Louis Chéron. L'ambition du dessin parfait.

Louis Chéron. L'ambition du dessin parfait. ©Exposition Louis Chéron. L'ambition du dessin parfait - Musées des Beaux-arts de Caen
Afficher les détails

Un artiste français en Angleterre.

Hasard d’une promenade dans les rues caennaises… Hasard d’un affichage du mobilier urbain qui dévoile un beau dessin de femme nue, songeuse, la tête appuyée contre un mur. Un lieu que nous avons récemment découvert : le musée des Beaux-Arts de Caen. Mais un nom inconnu : Louis Chéron (1655-1725). La curiosité nous pique. Partons à la découverte de cet artiste aussi méconnu des historiens d’art que du grand public. Pour ce faire, nous suivons une visite guidée. La guide-conférencière précise le contexte de cette exposition : le musée de Caen est le seul musée français à posséder un tableau de cet artiste : une petite huile sur toile achetée en 1985 auprès d’un collectionneur parisien. Mais d’ajouter que le corpus de cet artiste est encore mal déterminé. Sans compter que très rares sont les universitaires à s’intéresser à lui. Né en France, il quitte son pays, à l’âge de 38 ans, pour s’installer en Angleterre suite à la Révocation de l’Edit de Nantes (1685). Français pour les uns. Anglais pour les autres. L’historien d’art François Marandet se passionne pour son œuvre tant pour faire découvrir le personnage que retracer son parcours. Nous lui devons l’initiative de cette exposition.

Faisons connaissance avec Louis Chéron. Il naît le 2 septembre 1655 à Paris. D’un père originaire de Meaux, prénommé Henri, de confession protestante, graveur et miniaturiste de son état. Sa mère, Marie est catholique. Sa sœur aînée, Elisabeth-Sophie est à la fois poète, musicienne et peintre. Une autre de ses sœurs, Anne (1663-1718), également peintre miniaturiste, épousera le portraitiste Alexis-Simon Belle (1674-1734). Un de ses oncles est joailler. Un cousin, numismate. 1664, Henri Chéron s’enfuit pour Lyon et laisse sa famille criblée de dettes. Novembre 1676, Louis Chéron reçoit le Premier « Grand Prix » de l’Académie royale. C’est Antoine Coypel (1661-1722) qui obtient le second prix ! Notons que seuls deux candidats s’étaient présentés à cette épreuve. Janvier 1678, Louis Chéron reçoit, pour la seconde fois, le « Grand Prix » de l’Académie. Il l’emporte, cette fois-ci, devant le portraitiste Joseph Vivien (1659-1734). Il obtient ainsi son billet pour Rome où il séjournera pendant six ans grâce au soutien financier d’Elisabeth-Sophie. Il copie des œuvres d’Annibal Carrache (1560-1609) dont les fresques de la célèbre Galerie Farnèse. Mais surtout de Raphaël (1483-1520) qui sera son modèle durant toute sa carrière. En effet, nous retrouvons dans son œuvre de nombreuses références à l’art de cet artiste. De cette période, également des dessins d’invention (dessin impliquant la notion d’intention ou de projet pour un travail de plus grande portée, en architecture, peinture ou gravure). De retour à Paris, Chéron reçoit deux commandes pour la cathédrale Notre-Dame de Paris. La réduction autographe de l’une d’elle, Le Prophète Agabus prédisant à Saint Paul ses malheurs (daté de 1687) est celle conservée au MBA de Caen. De confession protestante, il quitte la France, en 1693, pour s’installer en Angleterre. Il conçoit et peint de grands décors pour des résidences aristocratiques : résidence de Montagu House (emplacement de l’actuel British Museum), les plafonds du château de Boughton (dans le Northamptonshire). Il travaille pour William Cavendish, duc de Devonshire (1640-1711) lors de la reconstruction de sa résidence de Chatsworth. Ou pour John Cecil (vers 1648-1700), 5ème comte d’Exeter, à Burghley (Cambridgeshire). La plupart de ces décors ont disparu, à l’exception des plafonds de Boughton House. Mais nous les connaissons grâce à quelques dessins et esquisses préparatoires. 1700. Louis Chéron signe une série de dessins qui sont ensuite gravés. Il s’inspire des Actes des Apôtres de Raphaël. En juin 1703, il obtient des lettres de naturalisation. A partir de 1711, il commence à enseigner le dessin. 1720. Chéron fonde, avec le peintre John Vanderbank (1694-1739), à Londres, un établissement de formation à la peinture, la Saint Martin’s Lane Academy. William Hogarth (1697-1764) y suivra des cours. Il y prône les études de nus, les dessins d’académies féminines (ce qui est totalement proscrit en France !). Le corps, tant féminin que masculin, se doit d’être vu sous des angles multiples. Copie de moulages antiques, certes. Mais surtout, séances de poses d’après modèles vivants. A la fois, figures au repos et figures en tension. Il travaille également pour des éditeurs, poursuivant ses travaux d’illustration, explorant des registres variés : frontispices d’ouvrage (illustration placée en regard de la page de titre d'un livre), séries d’illustrations ayant trait à la Bible (1717), à l’Iliade voire aux tragédies de Jean Racine (1639-1699). Louis Chéron meurt en mai 1725.

