Zoroastre - Rameau

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L’inlassable fécondité de Rameau

On ne peut qu’être frappé, en considérant la production lyrique de Jean-Philippe Rameau, de sa remarquable fécondité et de son inlassable exploration de nouvelles voies musicales. Celle-ci le mènera jusqu’aux surprenantes Boréades (composées l’année même de sa mort), dont la modernité ne pouvait qu’échapper à ses contemporains. Cette inventivité est d’autant plus impressionnante qu’elle émane d’un homme dont l’âge dépassait déjà largement l’espérance de vie moyenne de ses contemporains : comme on le sait, Rameau avait passé cinquante ans lorsqu’il livra en 1733 son premier opéra, Hippolyte et Aricie. Après Dardanus (1739), le compositeur a suspendu pendant plusieurs années son activité créatrice. L’année 1745 marque un retour triomphal : le Dijonnais est sollicité pour les festivités qui accompagnent le mariage du Dauphin avec l’infante d’Espagne (et pour lesquelles il écrira La Princesse de Navarre et Platée). Parallèlement, sa nomination comme Compositeur de la Chambre du Roi officialise la reconnaissance de son talent musical et lui octroie une substantielle source de revenus. Au cours de cette même année 1745, Rameau compose également Le Temple de la Gloire (voir notre chronique) et Les Fêtes de Polymnie. De nombreuses créations suivront, notamment Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour (1747), Zaïs et Pygmalion en 1748 (concernant ce dernier voir la chronique dans ces colonnes).

La pastorale héroïque Naïs constitue sa première création de l’année 1749 : elle célèbre la paix apportée par le traité d’Aix-la-Chapelle (1748), par lequel la France, l’Angleterre et les Pays-Bas mettaient fin à la Guerre de Succession d‘Autriche. Zoroastre est créé en décembre, Rameau a alors plus de soixante-six ans. Il apporte deux innovations notables à ce genre dont il a montré sa maîtrise dans ses productions antérieures. La première est d’ordre formel : le prologue traditionnel est désormais remplacé par une ouverture orchestrale programmatique. La seconde est d’ordre musical, avec l’introduction des clarinettes (qu’il réutilisera également dans Acanthe et Céphise - voir la chronique). Si leur participation à l’orchestre est attestée, leur affectation précise (en complément dans les parties de hautbois ou de manière autonome) ne semble toutefois pas précisément établie.

Pour le livret, Rameau recourt à Louis de Cahusac (1706 - 1759), avec lequel il entretenait une collaboration depuis cette fameuse année 1745. Juriste et avocat de formation, celui-ci s’est rapidement tourné vers le théâtre. Il s’est installé à Paris depuis 1736 et rédige des pièces : tragédies, comédies, ainsi qu ‘une comédie-ballet (L’Algérien ou Les Muses comédiennes, en 1744). Son premier livret pour Rameau fut celui des Fêtes de Polymnie (1745) ; Rameau l’a ensuite reconduit pour les intrigues des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, de Zaïs et de Naïs. Dans ses livrets, Cahusac aime multiplier les épisodes merveilleux permettant de développer une riche scénographie et des effets spectaculaires. Il intègre de manière étroite les chœurs et les danses à l’action dramatique, ce qui entrait en résonance étroite avec la musique composée par Rameau. Comme de nombreux lettrés et notables de cette époque, Cahusac s’est fait initier aux rites maçonniques, auxquels il ne craint pas d’adresser des allusions plus ou moins transparentes dans ses textes. Sous couvert d’une antique tradition religieuse venue de Perse (le zoroastrisme, également dénommé mazdéisme), il développe ainsi dans Zoroastre l’opposition métaphysique entre le bien et le mal, dans une perspective moralisatrice qui rejoint celle des enseignements de la franc-maçonnerie de son époque. Si le personnage de Zoroastre était déjà apparu dans plusieurs opéras antérieurs (notamment la Sémiramis de Destouches en 1718 – voir notre chronique), il devient le personnage central de l’intrigue imaginée par Cahusac.

