Les choses. Une histoire de la nature morte.

Les choses. Une histoire de la nature morte. ©Exposition Les choses. Une histoire de la nature morte - Musée du louvre, Hall Napoléon, PARIS
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« (… ) Moi qui fais profession des choses muettes. » (Nicolas Poussin, Correspondance).

Une chose. Des choses. Nom féminin qui a pour origine le latin causa. Premier sens du terme : nom qui désigne tout objet concret par opposition aux êtres animés. Mais il peut également désigner une entité abstraite, une action… En philosophie, il représente tout ce qui peut exister, ne pas exister, être pensé, ne pas être pensé. « (…) la chose ou le quelque chose se place au-delà du réel et de l’imaginaire, et en même temps se veut ancré dans la réalité. (…) Si la chose est n’importe quoi, il suffit de lui donner un contexte pour qu’elle signifie, qu’elle distingue (…) dans un domaine du savoir et de l’action, par exemple en art, on ne se sert guère du mot chose ; on préfère ce qui est distinct, classé, formes et couleurs, ou portrait et paysage, figuratif ou « abstrait ». Tout domaine particulier requiert des « classes d’objets », alors que chose transcende toutes classes, catégories ou genres. (…) Un merveilleux fourre-tout (…). » (Alain Rey, 1928-2020. In « Le chosier », seconde partie du catalogue).

Nature morte. Terme qui désigne la représentation peinte d'objets, de fleurs, de fruits, de légumes, de gibier ou de poissons. Ces éléments inanimés sont organisés d’une certaine manière dans un cadre que définit l’artiste. Son intention a parfois une visée symbolique. Ainsi, la juxtaposition de certains motifs évoque la futilité des choses de ce monde. Il s'agit alors d'une expression particulière de nature morte : la vanité. D’une façon plus générale, le genre de la nature morte apparaît au début du XVIIe siècle, mais le nom ne s'imposera qu'au milieu du XVIIIe. Un genre qui se cherche un nom ! C’est le succès de la toile La Raie (peinte avant 1728) de Jean Siméon Chardin (1699-1779) qui fera naître (1756) l'expression de nature morte. Charles Sterling (1901-1991) organise en 1952 la première grande exposition consacrée à la nature morte. Il en propose la définition suivante : « Une authentique nature morte naît le jour où un peintre prend la décision fondamentale de choisir comme sujet et d'organiser en une entité plastique un groupe d'objets. Qu'en fonction du temps et du milieu où il travaille, il les charge de toutes sortes d'allusions spirituelles, ne change rien à son profond dessein d'artiste : celui de nous imposer son émotion poétique devant la beauté qu'il a entrevue dans ces objets et leur assemblage. » (in La Nature morte de l'antiquité à nos jours, 1952). Et la commissaire de l’exposition actuelle, Laurence Bertrand Dorléac, d’ajouter : « Nature morte ne rend pas compte de la puissance des choses que les artistes représentent et rendent vivantes. (…) Chose ouvre sur un imaginaire plus riche et plus fidèle à notre propos. » (propos recueillis par Armelle Fayol).

L’exposition du Louvre revisite ces deux notions dans un parcours qui nous mène de l’Antiquité à nos jours. Quinze sections. Environ cent soixante-dix œuvres : peintures, photographies, sculptures, films voire vidéos. Elles confrontent œuvres du passé et productions contemporaines. Les époques se chevauchent et s’entremêlent. Sans contraintes chronologiques ni géographiques. Les cartouches explicatifs sont, à l’occasion, complétés par un encart de couleur rouge destiné au jeune public.

L’accueil se fait, par écrans interposés, dans la Rotonde. Diverses choses contemporaines y défilent. Puis une phrase de Victor Hugo (1802-1885) : « Car les choses et l’être ont un grand dialogue » (in Les Contemplations, 1856) fixe le cadre. Nous prenons le parti de suivre le chemin tracé. Chaque section sera répertoriée avec une phrase explicative choisie, soit dans l’affichage mural, soit dans le catalogue.

Ce qui reste. Les choses sont de petits restes d’histoire individuelle et collective, même si le temps les rend difficile à comprendre dans toutes leurs significations.

Tous confondus. Un Flacon en forme de grenade (verre polychrome fondu, Chypre, Bronze récent, XIVème-XIIème siècle avant notre ère). La Stèle funéraire de l’intendant du trésor Senousret (calcaire peint, vers 1970 avant notre ère, début de la 12ème dynastie). L’Estampe d’une dalle de granite ouvragée du cairn de Gavrinis (golfe du Morbihan, vers 3500 avant notre ère) du sculpteur Abel Maître (1830-1899). Spécialisé dans les moulages, il réalise un estampage (sorte de fac-similé, pour le musée des Antiquités nationales) d’une représentation de haches polies, à la fois armes et outils. A l’autre bout du spectre historique, un petit film, en noir et blanc (1920) de Buster Keaton (1895-1966), The Scarecrow (L’Epouvantail). Dans les premières séquences, une maison rassemble dans une unique pièce de multiples systèmes astucieux pour économiser l'espace : les choses y ont pris le pouvoir ! La vaisselle descend du plafond au moment du repas. Elle est ensuite plaquée au mur lorsqu’il s’agit de la laver au jet d’eau. Ou encore Christian Boltanski (1944-2021) dont « les collectes sont autant de mises en scène pointant l’ambiguïté fondamentale des objets -et de l’art » (Catherine Grenier, in catalogue).

La Madeleine est l'un des thèmes de prédilection de Georges de La Tour (1593-1652). Est exposée une toile peinte vers 1642/44, La Madeleine à la veilleuse. La jeune femme est assise devant une table sur laquelle sont disposés quelques livres et un verre d’huile dans lequel brûle une mèche. Hors du halo de la flamme, l’ensemble du tableau demeure dans la nuit. Notons l’effet de loupe produit par l’huile dans le verre. Madeleine est en pleine méditation. Le regard fixé sur cette flamme qui éclaire son visage. Elle est pieds nus et tient son menton de la main gauche. De la droite, un crâne tourné vers le spectateur et luisant sous l’effet de la lumière. « (…) cette fameuse veilleuse constituant, avec deux livres pieux, un crucifix et une discipline disposés à ses côtés, l’une des natures mortes les plus admirables jamais peintes par la Tour. » (Dimitri Salmon, in catalogue).