Le parcours de l’exposition s’articule autour de quatre axes. Axes qui scandent la carrière de Louis Chéron. Nous prenons le parti de nous arrêter sur quelques œuvres qui nous semblent représentatives de sa carrière. Œuvres en partie inédites.

1678-1693. Formation en Italie et bref retour parisien.

Louis Chéron choisit souvent des sujets religieux peu représentés, tel Le sacrifice de Manoah (Juges 13,2) ou Loth et ses filles fuyant Sodome. Manoah est stérile. Une créature divine lui annonce qu’elle sera mère. Avec son mari, elle entreprend d’offrir un sacrifice à Dieu. De la fumée de l’holocauste, se dégage l’ange annonciateur. C’est cet instant que figure le dessin. Dessin qui n’est pas sans rappeler L’Annonciation de Raphaël. La seconde feuille évoque le moment où Loth quitte Sodome avec ses filles (Genèse 19, 23-30). Un ange, au regard furieux, l’exhorte à fuir. Un autre saisit l’une des filles par la main. En arrière-plan, la pluie de souffre et de feu s’abat sur la ville. Une figure fantomatique, de dos, se détache sur la gauche : la femme de Loth vient d’être transformée en statue de sel pour s’être retournée vers la ville. Deux dessins structurés où la puissance des formes donne un aspect sculptural à l’ensemble. Le trait y est ferme, quel que soit le registre (paysage dans lequel évoluent les personnages, drapés des vêtements, attitudes, expressions). Soin des détails et aspect parfois « colossal » des corps humains.


cheron-caen
Le Sacrifice de Manoah, plume, lavis et rehauts de blanc sur papier bleu © Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts / Photo : JMB


cheron-caen
Loth et ses filles fuyant Sodome, encre, lavis et rehauts de blanc sur papier bleu, signé en bas, vers le milieu : Chéron © département des Hauts-de-Seine, musée du Grand Siècle, donation Pierre Rosenberg / Photo : JMB

La feuille suivante participe à la vogue que connut la représentation de l’épisode du Christ et la Samaritaine (Jean 4,3-42). A l’image de Nicolas Poussin (1594-1665). A droite, la Samaritaine s’appuie sur son vase posé sur la margelle du puit. Elle regarde le Christ assis à gauche. Les disciples sont de retour, étonnés de voir leur maître parler, seul, à une femme. Contrairement à l’habitude, Louis Chéron les représente au premier plan, participant à la scène elle-même. Des rehauts de blanc (que le papier beige fait encore ressortir) mettent l’accent sur les visages ainsi que sur certains drapés. A nouveau, contours fermement dessinés. Proportions quasi idéales des personnages.


cheron-caen
Christ et la Samaritaine, encre, lavis et rehauts de blanc sur papier beige © Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts / Photo : JMB

