La Fabrique des passions

La Fabrique des passions ©Exposition La Fabrique des passions - Musées des Beaux-arts de Tours
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Pièce d’apprentissage offerte au public.

Le musée des Beaux-Arts (MBA) de Tours programme, cet hiver, la première grande exposition consacrée à Antoine Coypel (1661-1722 / voir notre récente chronique : Le Théâtre de Troie. Antoine Coypel, d’Homère à Virgile). Il met à l’honneur le thème des passions dans les arts, ceci du XVIIème au XIXème siècle. Il faut monter au second étage du musée, visiter quelques salles avant de trouver cette petite exposition qui « se cache » dans une sorte de couloir ! Elle est conçue également comme un préambule à l’exposition précitée. Elle est conçue par des étudiants en Master 2 d’Histoire de l’Art dans le cadre de l’option « Pratique(s) de l’exposition ». Un partenariat entre le MBA de Tours et l’Université de Tours qui, pour la seizième année, confie à des étudiants la conception d’une exposition à partir des collections du musée.

Pourquoi le terme de « passion » ? Définir ce mot, c’est lui donner plusieurs sens. Un état affectif assez puissant pour dominer la vie mentale et corporelle… un intérêt vif pour quelque chose… un amour intense… une émotion très forte qui va à l’encontre de la raison. De nos jours, le mot passion est employé comme synonyme d’émotion. Qu’en est-il au XVIIIème siècle ? 1668. Charles Le Brun (1619-1690) donne une conférence à l’Académie, proposant aux artistes des modèles, des têtes d’expression des différentes passions.

Point de départ de l’exposition : Le Serpent d’Airain (anonyme du XVIIème siècle) d’après Le Brun. Une toile qui reprend librement son tableau peint en 1650, un an après la publication du Traité des passions de René Descartes (1596-1650). Est illustrée une scène biblique tirée du livre des Nombres (21,6-9) et de celui des Rois (II Rois, 18,4). Durant la traversée du désert, les Hébreux récriminent. Dieu leur envoie des serpents brûlants puis, miséricordieux, offre la guérison à ceux qui regarderont le serpent d’airain (terme vieilli désignant un alliage de cuivre souvent utilisé comme synonyme de bronze et de laiton). C’est ce moment que figure le tableau. Dans un paysage fait de rochers, un homme vêtu de blanc, les bras ouverts vers le ciel, présente le serpent aux Hébreux. Moïse rayonne ! Sur la gauche, un groupe serré de personnages, en prise avec les serpents. Serpents qui s’insinuent partout. Assis ou allongés, ils gesticulent. Tentent de fuir comme ce jeune homme qui escalade un rocher. A l’inverse, sur la droite, les personnages regardent le serpent. Ici, point de chaos, point d’agitation. Une femme allongée sur une draperie tenant son enfant contre elle. Au centre, un vieil homme drapé de blanc et de bleu, accroupis (assis ?), ouvre les bras en signe de remerciement. Derrière le mât, une silhouette fantomatique : elle se détourne et s’apprête à disparaître. Toute une gamme de passion est peinte ici. Les visages, les regards du groupe sur la gauche expriment la terreur. Les personnages de droite sont dans la supplication et regardent vers l’arbre qui commence à reverdir. A l’arrière-plan, l’horizon, baigné par la lumière du soleil levant, s’ouvre. Expressivité des corps et des visages encore renforcée par l’intensité des couleurs, notamment les couleurs vives des drapés.


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Le Serpent d’airain, Anonyme, France, XVIIème siècle d’après Charles Le Brun (1619-1690) peinture à l’huile Saisie révolutionnaire, Abbaye de Marmoutier, 1790-1794 © musée des beaux-Arts de Tours, Inv. 1793-1-1, Photo : JMB

Une douzaine d’œuvres (peinture, dessin, gravure, voire sculpture) sont alignées. Elles illustrent la manière dont les artistes se sont confrontés à la représentation des passions. Et la plaquette de présentation d’ajouter : « (cela) entre théorie académique, théâtralisation et interprétation plus personnelle ». Le parcours propose trois entrées thématiques : les origines des passions abordées au travers des sources bibliques et mythologiques. Le théâtre qui offre une nouvelle source d’inspiration grâce aux passions héroïques. En dernier lieu, l’individualité des passions au travers de portraits, de l’expressivité des visages.