L’art des choses ordinaires. C’est l’Antiquité qui nous a laissé le plus de traces d’un art des choses représentées. Elles servent à donner une forme à la vie et à la mort, au vivant et au non-vivant.

Peintures murales et mosaïques sont présentées dans cette seconde section. Rameau de pêches et vase de verre ; fruits, plat et canthare de verre (Herculanum, maison des Cerfs, 50/79 de notre ère). Une peinture murale divisée en trois tableautins. Deux variations sur le même thème : des pêches dans l’écrin de leurs feuilles. L’une a été croquée et la morsure révèle le noyau. Sur le panneau de gauche, une cruche en verre à moitié remplie d’eau. Nous retrouvons cette transparence sur le panneau central. Le canthare (vase profond pour boire du vin utilisé dans la Grèce antique, caractérisé par deux anses hautes et verticales) est plein au tiers d’un vin rosé. Des figues sèches et des dattes dans un plat de verre. Une petite Mosaïque avec des poissons et oiseaux (Pompéi, maison du Grand-Duc de Toscane, 1er siècle avant notre ère). Sur un fond blanc, séparés par un rameau d’olivier, des volatiles (une oie et deux canards) dans le bas. Des poissons sur le point d’expirer dans le haut. Deux vanités, en provenance de Pompéi et datant toutes deux du 1er siècle. Une saisissante allégorie de la mort ! Sur un fond turquoise, un crâne dont la mâchoire repose sur les ailes d’un papillon aux couleurs vives. Au-dessus, un niveau de chantier dont le fil à plomb tombe sur le sommet du crâne lui-même entouré, sur la gauche, par des emblèmes royaux et sur la droite, par les attributs d’un mendiant. Un message : face à la mort, nous sommes tous égaux !


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Memento mori, Mosaïque, Pompéi (I,5,2)1er siècle avant notre ère, 47 x 41 cm © Naples, Museo Archeologico Natzionale di Napoli (MANN), inv. 109982 (Photo JMB)

Un Squelette avec deux cruches à vin (askoï). Comme un memento mori, la silhouette grêle de ce squelette se dresse devant nous. Les deux cruches (askoï, petit vase à versoir latéral muni d'une anse de panier, dont la forme dérive de la gourde et de l'outre. Une forme employée par les Grecs antiques et par les Étrusques) à l’extrémité de ses bras ne se substituent-elles pas à ses mains ?

Les objets de la croyance. On évoque une « éclipse » de mille ans dans les choses représentées pour elles-mêmes. Elles sont mises au service du récit religieux chrétien qui domine l’Occident. Hors de l’Occident, on trouve aussi des choses qui, bien que pénétrées de valeurs religieuses, sont représentées en toute autonomie.

L’Annonciation (vers 1435/40) de l’atelier de Roger Van Der Weyden (1400-1465). Une peinture réalisée à l’huile sur des panneaux de chêne. Elle constituait la partie centrale d’un triptyque. La scène figure l'arrivée de l'ange (vêtu comme un ecclésiastique !) qui se pose devant Marie en la saluant. Elle a pour cadre une chambre à coucher typique des demeures bourgeoises du XVème siècle flamand. A côté du lit à baldaquin, une chaise à haut dossier, un dressoir. Un banc en bois avec des coussins du même rouge orangé que les tentures du lit. Certains objets, quant à eux, revêtent une importance symbolique précise. Sur le dressoir, une aiguière : la purification par l’eau. La cheminée occultée par un panneau de bois : la virginité de Marie. Sur la cheminée, les oranges pour le fruit défendu et la fiole traversée par un rayon de lumière, la conception miraculeuse. Un lustre avec une seule bougie mais éteinte, l’attente de la venue de Jésus. Le lys blanc à trois fleurs, dans un vase au premier plan, évoque à nouveau Marie. Cette fois avant, pendant et après l’Annonciation.

Un très petit Livret de dévotion, « Arma Christi » (Cologne ? vers 1330/40, ivoire polychromé et doré). Il est ouvert sur les feuillets qui présentent les armes du Christ. Aucun texte n’accompagne celles-ci. Seules la prière et la méditation devant ces pages accompagnent le dévot. Sont représentés sur la page de gauche : les clous, le marteau et la tenaille ainsi que le bandeau recouvrant les yeux du Christ. En-dessous, les trente deniers, prix de la trahison de Judas ainsi que des traces de pas ensanglantés. Sur le feuillet droit : la tunique, le roseau et le fouet de la flagellation, l’échelle, la lance qui perça le flan du Christ. L’encadrement vert d’une fenêtre : le tombeau vide du Christ ? Une ouverture sur l’éternité ?

Issue du monde musulman, une image qui reproduit l’une des reliques du Prophète Muhammad : une sandale. De l’univers bouddhiste, une fleur d’œillet rouge représentée en majesté. Une cloche cérémonielle (alliage cuivreux) portée par les chefs de guerre, en provenance Edo, royaume du Bénin (Nigéria, XVIème-XVIIème siècle).


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Livret de dévotion, Cologne ( ?), vers 1330-1340, Ivoire polychromé et doré H : 10,6 ; l. du feuillet 6 cm © Londres, Victoria and Albert Museum, inv.11-1872 (Photo JMB)

Emancipation. A partir du début du XVIème siècle, les représentations de choses en majesté se multiplient. Même si elles sont encore habitées de sacré, elles existent sans personnage religieux autour d’elles.