Le Sacrifice d’Elie (I Rois, 18) est une feuille avec « mise au carreau » dont la destination nous échappe. Peut-être pour une fresque murale en grisaille ? Elie lance un défi afin de savoir qui est le vrai Dieu : l’Eternel ou Baal ? Pour cela, deux autels vont recevoir le sacrifice de jeunes taureaux. Au premier plan, celui d’Elie qui prépare le bûcher. Les serviteurs apportent des jarres pleines d’eau. L’holocauste invoqué produit ses effets immédiatement. A l’arrière-plan, les prêtres de Baal qui gesticulent devant un autel où rien ne se passe. Même lumière sculpturale que dans les dessins précédents. Musculatures majestueuses voire monumentales des porteurs d’eau. Elie et la veuve de Sarepta (I Rois, 17) offre une vision différente de l’habituelle représentation. Le prophète n’est plus un pauvre ermite mais un vieillard à l’expression sévère. « Il a acquis une dimension d’autorité (…) par son geste de commandement. La veuve de Sarepta apparaît quant à elle en majesté malgré sa pauvreté : représentée en contrapposto, elle maintient son fagot sur la tête à l’aide de son bras gauche » (in catalogue). Derrière elle, son fils ramasse des branches. Le contrapposto désigne une attitude du corps humain où l'une des deux jambes porte le poids du corps, l'autre étant laissée libre et légèrement fléchie. L'épaule au-dessus de cette jambe remonte. Cette torsion du corps induit une impression plus vivante qu’une posture frontale. Cela même si l’attitude des personnages d’Elie et de la veuve évoque la statuaire. Autre thème inspiré, cette fois-ci, de Carrache. Un sujet à caractère dionysiaque même s’il ne s’agit pas, ici, d’une procession : Le triomphe de Bacchus et Ariane. Satyres, ménades et bacchantes occupent, comme il se doit, une place de choix. Musculatures impressionnantes même pour la déesse !

Le modello (étude préparatoire, généralement à une plus petite échelle) d’un tableau destiné au maître-autel de l’église San Pantaleone de Venise. Remarquons qu’il est rare qu’un pensionnaire français reçoive ce genre de commande ! Le Christ guérissant les malades à la piscine de Béthesda. Les malades sont peints, en évidence, au premier plan. Référence classique de l’homme portant un autre sur son dos. L’ange thaumaturge descend du ciel, dans une nuée sombre, pour agiter de son bâton, les eaux du bassin. Le Christ est figuré au centre de la toile, impose une main sur un malade.


cheron-caen
Le Christ guérissant les malades à la piscine de Béthesda, huile sur toile © Londres, Wellcome Library

La période italienne s’achève. A son retour en France, Louis Chéron reçoit deux commandes pour la cathédrale Notre-Dame de Paris. Au vu de ses petites dimensions (0,61 x 0,46) et des analogies avec le « May » de 1687, l’huile sur toile accrochée ici est très certainement la réduction (ou « petit May ») destinée aux orfèvres commanditaires du Prophète Agabus prédisant à saint Paul ses malheurs. Rappelons que les « Mays » désignent les tableaux dont l’un était commandé chaque année entre 1630 et 1707 (à l'exception de 1683 et 1694) par la corporation des orfèvres parisiens afin qu'il soit offert, dans les premiers jours de mai, à la cathédrale Notre-Dame. L’incendie d’avril 2019, n’a, hélas, pas permis la confrontation, espérée, entre cette réduction et le Grand May, actuellement en cours de restauration. Ni d’y découvrir les quelques différences entre le projet et la toile définitive. L’artiste a choisi d’illustrer un passage des Actes des Apôtres consacré à Paul lors de son périple méditerranéen. Il s’est arrêté à Césarée. Agabus, assis au centre de la composition, lève le bras droit vers le ciel (vers une colombe ?). Il prédit à Paul son futur martyr. Paul, vêtu de rouge, se situe à gauche de la composition, entouré par quatre disciples, dont l’un se lamente à ses pieds. Son attitude est paisible, les bras ouverts en signe d’acception de la prédiction. De sa main gauche, il montre sa ceinture liée au pied d’Agabus (le prophète s’était lié les mains et les pieds avec la ceinture de Paul, indiquant par-là que les Juifs de Jérusalem l’attacheront ainsi avant de le livrer aux païens). Paul accepte de mourir en martyr. A droite, un groupe de femmes exprime son émotion. Une composition claire et lisible. Expressivité des visages, des gestes. Il est admis que le personnage pensif s’accoudant sur la colonne serait un autoportrait. Tout comme les quatre personnages féminins seraient le portrait de chacune de ses sœurs. François Marandet explique le message subliminal de ce tableau : « Les contrats d’exécution des « Mays » étaient signés un an avant d’être offerts, celui de Chéron dû l’être en mai 1686, soit quelques mois après la promulgation de l’édit de Fontainebleau (révoquant l’Edit de Nantes). (…) A travers le désarroi des compagnons de Paul, Louis Chéron exprimait celui de sa famille et les divisions engendrées par l’interdiction du culte protestant. La prédiction d’Agabus ne signifiait donc pas tant le martyr que Paul aurait à souffrir que les malheurs de la communauté des chrétiens à travers lui. » (in catalogue). Deux ans plus tard, une seconde commande destinée à la cathédrale, Salomé avec la tête de Jean-Baptiste. Un « May » aujourd’hui perdu.


