dans le proche avenir. Elle le mérite amplement.

L'orchestre Les Ambassadeurs-La Grande Ecurie était un acteur essentiel de ce concert. L'écriture orchestrale de Rameau est souvent touffue avec un usage constant du contrepoint. Les imitations entre violons et basses et les passages en fugato font partie intégrante du langage du compositeur. Les passages ultra-rapides sont légion. L'usage de la dissonance est aussi une constante dans son écriture et l'exécution d'une grande précision des cordes permettait de rendre justice aux passages les plus subtils et aux prodiges harmoniques qui marquent le passage des ténèbres à la lumière. Les bois coloraient de façon savoureuse la musique et on note avec plaisir que Rameau les utilise par groupes de quatre d'une façon qui lui est propre et qui ne correspond pas à l'évolution vers le classicisme de Mozart et Haydn. Par exemple, l'emploi de quatre bassons pouvait surprendre mais ces instruments utilisés en solo ou en diverses combinaisons ont permis d'obtenir des effets sonores sui generis tout à fait jouissifs. J'ai adoré la percussionniste et ses magnifiques contre-temps de timbales à l'acte IV.

Le pupitre des sopranos du Chœur de Chambre de Namur est époustouflant. Il est particulièrement à la fête dans la musique française où l'absence de celui des altos engendre le fameux creux français qui donne aux voix hautes de femmes un relief très particulier. Le pupitre des hautes-contre n'a pas vocation à combler ce creux; il joue en fait sa propre partition dans la partie haute des voix d'hommes ce qu'il a réussi à merveille lors du concert. Quant aux ténors et aux basses, ils impressionnent par leur puissance et leur engagement. Ajoutons ici que dans Zoroastre, le chœur ne se contente pas de commenter l'action, il est, au même titre que l'orchestre, un acteur majeur du drame qui se joue sur scène.

Alexis Kossenko était à la tête de tout ce beau monde. J'ai beaucoup aimé sa gestuelle, à la fois ample, précise et très rythmique, mise longuement au point afin que les chanteurs sur scène interagissent avec lui. Je me pris à rêver de danseurs à qui ces gestes seraient destinés.

La fine fleur du chant français baroque, un orchestre et un chœur merveilleux, la découverte d'un fleuron méconnu de la divine musique de Rameau, c'était plus qu'il n'en fallait pour passer une soirée d'exception.



Publié le 22 oct. 2022 par Pierre Benveniste