L’art de représenter des choses ne s’était pas perdu. En témoigne, cette huile sur bois d’un anonyme allemand (vers 1530 ?) : Nature morte aux bouteilles et aux livres. Un trompe-l’œil composé de simples objets. Dans la partie basse, sorte de niche ouverte : un livre rouge aux fermoirs en métal… un récipient en osier… une petite gourde avec une étiquette, « für Zahnwe » (pour le mal de dents)… un pot à onguents, un urinal,… le tout appartenant par conséquent à un médecin. Au-dessus une petite armoire dont l’un des battants a été laissé entrouvert. Les clefs sont attachées et accrochées à un petit anneau sous le verrou. Le motif des ferrures est typique des régions d’Allemagne du Nord.


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Anonyme (Allemagne du Nord) Nature morte aux bouteilles et aux livres, vers 1530 ? Huile sur bois (chêne), 106,2 x 82,4 x 1,5 (sans cadre) ; 118 x 94 x 4 cm (avec cadre) © Colmar, Musée Unterlinden, inv.86.8.1

Un Chauffe-mains en forme de livre (vers 1490-1510, faïence et métal) : précieux témoignage d’un objet domestique utilisé par un ecclésiastique ou un laïc, dans une église ou dans le giron familial. Deux panneaux de marqueterie (entre 1520 et 1523) attribués à Fra Vincenzo Della Vacche dit Vincenzo Da Verona (1446 ?-1531). Le premier : Armoire avec attributs scientifiques et musicaux. Les portes ajourées, partiellement ouvertes, permettent de voir des ouvrages, ouverts ou fermés, des chandelles éteintes et une sphère armillaire (instrument anciennement employé en astronomie pour modéliser la sphère céleste ; également utilisée pour montrer le mouvement apparent des étoiles, du soleil et de l’écliptique autour de la terre). Dans la partie basse, une partition et plusieurs instruments de musique dont une lyre à bras qui semble n’être plus en état de jouer. Le second : Armoire avec attributs religieux et vanités. Une accumulation désordonnée, confuse d’objets liturgiques voisinant avec un crâne, une mitre, un sablier.

Accumulation, échange, marché, pillage. Seconde moitié du XVIème siècle en Europe, les artistes représentent de plus en plus les choses qui s’accumulent, s’échangent et s’achètent dans un monde marchand ouvert aux transferts de biens et de monnaie.

Ces choses se mêlent désormais aux figures humaines. Dans la Nature morte aux légumes (vers 1610) de Frans Snyders (1579-1657) « presque toute la surface est occupée par la récolte d’un couple de paysans renvoyés en minuscule dans le lointain, comme condamnés à l’état de subalterne alors même que ce sont eux qui travaillent la terre, entourés de leur charrette et de leur cheval. » (Laurence Bertrand Dorléac, in catalogue). En arrière-plan encore plus lointain, une église. Carottes, cardon, melon, choux forment une montagne. Richesse dans les nuances des coloris employés. La lumière, venant de la gauche, éclaire le cœur de ces derniers. En pendant, un collage d’images transposées en peinture : Foodscape (1964) de l’artiste islandais Erro. Ce « paysage de nourriture » signifie accumulation, amoncellement de produits alimentaires de toute nature, de toutes tailles et de toutes couleurs. Une surabondance pour inviter le spectateur à une forme de sobriété ?

Deux huiles sur toile de Joachim Beuckelaer (1533-1574) : La boutique du boucher (1568) et le Marché aux poissons (1570). La composition de ces étals s’organise autour d’un élément horizontal stable, généralement une table. Sur celles-ci, des éléments présentés dans le plus grand désordre. Un foisonnement qui rappelle la prospérité des Flandres au XVIIème siècle. Premier tableau. En arrière-plan, un escalier conduisant à l’étage supérieur, un couple s’enlaçant, une femme récurant un pot. Sur la droite, le boucher (bonnet de feutre, tablier blanc, instrument de travail à la ceinture) a bu sa chope de bière. La viande de boucherie (tête écorchée d’un bovin, tête de veau, pattes croisées, groin et cuisse de porc,…) est offerte à notre regard. Seconde toile. En arrière-plan des échappées de paysage avec des tours et un lac où nous devinons la scène de la pêche miraculeuse sur le Lac de Tibériade. La marchande occupe le centre de la toile. Large choix de poissons (mérou, saumon, raie,…). Les deux tableaux offrent des accords chromatiques dans les tons de rouge, voire de rose ponctués par la blancheur d’un linge ou l’éclat de la peau (le visage de la poissonnière, la peau de certains poissons).

Fruits et riche vaisselle d’or sur une table (Un dessert) de Jan Davidsz De Heem (1606-1684). « Un tour de force pictural : une magistrale composition en diagonale ; le rendu démultiplié des matières et des reflets, la théâtralité des choses » (Rémi Labrousse, in catalogue). Somptuosité de l’ensemble ! Fond sombre, tapis de table vert foncé frangé d’or. Grappes de raisins aux grains translucides, quartiers d’agrumes, pâté en croute entamé, délicatesse des aiguières et des verres, bleu de Delft de la coupe de fruits en équilibre sur un panier. Blancheur de la nappe froissée sur le bord de table, feuilles de vigne qui fanent, luth et son reflet de lumière négligemment posé contre la table. A la fois ordre et désordre. A l’été-automne 1915, Henri Matisse (1869-1954) en peint une copie. Néanmoins les motifs sont souvent modifiés : le verre sur la table a disparu, l’abondance des fruits a disparu, le luth est vu à la fois de face et de côté.

Le monde de l’argent est convoqué. Le Collecteur d’impôts, une huile sur bois peinte par Marinus Van Reymerswale (vers 1490-vers 1546). Il reprend la figure du peseur d’or peint désormais en collecteur d’impôts. Expressivité des visages ridés : calme et concentration pour le collecteur qui enregistre la contribution du second personnage. Rictus narquois et main crispée à proximité des pièces de monnaie pour ce dernier. Presqu’une caricature ! A noter que le bonnet vert dont ce dernier est affublé est celui des gens condamnés pour des délits financiers. En arrière-plan, une accumulation d’objets sur une étagère : paperasse faite de divers documents dont certains en équilibre précaire, livres de comptes, bougie éteinte, petit coffret en bois. Au premier plan, ce qui semble un matériel d’écriture tel que celui suspendu dans la Nature morte aux bouteilles et aux livres vue précédemment.