cheron-caen
Le prophète Agabus prédisant à saint Paul ses malheurs, huile sur toile © Caen, Musée des Beaux-Arts

Continuant notre visite, nous faisons la connaissance d’Elisabeth-Sophie Chéron (1648-1711), grâce à son Autoportrait. Tableau qui lui valut d’être agréée, en juin 1672, à l’Académie royale de peinture et de sculpture. L’une des premières femmes à y être reçue ! Ce morceau de réception est une huile sur toile de format ovale. Femme d’esprit, elle tient salon. Elle a de multiples talents. Ses écrits et traductions, sa musique, ses gravures et tableaux sont tous appréciés par ses contemporains. Voltaire (1694-1778) l’évoque dans son ouvrage Le Siècle de Louis XIV, paru en 1751. Mais comme son frère, elle tombe vite dans l’oubli ! Ici, elle se représente un dessin à la main, affirmant ainsi son talent. Vêtue d’ocre et de bleu, elle nous regarde avec douceur. La sœur et le frère collaborèrent pour les Psaumes et Cantiques. Elle, pour la traduction de l’hébreu et la mise en vers. Lui, pour l’illustration. Mais « (…) le texte et les gravures révèlent certains défauts de concordance que la fuite de Louis Chéron semble pouvoir expliquer » (in catalogue). Car, la parution de l’ouvrage ne débute qu’en 1694.


cheron-caen
Elisabeth-Louise Chéron (1648-1711), Autoportrait, huile sur toile © Paris, musée du Louvre, département des peintures / Photo : JMB

1695-1717. Un peintre d’histoire français en Angleterre.

Désormais, Louis Chéron appartient à la communauté huguenote de Londres. C’est le temps des grands décors peints. Nous avons évoqué rapidement les commandes qu’il reçoit. La première est celle de Ralf Montagu qui fut ambassadeur d’Angleterre à la cour de France. L’incendie de 1686 nécessite la réhabilitation de Montagu House. Plusieurs artistes, dont Charles de La Fosse (1636-1716), furent mobilisés sur le chantier pour les plafonds peints. Ralf Montagu porte ensuite son attention sur sa résidence de campagne, Boughton house. Nous devons à Louis Chéron une dizaine de plafonds (peints en trois campagnes successives, probablement jusqu’en 1708) qui, eux, sont toujours visibles. La figure du dieu Mercure y est représentée à de nombreuses reprises. Rares sont les dessins qui nous sont parvenus. Deux dessins, encre noire et lavis sur papier gris : Jupiter empêchant Arcas de tirer sur la grande Ourse ainsi que Hector massacrant les Achéens dans leur campement (ce dernier appartenant au MBA de Rouen). Le premier est une feuille préparatoire pour une chambre d’apparat. Jupiter est au centre. Il empêche Arcas de tuer celle dont il ignore qu’elle est sa mère, la nymphe Callisto. Nymphe que Junon, jalouse, avait transformée en ourse. Ovide (43 av. JC-17 ou 18 ap. JC) dans ses Métamorphoses, raconte que la nymphe devient le Grande Ourse tandis qu’Arcas prend l’aspect de la constellation du Bouvier. Arcas, bandant son arc, « flotte » dans le ciel. Ce ciel qui est évoqué par deux signes du zodiaque : la balance et le scorpion. Un croquis fragmentaire représente Le Songe d’Agamemnon. Rare représentation de ce sujet tiré de l’Iliade. Agamemnon allongé, endormi sous sa tente gardée par des soldats, eux-mêmes endormis. Dans son sommeil, un homme, aux ailes de chauve-souris, se glisse dans la tente. C’est Hypnos qui agit sur l’injonction de Jupiter. Celui-ci est figuré, en haut, dans l’angle droit. Hypnos est accompagné de créatures maléfiques : une sirène à queue de poisson qui enlace un nuage en forme de tête d’âne. Motifs relevant du fantastique, créatures imaginaires telles que nous les voyons, par exemple, chez Jérôme Bosch (vers 1450-1516). Egalement un lien avec le théâtre de William Shakespeare (1564-1616) et sa pièce Le Songe d’une nuit d’été. Habileté saisissante du coup de crayon. Importance du jeu de pleins et de vides pour structurer le dessin. A nouveau, impressionnante musculature qui évoque, comme dans d’autres dessins, la musculature « en écorché » (dessin représentant une figure humaine ou un animal dont la peau a été enlevée de façon à bien faire ressortir les muscles, les veines et les articulations… une figure d'étude laissant voir les muscles à nu).