Origines des passions

Outre Le serpent d’airain que nous venons d’évoquer, une seconde œuvre a pour thème une origine biblique : Caïn et Abel (anonyme, XIXème siècle). Quoi de mieux que le premier meurtre de l’histoire humaine pour captiver, donc émouvoir, le spectateur ! Brutalité de la passion assimilée à la jalousie. De son côté, la mythologie fournit également bien des sujets iconographiques. L’Enlèvement d’une sabine (anonyme, XIXème siècle) renouvelle l’un des chefs d’œuvre sculpté de Jean de Bologne (1529-1608). Admirons la puissance d’évocation de la peur et de la violence charnelle.

Passions héroïques

La littérature antique offre aux artistes des XVIIème-XVIIIème siècles un fond inépuisable de sujets, une nouvelle source d’inspiration. Une estampe du graveur Louis Desplaces (1682-1739) : les Funérailles de Pallas, d’après la toile d’Antoine Coypel. Une forte puissance expressive se dégage de cette douleur qui réunit un peuple autour de son héros. Héros placé au centre de la scène. Scène nocturne éclairée par des torches. Multiplicité des personnages dont l’agitation se transmet même aux chevaux ! Evandre, le père de Pallas, le visage crispé de douleur, se penche sur le corps de son fils inerte. Regard désabusé, dépité de certains soldats. Douleur de l’homme, à la forte musculature, qui s’écroule au sol. Femme, bras repliées sur sa poitrine, qui détourne sa tête devant cette vision insoutenable.

Briséis enlevée à Achille, un dessin aux trois crayons (pierre noire, sanguine et pierre blanche) de Pierre-Jean-François Gaudar de Laverdine (1779-1840). A noter que le musée de Tours conserve la quasi-intégralité de ses dessins. Episode fondateur de l’Iliade. Achille enlève la fille du roi de Brisès. Elle devient son esclave préférée. Agamemnon, à son tour, la fait enlever. Achille, irrité par cet affront se retire sous sa tente refusant de combattre jusqu’à ce qu’elle lui soit rendue. Théâtralité du rendu pictural : les rideaux de la tente évoquent plus volontiers ceux décorant une scène de théâtre ! Plis de vêtements rendus à la manière antique. Affliction des protagonistes exprimée non sans une certaine emphase. Le même thème avait été représenté (novembre 1687) sur la scène du Palais-Royal, à Paris, dans l’opéra Achille et Polyxène mis en musique par Pascal Collasse ou Colasse (1649-1709)

Deux femmes fortes de caractère : Cléopâtre et Polyxène. La première n’est plus à présenter. Il s’agit d’une huile sur toile d’un auteur anonyme (XVIIème siècle). La seconde est une gouache due à Guillaume Goudin (vers 1740-1807). Polyxène se sacrifie après la disparition de son bien-aimé. Visage qui exprime tout son désespoir. Main sur la poitrine dénudée. Bouche ouverte. C’est toute la passion héroïque d’une femme forte qui transparait dans ces deux œuvres.