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Marinus Van Reymerswale (vers 1490-vers 1546) Le Collecteur d’impôts, Huile sur bois (chêne), 94 x 78 cm © Paris, Musée du Louvre, département des Peintures, R.F.1989-6 (Photo JMB)

Attribué à Hieronymus Francken II (1578-1623), Les Richesses de l’avare et sa mort (vers 1600). Sur le devant, un amoncellement de pièces somptuaires : pièces de monnaie, coupes et gobelets d’argent et d’or, bagues dans un petit coffret-écrin, mais aussi lettres de change et leur sceau. En arrière-plan, le propriétaire de ces richesses git sur son lit de mort, entouré de démons qui vont le conduire aux enfers. Il n’a pas su résister à la vanité que procure la possession de tous ces biens !

De Louis Léopold Boilly (1761-1845), un Trompe l’œil aux pièces de monnaie, sur le plateau d’un guéridon (vers 1808/14). Ici un assemblage de pièces de monnaies, des cartes à jouer, une plume d’oie, une loupe posée sur une bande de papier sur laquelle figure le nom du peintre, deux petits médaillons dont l’un est l’autoportrait du peintre, un canif. Le Five Dollar Bill (vers 1885) dû au pinceau de Victor Dubreuil (actif de 1880 à 1910) : aucun détail ne manque ! Une photographie intitulée Europortrait (2002) d’Esther Ferrer. L’artiste salue à sa manière l’arrivée de l’euro. Des pièces neuves, brillantes sortent de sa bouche. Elle les mange… elle les vomit… De Gilles Barbier, une gouache sur papier en quatre panneaux : The Treasere Room II (2019). L’artiste a tapé sur Internet des mots qui mèneront à « Un empilement de richesse qui s’étendent sans fin à l’horizon : des dollars, de l’or, mais surtout des chefs-d’œuvre muséaux de toutes les époques, de toutes les cultures, de tous les pays. » (Sébastien Gokalp, in catalogue). L’impression de nous trouver devant une caverne d’Ali Baba ! La Jeune fille à la perle (1665) de Johannes Vermeer (1632-1675) y côtoie des sculptures du Vanuatu ou des amphores grecques. Sans oublier l’amoncellement de dollars !


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Gilles Barbier (1965) The Traesure Room, 2019, Gouache sur papier (4 panneaux) 140 x 250 cm (chaque panneau), 300 x 520 x 5 cm (ensemble encadré) © Collection particulière, courtesy Galerie GP & N Vallois, Paris (Photo JMB)

Sélectionner, collectionner, classer. Dans un monde qui tend à se peupler de choses au marché comme dans l’intimité des intérieurs, les artistes gardent le plus intéressant à leurs yeux, ou à ceux de leurs commanditaires, par la forme, la couleur, la préciosité ou le symbole.

Les Pays-Bas du XVIIème siècle vouent une passion aux objets de luxe asiatiques. Passion d’autant plus vive que les néerlandais ont la suprématie du commerce grâce à la Compagnie des Indes-Orientales, créée en 1602 par la république des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas. Cet attrait est visible sur une feuille d’éventail exposée : Intérieur d’un magasin de porcelaine et d’objets chinois (anonyme, 1680-1700). L’artiste représente une boutique imaginaire rassemblant bibelots et meubles dont raffolent ses concitoyens. Meubles de laque rouge, noire et or. Porcelaines, bleu et blanc, voire polychromes. Paravents. Miniatures persanes. Quelques personnages en costumes orientaux.

De Jacques Linard (1597-1645), Les Cinq Sens et les Quatre Eléments (1627). Inspiration nordique (la profusion flamande !) pour cette réplique de l’école française. Luth, flageolet et partition pour l’ouïe. Miroir pour la vue. Fleurs pour l’odorat et fruits pour le goût. Mortier, pilon et boîte de copeaux pour le toucher. Dans le registre des éléments : les légumes pour la terre, le poêle à bois (réchaud ?) pour le feu, l’oiseau de paradis qui prend son envol et le soufflet pour l’air, l’aiguière et le verre pour l’eau. Des éléments isolés : un iris violet au premier plan à gauche. Des cartes à jouer ainsi que trois dés sur le bord d’un tiroir. Une coupe chinoise décorée d’une scène peinte. Venant de la gauche, une lumière claire baigne l’ensemble. En vis-à-vis, une toile (1956) de Salvador Dali (1904-1989) intitulée Nature morte vivante (Still Life-Fast Moving). Elle est séparée en deux zones. A gauche, un balcon sur la mer et un fond bleu. A droite, séparé par un mur, un intérieur noir. Il représente une table sur un balcon avec vue sur la mer. Une mer bleue statique et brisée de fausses vagues ! Sur la table, les éléments usuels qui composent une nature morte : une bouteille d’eau, un verre de vin, un compotier, une poire, trois prunes, un couteau, une feuille de raisin. Tous ces éléments sont en lévitation ! D’où le titre du tableau ! De la bouteille jaillit l’eau. Une pomme plane en direction du compotier. Une nappe blanche, sur un seul coin de la table, donne l'impression qu'elle vient juste d'être dépliée. Elle ne recouvre la table qu’en partie laissant le tiers droit révéler des décorations cubiques de couleur rouge. Autre tableau marqué par l’art flamand, l’huile sur toile, (vers 1630) de Lubin Baugin (vers 1610-1663) : Nature morte à l’échiquier. Sont à nouveau convoqués les cinq sens : un miroir (curieusement sans reflets) pour la vue. Une mandore (instrument de musique à cordes du Moyen Âge, semblable au luth, avec 3, 4 ou 6 cordes qui produit un son plus aigu, ancêtre de la mandoline) et une partition pour l’ouïe. Un pain et un verre de vin pour le goût. Des œillets dans un vase pour l’odorat. Un jeu de carte et l’échiquier pour le toucher. Mais aussi une bourse de velours vert et une perle. Nicolas Milovanovic (in catalogue) propose une autre lecture du tableau : l’opposition entre le monde spirituel (le pain et le vin) et les passions terrestres (l’argent, le jeu voire la luxure). En somme, même si un crâne est absent de la composition, il s’agit bien là d’une vanité.