cheron-caen
Le Songe d’Agamemnon, croquis fragmentaire (projet pour Boughton House), encre noire et lavis sur papier © Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts / Photo : JMB

Deux dessins de forme ronde : La Prière à Diane et Corisque échappant à l’emprise du Satyre. Deux feuilles préparatoires pour le décor de la galerie du château de Chatsworth. Deux dessins d’une précision extrême car destinés à la gravure. Visages implorant du prêtre et de ses compagnons s’adressant à une Diane hiératique pour le premier dessin. Scène que nous pourrions qualifier « d’humoristique » pour le second : le satyre tombe à la renverse. Il a cru saisir la nymphe par les cheveux… et se retrouve avec une perruque en main !


cheron-caen
Corisque échappant à l’emprise du Satyre, encre, lavis, rehauts de gouache blanche sur papier bleu © Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts / Photo : JMB

Mais rapidement, les grandes commandes se font rares car la guerre épuise les ressources des élites. Louis Chéron signe, en 1700, une série de dessins en rapport avec les Actes des Apôtres. Dans la lignée des dix cartons (1515/16) de Raphaël réalisés pour des tapisseries destinées à la Chapelle Sixtine. Quatre proviennent de la donation Pierre Rosenberg (septembre 2020) pour le futur musée du Grand Siècle (au sein de l’ancienne caserne Sully dans le parc de Saint-Cloud, département des Hauts-de-Seine). Ils sont signés et datés. Et sont destinés à la gravure, dans un format horizontal. Le cinquième, Saint Philippe baptisant l’Eunuque de Candace, a été prêté par le British Museum. Taille quasi identique. Encadrement noir avec un bandeau inférieur réservé pour une éventuelle inscription. Papier brun à l’exception du cinquième qui est sur papier bleu-gris. Homogénéité de l’exécution graphique.

La Vue imaginaire d’une ville antique en Italie, issue d’une collection particulière anglaise, est à mettre en corrélation avec une feuille semblable de la National Gallery of Art de Washington. Ces vues restent isolées dans la production de l’artiste. « (… D’) une forme quasi fantomatique en raison du caractère inhabité des cités représentées (… une) ambiance fantomatique accusée par l’effet de lumière surnaturelle, les façades paraissant illuminées sous l’effet instantané d’un éclair. (…) Les éléments d’architecture classique - arcades, colonnade, façade ponctuée de pilastres – et l’absence de ruines pourraient démontrer que nous avons affaire à une vue imaginaire de quelque ville moderne » (in catalogue).


cheron-caen
Vue imaginaire d’une ville antique en Italie pierre noire, encre, lavis, pierre noire et rehauts de gouache sur papier bleu © Angleterre, collection particulière

Louis Chéron répond également à des commandes d’éditeurs pour illustrer des ouvrages (sans doute plus de trois cents). Il collabore avec l’un des plus renommés, Jacob Tonson (1655 ou 56-1736) libraire et éditeur, détenteur des droits d’auteur sur les pièces de Shakespeare. Frontispices, bandeaux et vignettes. Une estampe gravée par Claude Dubosc (1682-1745) d’après Louis Chéron, Le Couronnement de Georges Ier : une allégorie à la gloire du nouveau souverain. Quiétude de ce couronnement (la Renommée couronne le roi et la Justice lui offre l’Angleterre, cette dernière lui remettant le sceptre) qui contraste avec la brutalité du registre inférieur où le lion anglais rugit en direction « des Vices révélés par le temps. Aidé par Mercure, Hercule brandit sa massue et les précipite dans l’abîme » (in catalogue). Il participe, par la suite, à la réédition de L’Histoire de l’Angleterre de Laurence Echard (1671 - 1730). De même, pour l’ouvrage de John Milton ((1608 - 1674), Le paradis perdu suivi du Paradis reconquis. Sont exposés deux frontispices des tragédies de Racine : La chute d’Athalie d’une part et L’Evanouissement d’Atalide, de l’autre. (voire dans le catalogue le chapitre « Au service des éditeurs anglais », pages 115 à 159)

1711-1723. Le professeur de dessin et l’illustrateur de livres.