A l’acte I le Grand prêtre des idoles Abramane savoure son triomphe : il a provoqué la mort du roi de Bactriane, dévasté le pays et fait exiler Zoroastre. Il veut devenir roi et tente de séduire Erinice. Celle-ci accepte de monter sur le trône avec lui afin de se venger de Zoroastre, qui a repoussé ses avances. Abramane lui offre la moitié de sa baguette magique, ce qui lui offre un pouvoir égal au sien. L’héritière du trône de Bactriane, Amélite, demeure inconsolable du départ de Zoroastre ; Erinice ordonne aux Esprits malfaisants de l’enlever. A l‘acte II les disciples de Zoroastre rendent hommage à Orosmade, Etre suprême et dieu de la Lumière. Aux premiers rayons de l’aube, Zoroastre et les Mages célèbrent plusieurs mariages. La voix d’Orosmade surgit alors d’un char en feu pour ordonner à Zoroastre de délivrer son peuple. Celui-ci s’embarque à bord du char pour accomplir sa mission. Parvenu en Bactriane, il découvre sa capitale, Bactre, plongée dans les ténèbres, au début de l’acte III. Il sollicite alors l’aide d’Orosmade, qui détruit par ses pouvoirs les murs du palais royal, découvrant Amélite torturée par Erinice et ses Démons. Amélite se libère et rejoint Zoroastre. Mais Abramane intervient, et plonge à nouveau la ville dans les ténèbres. Zoroastre demande alors aux Peuples élémentaires qui l’accompagnent de lui procurer des talismans et un livre de magie ; une Salamandre lui remet une baguette d’ivoire. A l’acte IV, Abramane et Erinice, réfugiés dans une chapelle sous le temple d’Ahriman sont furieux de constater leur échec. Abramane convoque alors les forces du Mal : emmenés par la Haine, la Jalousie, le Désespoir et la Vengeance, les Esprits cruels entament un ballet infernal. La voix du dieu Ahriman les appelle à prendre les armes. A l’acte V Amélite attend dans les jardins du palais de connaître l’issue de l’affrontement. Zoroastre lui annonce sa victoire, acclamé par les Bactries qui lui offrent le trône. Alors qu’il s’apprête à prêter serment, Abramane et les Prêtres annoncent qu’un oracle a nommé Erinice reine. Les forces de la Lumière et des Ténèbres s’affrontent ; Abramane et les Prêtres disparaissent, engloutis par le feu. Un Temple magnifique apparaît, devant lequel Amélite et Zoroastre peuvent enfin célébrer leur union.

Comme on peut le constater, le livret fait une large place aux affrontements symboliques et autres cérémonies religieuses ; l’idylle entre Zoroastre et Amélite, si elle sert de fil conducteur, n’occupe en définitive qu’une place assez réduite. C’est peut-être ce qui explique l’accueil assez mitigé envers cette première version, qui ne connut que vingt-cinq représentations à l’Académie Royale de Musique. Une seconde version fut créée en 1756. Elle intervertit un certain nombre de scènes entre l’acte II et l’acte III ; ces deux actes en accueillent également de nouvelles, qui renforcent la présence d’Amélite aux côtés du héros ; l’acte V est profondément remanié, avec l’ajout d’un nouveau rebondissement (l’enlèvement d’Amélite par Abramane) ; seuls le premier et le quatrième acte demeurent quasiment inchangés. Cette seconde version s’est imposée dans les trois enregistrements disponibles : celui dirigé par Sigiswald Kuijken en 1983 chez Harmonia Mundi, celui de William Christie en 2001 chez Erato, auxquels s’ajoute le DVD (Opus Arte) de la production du théâtre de Drottningholm en 2006 dirigée par Christophe Rousset.

Alexis Kossenko, appuyé par le Centre de Musique Baroque de Versailles, a choisi de nous faire redécouvrir la partition de 1749, restée jusque-là inédite. Saluons cette démarche de recréation, qui nous permet d’accéder à la version originale de l’œuvre, d’autant que le plus grand soin a été apporté à restituer les conditions de sa création. L’orchestre Les Ambassadeurs – La Grande Ecurie aligne un effectif respectable, qui correspond à la formation de celui de l’Opéra de Paris dans les années 1750. Sous la direction du maestro Kossenko, il fait preuve de sa maîtrise parfaite dans les complexes harmonies dont Rameau était familier. Le continuo, particulièrement dense (un clavecin, trois violoncelles et une contrebasse), vient à point renforcer les récitatifs ; conformément à l’usage du XVIIIème siècle il se tait dans les symphonies et les danses. Les cordes affichent dès l’ouverture une grande expressivité. Reflétant l’exigence du chef, flûtiste de formation, les vents sonnent avec une légèreté toute aérienne qui enchante nos oreilles. La virtuosité des parties de hautbois nous fait oublier l’absence à Tourcoing des fameuses clarinettes recréées par le CMBV au diapason de 400 Hz (et qui avaient déjà servi pour la récente production d’Acanthe et Céphise mentionnée plus haut). Renseignement pris, celles-ci participent toutefois bien à l’enregistrement à paraître, de même qu’elles seront présentes lors du concert prévu au théâtre des Champs-Elysées en début de saison prochaine. Toujours au chapitre des vents, signalons également le panache des cors et des trompettes à chacune de leurs courtes interventions. Enfin les percussions de Marie-Ange Petit émaillent avec une redoutable précision les épisodes surnaturels et rythment efficacement les divertissements. Ces passages musicalement très denses mettent particulièrement en valeur les qualités de la formation orchestrale, avec des parties bien nettes, conduites avec une grande précision.