Comment ne pas être séduit, charmé par la beauté, le sentiment d’apaisement qui se dégage de la peinture de Louise Moillon (1610-1696), Coupe de cerises, prunes et melon (vers 1633) ? «Avec une touche précise et lisse, elle fascine d’abord par la beauté du coloris, avec le rouge intense des cerises qui éclate par contraste avec le vert foncé des feuilles disposées autour. A ce rouge répondent les touches bleutées des prunes à gauche et le jaune orangé du melon à droite » (Nicolas Milovanovic, in catalogue).


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Louise Moillon (1610-1696) Coupe de cerises, prunes et melon, vers 1633, Huile sur toile, 48 x 65 cm, signé et daté en bas à droite : Louyse Moillon 163(3 ?) © Paris Musée du Louvre, département des Peintures, R.F.1982-21 (Photo JMB)

Dans un autre registre, la Corbeille de verres et de pâté (vers 1630/40) de Sébastien Stoskopff (1597-1657). L’ensemble, presque monochrome, se détache sur un fond très sombre à la limite de l’opaque. Posée sur une table de pierre fendue, une corbeille en osier tressé contenant six verres amoncelés les uns sur les autres. Un rappel de la coutume germanique consistant à ramasser la vaisselle dans des paniers, à la fin du repas. La précision du rendu de cette corbeille aux reflets blonds va de pair avec la transparence des verres cristallins dont certaines formes ne sont évoquées que par le reflet qu’elles renvoient. Sur la gauche un pâté en brioche, coupé en deux, posé sur une lettre dont on peut lire le nom du destinataire. Lettre dont le cachet rouge est la seule touche de couleur vive du tableau.


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Sébastien Stoskopff (1597-1657) Corbeille de verres et pâté (vers 1630-1640), Huile sur toile, 49,5 x 63,5 cm signé en bas à droite Stos Kopff © Strasbourg, Musée des beaux-Arts, Mba 1776 (Photo JMB)

Une huile sur toile intitulée Panaches de mer, lithophytes et coquilles peint en 1769 par Anne Vallayer-Coster (1744-1818). Une réunion de coquillages de toutes sortes, plus ou moins rares, d’éponges et de coraux provenant des mers proches ou lointaines. Une curiosité aquatique qui n’est pas sans rappeler les bouquets de la peinture flamande ! Posés sur une margelle sombre, dans un fond presque noir, le nacré de différentes parties des coquilles n’en est que mieux rendu. Rappelons que ces curiosités aquatiques constituaient un élément indispensable des cabinets d'amateur au XVIIIème siècle, notamment pour leur intérêt scientifique.


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Anne Vallayer-Coster (1744-1818) Panaches de mer, lithophytes et coquilles, 1769 Huile sur toile 130 x 97 cm © Paris Musée du Louvre, département des peintures, R.F.1992-410 (Photo JMB)

Traversons l’Europe pour nous rendre auprès de peintres espagnols. Juan De Arellano (1614-1676) auquel est attribué Guirlande, fleurs, oiseaux et papillon (vers 1650/70). Une formidable variété de fleurs dans un bel arrangement. Une couronne qui encercle un papillon, une mésange et un pinson voletant. Des couleurs primaires, rouge et bleu avec des touches d’un blanc lumineux.

Cette séquence s’achève par une curiosité. Du moins est-ce le ressenti des visiteurs qui déambulent autour de nous : une installation de réalité virtuelle, générative et interactive selon le propos du cartouche. De Miguel Chevalier, datant de 2022, Herbarius (Evolution). « Sur un album de douze feuilles blanches sont projetés des images et des textes générés en temps réel. Les « Fleurs fractales » de Miguel Chevalier sont d’abord des graines virtuelles autonomes qui naissent aléatoirement, puis s’épanouissent en fleurs multicolores, à la croisée du végétal et du minéral » (Thibault Boulvain, in catalogue).

Tout reclasser. Les choses s’imposent en maîtres du jeu comme de véritables personnages de l’histoire.

Guiseppe Arcimboldo (1525-1593) mélange fleurs, fruits, légumes, animaux et humains. Il brouille les frontières entre les espèces et les règnes. Qui ne connait pas ces curiosités que représente sa série des Quatre saisons ? Une bouche en champignon ou en châtaigne… cheveux en feuillage ou en raisin… légumes ou fruits de saison… Le portrait représenté sur chaque tableau est facilement identifiable à une saison ! Sont exposés L’Hiver et L’Automne (tous deux de 1573). Arcimboldo fait école. A proximité, un court-métrage d’animation de Jan Svankmajer : Les possibilités du dialogue (1982). Des têtes humanoïdes (légumes, outils et objets du quotidien) se battent, se dévorent, certaines l’emportant sur d’autres pour finalement être recrachées.

La seule, et étonnante, nature morte connue d’Eugène Delacroix (1798-1863) : Nature morte au homard (1827). Une curiosité ! A l’arrière-plan, une scène de chasse dans un paysage à la Constable. Au premier plan, cette nature morte faite de trophées de chasse (lièvre, faisan) et de pêche (deux homards). Comme abandonnés devant une nasse et une gibecière. Nature morte avec pastèques et pommes dans un paysage (1771) de Luis Egidio Meléndez (1716-1780) qui sert d’affiche à l’exposition. Couleurs chatoyantes des fruits peints sous un ciel d’été orageux. La chair aqueuse des pastèques, le jus qui perle, les pépins noirs et luisants donnent envie d’y croquer ! Dans une salle ronde, plusieurs toiles de Jean Siméon Chardin. Lièvre mort ou lapin et deux grives. Mais surtout ce qui est considéré comme le chef d’œuvre de la nature morte, Pipes et vases à boire, dit La Tabagie (vers 1737). Une tabagie est une petite boîte ou nécessaire en métal, porcelaine ou verre, où l'on mettait tout ce qui servait à fumer. Elle est ici en palissandre. Le peintre représente toute une série d’objets en sa possession. Outre le coffret, un pichet, une tasse avec son couvercle, un gobelet en métal, deux pipes, un verre rempli de mousse, une petite bouteille. Ces objets renvoient à un univers masculin. Celui de l’intime qui caractérise l’homme du XVIIIème siècle. A la couleur taupe du fond répondent des bruns chauds. Le blanc cassé du pichet s’accorde à la mousse sur le verre. Une atmosphère silencieuse se dégage de l’ensemble.