Louis Chéron enseigne le dessin à partir de 1711, date à laquelle il devient membre de l’académie dont le portraitiste Godfrey Kneller (1646-1723) est le directeur. Puis, il fonde la Saint Martin’s Lane Academy. Si les étudiants devaient copier des moulages d’après l’antique, ils devaient aussi savoir maitriser l’art du dessin d’après des modèles vivants. Une « Académie » d’homme assis, dans l’attitude d’un dessinateur, sur papier bleu. La pose du modèle et les accessoires se doivent d’évoquer un sujet d’histoire, ce qui n’est pas le cas ici. Certes, il tient de sa main gauche un carton à dessin qu’il maintient sur son genou. A priori, il dessine. « Académie » de femme debout, cambrée, exprimant l’effroi, sur papier blanc crème. Admirons le sens des formes qui est la marque de l’artiste. « Grâce à un réseau de fines courbes parfaitement contrôlé, Louis Chéron parvient à restituer tout à la fois la rondeur des seins et l’effet de brillance suscité par la texture particulière des tétons » (in catalogue). Expression d’effroi sur ce visage. Mais expression de malice du visage de l’ « Académie » de femme assise, la tête tournée vers la gauche. Attitude pensive, songeuse, empreinte de douceur nous semble-t-il, de cette « Académie » de femme assise, la tête prenant appui contre la paroi d’un mur qui sert d’affiche à l’exposition. Coiffures antiquisantes pour chacune. Et toujours la minutie dans l’exécution. « On est frappé par le sens du volume, le modèle prenant par endroit un aspect tridimensionnel au moyen d’un rigoureux système de hachures plus ou moins serrées ou accentuées » (in catalogue).


cheron-caen
« Académie » d’homme assis, dans l’attitude d’un dessinateur pierre noire et rehauts de blanc sur papier bleu Londres © Londres, British Museum/ photo: JMB

Début des années 1720, Louis Chéron entreprend un cycle d’illustration des Travaux d’Hercule destiné à être gravés. Il n’en réalisa que six, sa mort ayant laissé l’ensemble inachevé. Sont exposées deux estampes sur papier bleu, chacune présentant des bandes latérales permettant, sans doute, l’agrandissement de la composition. Agrandissement rendu « nécessaire » afin que la massue d’Hercule puisse paraître plus perceptible. Ce que nous constatons chez Hercule terrassant le lion de Némée.


cheron-caen
Hercule terrassant le lion de Némée, plume, lavis et rehauts de blanc sur papier bleu © Londres, British Museum / Photo : JMB

Les dernières années.

Elles sont faites d’un ensemble d’œuvres composites. Certains frontispices déjà évoqués. Une vignette de format allongé, à l’effet de bas-relief - Le Jugement de Pâris - peut-être une composition préparatoire destinée à une composition décorative. Trois petits tableaux, trois esquisses de très petites dimensions, 0,25 x 0,48 cm, figurant trois des vertus cardinales. Première vertu, dans un format en partie arrondi : La Justice. Centrale dans la composition, elle est munie (comme le veut l’iconographie) d’une balance et d’une épée. Au-dessus d’elle, le Temps, vieillard chenu tenant sa faux. Seconde vertu : La Force. Un homme en armure, casqué, s’apprête à terrasser un serpent avec sa lance. Victoire se tient à ses côtés, prête à lui remettre une couronne. Derrière elle, Minerve casquée regarde son bouclier. Sur la droite, Hercule, prenant appui sur sa massue, observe la scène. Tout comme les trois Grâces. Au-dessus, la Renommée, et sa trompette, flottant dans les airs. Une curiosité sur la gauche du tableau : un personnage, vu de dos, la tête couronnée, tenant un sceptre dans sa main droite. En contre-bas, un second personnage près d’un lion. Troisième vertu, La Prudence. Elle tient un miroir, un cerf à ses pieds. Légèrement décentrée, la Sagesse présente une lampe à huile et son grand livre. Le reste de la composition pose question quant à sa clarté. Seules les figures du premier plan, à droite, évoquent l’eau au travers des jarres ou flacons dont elles déversent le contenu. Douceur de l’ensemble des coloris employés pour ces trois huiles sur toile. Avec, parfois, une tache plus accentuée de rouge ou de bleu-vert. Il est convenu de penser que la quatrième vertu (la Tempérance) devait compléter la série. Série prévue, probablement, pour un décor plafonnant étant donné l’importance accordée au ciel.