Dans le rôle-titre Reinoud Van Mechelen nous livre une véritable leçon de chant lors de l’acte II de cette version de 1749, qui enchaîne – un peu à la manière d’une cantate - des situations très variées, comme pour mettre en valeur les qualités théâtrales de l’interprète : une invocation à Orosmade en début de l’acte (Il paraît. Son éclat...), le lancement joyeux des réjouissances nuptiales (Aimez-vous, aimez-vous sans cesse), avant l’interpellation de la voix d’Orosmade, débouchant sur un échange solennel, empli d’une grande tension dramatique, qui conclut l’acte avec brio, dans un univers orchestral particulièrement développé. Nous avons aussi beaucoup aimé son invocation du début de l’acte III (Dieu bienfaisant, Etre Suprême). Nous retrouvons avec plaisir les qualités habituelles de son timbre, qui semblent s’être encore renforcées : une diction remarquablement articulée et d’une grande clarté, une parfaite homogénéité sur l’ensemble de l’ambitus.

Autre haute-contre de la distribution, Mathias Vidal alterne lui aussi les situations contrastées. Tendre berger Abénis dans l’épisode (secondaire) qui l’unit à Cénide, il est surtout une impérieuse voix d’Orosmade qui lance avec autorité le dernier rebondissement de l’acte II (Zoroastre, un tyran accable ta patrie). L’accent d’urgence perpétuelle qui singularise sa diction s’avère redoutablement efficace dans cet étourdissant final qui voit se répondre les deux haute-contres, et qui constitue assurément un des passages les plus remarquables de cette version 1749. Il fut du reste apprécié comme tel par les spectateurs, qui le saluèrent de leurs justes applaudissements.

Dans cet univers codifié où les haute-contres incarnent le camp du Bien, la représentation du Mal est confiée aux basses-tailles. Tassis Christoyannis prête d’emblée à Abramane ses graves caverneux (Non, je ne puis assez punir), démultipliés par une vigoureuse projection. Ces deux qualités font merveille dans les passages dramatiques qui se succèdent à l’acte IV, au cours duquel il déploie également toute la mesure de son expressivité : colère après d’Abramane et Erinice après leur échec ; invocation des Démons (Suprême auteur), appel aux armes. Ce même acte IV concentre également l’essentiel des apparitions de David Witczak, autre basse-taille de la distribution, qui incarne tour à tour la Vengeance et Ahriman. Il y donne avec force la réplique à Abramane et aux autres Démons qui l’entourent ; nous avons particulièrement aimé la vigueur de son incarnation d’Ahriman dans l’épisode final de l’acte. Au chapitre des tailles, saluons la courte mais percutante intervention solo de Thibaut Lenaerts en Furie.

Le plateau féminin est exclusivement composé de dessus. Julie Devos incarne Amélite, l’aimée de Zoroastre tourmentée par Erinice et Abramane. Ses interventions sont peu nombreuses dans cette version, mais les duos avec Zoroastre (en particulier au troisième acte, le bouleversant Je vous revis) sont émouvants. Son timbre nacré illumine le très bel air qui ouvre l’acte V, rehaussé du brillant accompagnement de la flûte piccolo. Erinice courroucée et vengeresse, Véronique Gens confirme ici avec brio sa maîtrise des rôles « à baguette » (voir notre récente chronique). Sa détermination traverse avec force tout le premier acte, à travers le duo où elle accepte l’offre d’Abramane (Unissons-nous !), puis dans l’invocation Dieu terrible, dieu puissant qui suit et enfin dans l’ordre cruel de l’enlèvement d’Amélite (Esprits cruels). Mentionnons encore l’énergique duo avec Abramane à l’acte IV Rappelez votre courage. Enfin Gwendoline Blondeel est une Cénide pleine de fraîcheur pastorale dans les duos avec Abénis au début de l’acte II.

Soulignons encore une fois l’intérêt de cette version de 1749, tout particulièrement pour les airs de Zoroastre des actes II et III. L’enregistrement à paraître prochainement permettra aux amateurs de s’en convaincre, en découvrant cette partition jusque-là inédite.



Publié le 23 mai 2022 par Bruno Maury