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Le sacrifice de Polyxène, Guillaume Goudin (vers1740-1807), camaïeu de gouache bleue et blanche sur papier blanc © Musée des Beaux-Arts de Tours, Legs de la comtesse de tobriand, 1895, Inv. 1924-301-17

Portraits et passions

Le portrait n’est-il pas le moment où l’artiste se focalise sur les traits de son personnage ? Le moment où l’émotion, plus exactement les émotions sont individualisées. Le comte Anne Claude de Caylus (1692-1765) est reçu à l’Académie de peinture et de sculpture en 1731. Il y fonde, en 1759, un prix d’expression de têtes. Son objectif : améliorer la représentation de l’expression des passions. Il propose aux jeunes artistes d’étudier la partie négligée de la statuaire grecque, qui voulait que l’expressivité soit résumée uniquement par les corps (nota bene : création, en 1784, d’un nouveau concours, celui de la « demi-figure » dite aussi du « torse », demandant la représentation d’un homme à mi-corps avec une tête de caractère. Concours supprimé en 1968). Désormais, seule l’expressivité du visage est de mise. Est exposée une Tête de jeune femme, gravure à la manière d’une sanguine due à la dessinatrice et graveuse Thérèse-Eléonore Lingée (1753-1833). Il s’agit d’une copie d’après Jean-Baptiste Greuze (1725-1805). Admirons la précision de ce visage dessiné de trois quarts. Expression naturelle de la jeune fille, les yeux fixés au loin, à la chevelure sagement rangée dans son bonnet. Néanmoins, ses sourcils froncés expriment-ils la colère ou la peur ?


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Tête de jeune femme d’après Jean-Baptiste Greuze, Thérèse-Eléonore Lingée (1753-1833), gravure à la manière d’une sanguine © Tournus, Hôtel-Dieu, musée Greuze, Photo : RMN-Grand Palais – Thierry Ollivier

Une œuvre d’Auguste Vinchon (1789-1855). L’Etude de femme, Episode de l’histoire de Venise. Une huile sur toile représentant le martyre d'une jeune patricienne. Fond sombre. Visage de la jeune femme baigné d’une douce lumière qui vient d’en haut. Cheveux défaits tombant sur les épaules. Buste en partie dévêtu. Bouche entrouverte. Yeux levés vers le ciel qui traduisent une extase mystique.


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Etude de femme pour « Episode de l’histoire de Venise », Auguste Vinchon (1789-1855), huile sur toile © Musée des Beaux-Arts de Tours, Don de la belle-fille de l’artiste 1923, Inv. 1947-43-45

L’exposition s’achève sur un dessin (plume et encre noire et lavis gris) d’Etienne-Pierre-Adrien Gois (1731-1823). L’autoportrait d’un sculpteur vieillissant. Mais un autoportrait « particulier » puisque central et entouré par une douzaine de visages de face, de profil ou de trois quart, tant féminins que masculins. Etude méditative du visage de Gois. A l’entour, des visages exprimant la diversité des passions humaines. Certains sont associés à une citation. Tel le visage du fou avec l’inscription « en me voiant vous vous voiez » (sic)


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Autoportrait avec figures, Etienne-pierre-Adrien Gois (1731-1823), plume et encre noire, lavis gris © Musée des Beaux-Arts de Tours, Don Monzelun 1986, Inv. 1986-1-2

Le mot de la fin : « Entre théorie académique, théâtralisation et approche plus personnelle de la mise en image des passions, les œuvres réunies dans l’exposition permettent de comprendre que si les hommes ont certes en commun une même palette d’émotions, le ressenti de ces dernières reste néanmoins propre à chacun. » (in plaquette du programme du musée pour le 1er trimestre 2022). Ainsi, au travers des époques, les peintres, dessinateurs ou sculpteurs se sont confrontés et continuent de se confronter à une difficile codification des émotions, des passions.

Un regret : l’éloignement « géographique » par rapport à l’exposition consacrée à Coypel. Ce qui ne permet pas, spontanément, de faire le lien entre les deux ! Comme d’autres visiteurs, nous avons dû demander notre chemin pour y avoir accès. Mais des contingences organisationnelles en sont, sans doute, à l’origine. Concluons en … souhaitant « bonne suite » aux étudiants qui ont réalisé cette « mini exposition » !



Publié le 04 mars 2022 par Jeanne-Marie BOESCH