cheron-caen
La Prudence, huile sur toile © Manchester, Manchester Art Gallery

Nous l’avons dit, Louis Chéron eut comme élève William Hogarth. Mais il eut comme rival Louis Laguerre (1663-1721) dont une petite huile sur toile, toute en longueur, est exposée : Le Christ et les enfants. C’est l’un des rares tableaux de chevalet de ce peintre. Sujet énigmatique s’il en est car étranger à l’art anglais de cette époque. Probablement influencé par un tableau de Nicolas Poussin intitulé Le Baptême. Formes simplifiées. Contours adoucis. Teintes qui nous semblent ternes du fait de l’emploi de tons bruns et ocrés donnant à l’ensemble un aspect brunâtre. Néanmoins, le rouge et le bleu du vêtement du Christ attirent l’œil.

L’exposition devait s’achever ici. Mais coup de théâtre… surprise providentielle d’une peinture réapparue un mois avant l’ouverture, explique notre guide-conférencière devant une grande toile (2,20 x 1,63 cm) de format ovale. Zéphyr et Flore. Une œuvre qui s’inscrit, de prime abord, dans le registre de la décoration plafonnante. Cependant la représentation de Zéphyr correspond mal aux raccourcis optiques que l’artiste avait coutume d’utiliser pour des plafonds. Hypothèse plus probable : il s’agirait d’un dessus de cheminée (d’où les nuées sombres allant en s’éclaircissant) peint pour la résidence du duc de Montagu à Ditton. Dans une pièce décorée par une série de natures mortes de Jean-Baptiste Monnoyer (1636-1699), spécialiste de la peinture de fleurs. Habituellement les représentations de ce mythe évoquent le rapt de la nymphe par le dieu du vent, Zéphyr. La toile raconte le moment suivant, celui de la célébration des noces. Allongée sur des nuages, Flore lui offre des fleurs qu’elle répand sur terre. Les amours, qui voltigent au-dessus d’eux, se servent de ces fleurs pour confectionner une couronne et la tendre à Zéphyr. Zéphyr qui s’apprête à couronner Flore. Visage presque souriant du dieu. Mélancolie du regard de la nymphe.


cheron-caen
Zéphyr et Flore huile sur toile © Grande Bretagne, collection particulière (acquise sur la marché parisien à l’automne 2021) / Photo : JMB

Une exposition à la scénographie (chronologique et thématique) qui mise sur la sobriété. Une alternance de murs gris, de murs orange. Ce qui peut surprendre mais qui met parfaitement en valeur les œuvres exposées. Un catalogue qui est plus qu’un simple catalogue ! Il permet d’apprécier la qualité des œuvres exposées puisque chacune y est précisément commentée. L’auteur le transforme en une véritable monographie retraçant le parcours de l’artiste. Il pointe la disproportion entre la renommée de Louis Chéron à son époque et le très petit nombre de travaux qui lui ont été consacrés depuis trois siècles.

Son nom évoque plus volontiers un dessinateur qu’un peintre tant ses toiles de chevalet apparaissent comme rarissimes. Cela tient sans doute au fait que le concept de tableau n’est pas le même des deux côtés de la Manche. En France, les tableaux signés Le Brun, Mignard sont collectionnés, ce qui n’est guère le cas en Angleterre où la reconnaissance s’adresse à la peinture d’histoire. Véritables œuvres à part entière, le dessin est pour Louis Chéron un art autonome, un art qui se suffit à lui-même. Perfection technique. Délicatesse du trait rehaussé, ici ou là, d’une touche de gouache blanche qui sculpte les compositions. Un concept originel qui vaut à l’exposition son nom, celui du dessin parfait. «Le dessin ne constituait plus un stade intermédiaire préparant telle ou telle peinture ou estampe. En accordant au dessin un soin d’exécution comparable à celui d’un tableau, on pouvait tenter d’en hisser le statut, l’apprécier uniquement pour lui-même » (François Marandet, in catalogue). La présentation de Caen permet, pour la première fois, de redonner vie à cet artiste et à son art.



Publié le 17 mars 2022 par Jeanne-Marie BOESCH