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Jean Siméon Chardin (1699-1779) Pipes et vases à boire, dit La Tabagie vers 1737, Huile sur toile, 32,5 x 42 cm, Signé en bas à gauche dans l’épaisseur de la table : chardin © Paris Musée du Louvre, département des peintures, M.I. 721 (Photo JMB)

Vanité. Les choses signifient l’abondance ou la rareté des richesses matérielles, la variété du monde et sa joliesse mais depuis le début, elles préviennent aussi de la vanité humaine, de la corruption d’un fruit et de la fin inévitable que symbolise le crâne.

Fruits et coquillages (1623) de Balthasar Van der Ast (1593/94-1657). Une composition élégante qui fourmille de détails. Au premier plan, des éléments vivants (fleurs, fruits, papillons et autres petites bestioles) côtoient des éléments inertes (divers coquillages). Au second plan, une composition harmonieuse de fruits (pommes, poires, cerises et raisins) dans un plat de porcelaine chinoise. En parallèle, une vidéo Still Life (2001) où l’artiste Sam Taylor-Johnson « fait défiler des milliers de clichés pris à intervalles réguliers, plusieurs jours durant, sous le même angle et le même éclairage, d’un assortiment de raisins, de pommes, de poires et de pêches disposés dans un plat de rotin placé sur une tablette de bois » (Dimitri Salmon, in catalogue). Elle nous fait vivre la nature qui s’abîme. Les fruits mûrissent puis se gâtent pour finir par pourrir. Au premier plan, un stylo à bille qui, lui, reste inerte !

Sébastien Bonnecroy (1618-1676) intitule son tableau Vanité. Nature morte (second quart du XVIIème siècle). Nous y voyons tous les ingrédients traditionnels du genre. A commencer par le crâne humain ceint ici de la couronne d’épines. Des feuillets, pages dont on peut ou non lire ce qui y est écrit. Un chandelier dont la bougie est presque totalement consumée. Une pipe et du tabac. Un couteau et des pièces de monnaie. L’artiste y ajoute une canne qui traverse le tableau en diagonale. Ainsi qu’une partie d’une palette de peintre. L’ensemble est peint sur un fond sombre que seuls la blancheur des pages et le rouge du sceau viennent trouer. Atmosphère différente chez Gerhard Richter et son huile sur toile, Schädel.Crâne (1983). Tonalité quasi monochrome, agencement minimal ! Un crâne dans le bas droit du tableau dont la nouveauté réside dans sa position : il est renversé sur son sommet éclairé, par la lumière qui vient du haut.

La bête humaine. Le motif de l’animal mort est ancien. La position des animaux (pendus, écartelés, membres liés) accentue l’humanité qu’on leur prête.

Têtes de veau, de vache, de mouton ou groin de porc voire poissons sont convoqués dans cette section. A commencer par le symbole chrétien qu’est l’agneau aux pattes liées, gisant sur une table, résigné au sort qui l’attend. A la fois inanimé mais vivant ! Figure sacrificielle du Christ, récurrente dans la peinture : Agnus Dei (1635/40) du moine peintre Francisco de Zurbaran (1598-1664). L’animal est isolé sur un fond gris qui fait ressortir sa fourrure, blanc crème, peint avec naturalisme. Une représentation qui n’est pas éloignée d’un bodégon ou scène de cuisine fréquente au XVIIème siècle.


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Francisco de Zurbaran (1598-1664) Agnus Dei, 1635-1640, Huile sur toile, 37,3 x 62 cm © Madrid Museo Nacional del Prado, P007293 (Photo JMB)

S’y rattache, par exemple, le Bœuf écorché (1655) de Rembrandt Harmensz Van Rijn dit Rembrandt (1606-1669), en un siècle où peindre un animal de boucherie est commun. Egalement la Nature morte à la tête de mouton (1808/12) de Francisco De Goya Y Lucientes (1756-1828) : d’un réalisme flagrant, Goya peint ici la réalité d’un animal tué et dépecé. Ou encore la tête de mouton elle aussi écorchée mais posée sur une table de bois, Nature morte à la tête de mouton (1952) peinte par Bernard Buffet (1928-1999). Une photographie (1984) d’Andres Serrano, Cabeza de vaca (Early Works) nous interpelle. Juste une tête de vache posée sur un socle de marbre peint. Et elle nous regarde ! Regard en coin ! Qui plus est, son œil accusateur semble nous défier. « A travers le regard qu’elle nous lance, cette vache nous a méchamment à l’œil, pour la toute première fois dans l’histoire de l’art. » (cartouche explicatif).


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Andres Serrano (1950) Cabeza de vaca (Early Works) 1984 Tirage pigmentaire contrecollé sur Dibond, cadre en bois 82,5 x 114,3 cm Edition de 4 + 2 AP © Paris, collection Antoine de Galbert, inv.665 (Photo JMB)

La vie simple. Le déferlement des choses banales semble répondre à l’évolution industrielle qui éloigne les citadins de la campagne en leur donnant la nostalgie des origines.

Goût de la simplicité. Goût de la sobriété. Fruits (citron, orange) ou légumes (navet, asperge)… tiges de fleurs (pivoines) ou poissons (anguille et rouget) peints isolés, en gros plan. Nature morte aux asperges (1697) d’Adriaen Coorte (vers 1659-1707). Un fond neutre, un rebord de pierre, une simple botte d’asperges. « La botte d’asperges présente la spécificité d’être un pluriel dont on fait un singulier (…) Si les trois mêmes nuances de blanc, de pourpre et de vert caractérisent chacune des asperges on trouvera de légères variations dans leur disposition, ce qui permet de lier tout autant que d’individualiser chacun des légumes. » (Aude Prigot, in catalogue). A rapprocher des deux toiles d’Edouard Manet (1832-1883), une botte et une asperge solitaire... Egalement un Citron (1880) solitaire qui se mire dans un plat noir. A contrario, Paul Cézanne (1839-1906) peint La Table de cuisine (1888/90) dont la thématique ne renvoie ni à un repas ni à une cuisine ! Une sorte de pêle-mêle ! Variété et profusion de pommes et de poires tant sur la nappe blanche que dans le panier en osier. Elles côtoient des pots en céramique. Un « joyeux arrangement » caractéristique du XIXème siècle, explique Sylvie Patry (in catalogue).

Egalement des ustensiles de cuisine. Un très petit tableau (13 x 16 cm) de Willem Kalf (1619-1693) peint dans les années 1642/45 : Ustensiles de cuisine. Pour autant, il semble que ces objets, tout en rondeur, reposent sur un sol en terre battue. Un chaudron au centre, une assiette creuse renversée, une vannerie, un seau et son broc qui tient en équilibre. Unicité de la palette chromatique aux tons sourds. Notre œil s’habitue rapidement aux légères variations qui permettent de distinguer les objets les uns des autres. Mon intérieur, Paris (1921) de Léonard Foujita (1886-1968) peut être, en partie, considéré de la même veine : trois assiettes de faïence décorées accrochées au mur… un pot à crayon contenant une pipe… un verre à pied, une paire de lunettes rondes, un réveille-matin et une lampe à pétrole sur un tissu à carreaux blanc et rouge… une corbeille en osier et un parapluie fermé accroché au côté du meuble. Sur le devant, sous le meuble, une paire de sabots.

La vie simple, c’est également représenter l’intérieur d’une maison. Côte à côte, Intérieur hollandais, dit « Les Pantoufles » (vers 1655/62) de Samuel Van Hoogstraten (1627-1678) et La Chambre de Van Gogh à Arles (1889) de Vincent Van Gogh (1853-1890). L’intérieur hollandais est une enfilade de pièces dans un appartement déserté. La perspective est formée par trois seuils de portes ouvertes. Un couloir ensoleillé délimite deux pièces séparées. Un balai posé contre un mur avec, à ses côtés, un torchon qui tombe droit. Des clefs dont l’une est dans la serrure. Un livre refermé ainsi qu’une bougie de travers dans un chandelier, posés sur un lourd tapis de table jaune, frangé de jaune et bleu. Un tableau sur le mur du fond. Une Admonestation paternelle de Casper Netscher (1655) qui est, lui-même, une variante d’une œuvre de Gerard Ter Borch. Un sol carrelé, qui brille, typique des maisons hollandaises. Des carreaux de faïence blanc et bleu (un personnage dans un paysage) pour la plinthe de la cuisine. Et des pantoufles (mules) qui encombrent le passage, laissées, abandonnées au seuil de la seconde pièce. Un espace ordonné, vide d’une présence humaine.


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Samuel Van Hoogstraten (1627-1678) Intérieur hollandais dit Les Pantoufles, vers 1655-1662 Huile sur toile 103 x 70 cm © Paris Musée du Louvre, département des Peintures, R.F.3722 (Photo JMB)

La chambre de Van Gogh, présentée ici, est l’une des trois variantes qu’il a peintes. Une petite chambre « vide », « sans rien », comme il se plaisait à le dire. Tout est fait pour exprimer la tranquillité. Un lit et deux chaises en bois de couleur jaune, une table à toilette d’un bois plus sombre, orangé. Un linge de lit couleur citron vert pâle et une couverture rouge sang. Une cuvette, des murs et des portes dans différents tons de bleu clair. Une fenêtre ouverte, un miroir et un grand linge accroché à un clou. Des tableaux à l’entour du lit.


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Vincent van Gogh (1853-1890) La Chambre de van Gogh à Arles, 1889, Huile sur toile, 57 x 74 cm © Paris Musée d’Orsay, RF 1959 2 (Photo JMB)

Dans leur solitude. Dans les temps anciens, les choses réunies renvoyaient surtout à une forme d’harmonie. A partir du XXème siècle, le manque de relation entre elles témoigne de la coupure des humains avec leur milieu rendu plus abstrait.

Giorgio De Chirico (1888-1978) rêve un jour de deux immenses artichauts sur une place. Il va peindre Mélancolie d’un après-midi (1913). Les artichauts sont peints en gros plan sur un fond industriel désolé, la tour d’un haut fourneau (?) et un train à vapeur. D’Alexender Kanoldt (1881-1939), une Nature morte au caoutchouc (Nature morte III) réalisée en 1921. La jeune plante est posée devant un épais rideau rouge orangé. Sur le devant, des livres, une boîte bleue, une tasse jaune, un vase (ou une bouteille ouverte ?) une boîte d’allumettes. Importance des objets dans l’œuvre de Giorgio Morandi (1890-1964) comme en témoigne cette Natura morta (1944) : objets ordinaires que sont les bols, le sucrier et un pot peints dans une harmonie de blanc sur un fond neutre. Un hochet d’une couleur plus contrastée (ici bleu pâle et jaune citron) vient rompre l’ensemble. Une photographie de Sophie Ristelheber, Fait #31 (1992) : deux chaussures ensablées affleurent du sol du désert (Koweit) afin de rappeler qu’une guerre vient d’avoir lieu.

Choses humaines. Le pouvoir des poupées est très ancien et le sujet sert aux artistes à révéler le peu de frontières entre l’être et la chose.

Par exemple : Une figure féminine aux bras articulés (vers 250/270) en os. Rendu méticuleux du visage et de la coiffure. Bras articulés fixés au buste. Les jambes ont disparu. Faible représentation anatomique du buste. Ces poupées sont destinées à être revêtues de vêtements de tissus. Une Poupée, d’Alex Burke, faite de tissu, cordes et fils, sans visage, le corps lié par des lambeaux de tissus colorés. Nous sommes interpelés par Untilted (cire, coton, bois et cuir, 1991) de Robert Gober : une jambe et un pied que l’artiste a moulé sur son propre corps. Poussant le détail jusqu’à implanter des poils humains ! Une jambe habillée de son pantalon. Une chaussette et un soulier renforcent l’illusion. Posée à même le sol et sortant d’un mur. Et une bougie, non encore allumée en équilibre, comme greffée, sur le genou ! Sans oublier Le Modèle rouge (1935), ces chaussures en peau de pied peintes par René Magritte (1898-1967).

Les temps modernes. Les codes de représentation du réel éclatent. Les objets familiers sont observés en tous sens, sous plusieurs angles et simultanément.

De Fernand Léger (1881-1955), un film muet : Le Ballet mécanique (1923/24). Un kaléidoscope d’images où se succèdent des objets du quotidien. Une huile sur toile, Le Réveille-matin (1914), « (…) une accumulation de cylindres, de sphères et de cônes cernés de noir. Dispersés en autant d’éclats, le motif perd en lisibilité ce qu’il gagne en dynamisme et impact visuel. » (Ariane Coulondre, in catalogue). De Georges Braque (1882-1963), Bouteille, verre et pomme (1910/11) : « fragmentation des objets en plans-facettes prismatiques et retrait de la couleur pour une palette restreinte de camaïeux gris-beige posés en petites touches morcelées» (Brigitte Léal, in catalogue). De Niki de Saint Phalle (1930-2002), Sans titre (1959) : sur un fond rouge des objets sont fichés dans du plâtre blanc sali de touches noires. Un revolver noir, un clou recourbé, un numéro 3 et un rectangle de métal au bout d’une tige.

Objets poétiques. En réaction à la rationalisation et à la mécanisation, des artistes insistent sur l’étrangeté du monde par la rencontre de choses qu’ils recyclent pour qu’elles ne servent plus à rien.

D’Alberto Giacometti (1901-1966), une Table dite aussi La Table surréaliste (exemplaire unique en bronze confectionné sur le modèle de la sculpture en plâtre de 1933). Pieds sculptés différemment et portant plusieurs objets : une main coupée au poignet, les doigts tendus, un polyèdre et un creuset contenant une fiole. Egalement, une tête de femme au visage à moitié voilé, œil grand ouvert tout comme la bouche, sourcil écarquillé. Est-elle étonnée ou a-t-elle peur ? De Meret Oppenheim (1924-1976) un assemblage facétieux : L’Ecureuil (1969). Une chope remplie d’un liquide jaune (une bière mousseuse) dont le manche est une queue d’écureuil toute de douceur.


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Alberto Giacometti (1901-1966) Table dite aussi La table surréaliste, 1933, Bronze (exemplaire unique) 143 x 103 x 43 cm Achat par commande en 1969 © Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle AM 960 S (Photo JMB)

Métamorphoses. Tout s’inscrit dans une longue tradition qui a délégué aux choses la vertu de parler des affaires humaines. Il faut revenir aux Métamorphoses d’Ovide (43 avant JC- 17 après JC) qui invente ce mot pour désigner la permanente instabilité du monde depuis sa création.

Plumé, vidé, la tête en bas, suspendu à un croc de boucher voici le poulet, Still Life (2009) de Ron Mueck. Un poulet aux dimensions hors normes (215 x 89 x 50 cm)! Au moment de la pandémie de grippe A (H1N1), l’artiste a d’ailleurs multiplié les images de poulets pendus. « Il a trouvé ces millions de pauvres poulets malades et abattus très humains, et il a voulu que nous en regardions au moins un seul de près, pathétique dans son dernier vol à l’envers. » (Thibault Boulvain, in catalogue). De Pablo Picasso (1881-1973), une huile sur toile : Grande nature morte au guéridon (1931). Une cruche et un compotier, un guéridon. Vitalité des couleurs. Domination des courbes. De Glenn Brown, Burlesque (2008). Des pommes, mises en scène dans l’aube ou le crépuscule, qui ont fière allure malgré leur état de décomposition ! Sorte de zombies dont les nuances de vert accroissent l’aspect cauchemardesque !

Ultime œuvre présentée mettant fin à notre parcours : 1ers jours en quarantaine, Brooklyn, NY’, 2020 de Nan Goldin. Durant un mois, elle photographie des bouquets de fleurs devant une fenêtre. Des fleurs qui, inexorablement, se fanent. Ce en quoi, elles sont l’emblème du memento mori. A l’extérieur, des arbres aux branches dénudées. En haut à droite, sur une feuille bleue accrochée au carreau, le dessin de deux petites têtes de mort.

« Qu’est-ce qu’une nature morte sinon un agencement de choses en un certain ordre assemblé » explique la commissaire de l’exposition (interview paru dans L’Express du 27 octobre 2022). Elle étend la définition à un assemblage artistique d’objets, quel qu’en soit le sens, quelle qu’en soit la forme. Il est courant de voir dans la nature morte un message de tempérance. Une dénonciation de la vanité de l’existence. Ainsi en est-il des peintres des XVIIème et XVIIIème siècles qui ne sauraient représenter des objets sans être guidés par un message chrétien. Au XVIIIème siècle, l’aspect purement décoratif remplace le sens moral perdu. Une vision nouvelle d’un genre longtemps considéré comme mineur. Mais aussi une plongée dans l’histoire humaine.

Quant au catalogue, il nous permet de pénétrer au cœur de ces choses en reprenant les thématiques de l’exposition. Le « Chosier », seconde partie du catalogue, est composé de textes alphabétiquement rangés. « Parce que les choses sont à tout le monde, elles requièrent des approches variées. Chacune et chacun des auteurs a élu un mot-clef, son entrée dans le champ dont il est familier. » Où l’on parle de botanique comme d’archéologie, de gastronomie comme de droit,… !



Publié le 13 janv. 2023 par Jeanne-Marie BOESCH