Luca Giordano - Le triomphe de la peinture napolitaine

Luca Giordano - Le triomphe de la peinture napolitaine ©Arianne abandonnée (Ariana Abbandonata) 1675-1680 - Luca Giordano (1634-1705)- Huile sur toile © Verona, Museo di Castelvecchio, Archivio fotografico (foto Umberto Tomba, Verona).
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Luca Fa Presto !

Fin 2019-début 2020, la France mettait à l’honneur nombre de grands maîtres italiens. Leonard de Vinci (1452-1519) au Louvre, les peintres de la collection Alana au Musée Jacquemart-André et parmi eux Fra Angelico (1387-1455), Paolo Uccello (1397-1475), Le Tintoret (1518-1594), Véronèse (1528-1588) ou Orazio Gentileschi (1563-1639). Mais également la première rétrospective française, au Petit Palais, consacrée au napolitain Luca Giordano (1634-1705). Ce que Gilles Martin-Chauffier qualifiait dans le magazine Paris-Match (numéro du 28 novembre/4 décembre 2019) ainsi : « Paris est redevenu la place d’Italie » !

Alors pourquoi, en ces temps de confinement dû à un virus mal intentionné, écrire une chronique sur ce qui était et qui n’est plus… sur ce qui devait être présenté en ce moment à Naples au Musée de Capodimonte, musée fermé depuis le décret présidentiel du 9 mars 2020 ? (Précisons que la nouvelle date du début de l’exposition est, à ce jour, encore à définir. Néanmoins, le musée a réalisé une visite virtuelle sur son site web afin de donner en avant-première des images et des informations la concernant).

Alors, oui pourquoi ? Sans doute parce que Luca Girodano est l’un des artistes les plus brillants du Seicento (XVIIème siècle)… Sans doute parce que bon nombre de musées français possèdent, dans leurs collections, au moins un de ses tableaux : « L’enlèvement d’Hélène » (vers 1680/83) à Caen, « Le Bon Samaritain » (vers 1650), à Rouen, « Le Martyre de Saint Pierre » (1660) au musée Fesch d’Ajaccio, « La Mort de Caton » (vers 1685) à Chambéry ou encore « Le Retour de Perséphone » (vers 1660-1665) au musée Vivant-Denon de Chalon-sur-Saône… d’autres encore, ailleurs ! Ces quatre dernières huiles sur toile sont présentes dans l’exposition. Sans doute aussi parce qu’en cette période d’abstinence de sorties culturelles nous pouvons découvrir cet artiste au travers des ouvrages qui lui sont consacrés (dont le catalogue de l’exposition) ou de pages dédiées sur Internet.

Avant de partir à la rencontre de son exceptionnelle virtuosité, quelques mots sur l’homme. Luca Giordano naît à Naples en octobre 1634. Il passe ses jeunes années dans l’atelier de son père, Antonio, où il apprend les rudiments de son métier. « Peignant sans relâche, il parvient à développer son adresse technique proverbiale, ainsi qu’à acquérir une vaste connaissance des sources visuelles non seulement italiennes, mais aussi étrangères. » (in catalogue). Par la suite, le Vice-Roi de Naples le place en apprentissage dans l’atelier de José de Ribera (vers 1588-1652) dont il adopte la palette ténébriste. Il part à Rome en 1652 où il recopie, entre autres, des œuvres du Corrège (vers 1489-1534) ou de Véronèse (1528-1588). Nous pourrons admirer un tondo (tableau de forme circulaire, ici en noyer), la « Vierge à l’Enfant avec le petit saint Jean Baptiste » (vers 1655) : il emprunte ici des éléments à une œuvre de Raphaël (1483-1520) mais en modifie la composition afin de lui apporter une touche personnelle. Sa palette devient alors plus lumineuse. De 1653 à 1667, il complète sa formation à Venise où il fera un troisième voyage dans les années 1672/74. Il revient dans sa ville natale, à la fin des années 1670, et y peint de nombreuses fresques dans différentes églises. Le début des années 1680 le voit à Florence. S’il refuse les sollicitations de Louis XIV, il accepte l’invitation du roi Charles II (1665- 1700) d’Espagne (Naples dépendait du royaume espagnol) à venir à Madrid. Il y séjourne une dizaine d’années (1692-1702) et reçoit, des mains même du souverain, le 10 août 1694, la clef du bureau du Palais Royal ce qui fait de lui, implicitement, le chef de file des peintres de la cour. Il réalise d’immenses fresques pour le monastère de l’Escurial, la cathédrale de Tolède ou les palais royaux. Pour évoquer ce travail l’exposition proposait, en fin de visite, une expérience immersive dans une salle de projection (vue d’ensemble projetée sur le plafond, trois murs et détails sur le quatrième). Après la mort du roi, il rentre à Naples pour y peindre encore quelques tableaux avant de s’éteindre au début de janvier 1705.

L’exposition s’organisait autour d’un axe chronologique dont la mise en scène discrète jouait sur des tons clairs (bleu, gris, jaune, ocre rehaussé d’or ou lilas) mais aussi des teintes plus sombres (violet, rouge sanguine, marron ou gris foncé). « Comme dans un palais, les salles se succèdent, articulées sur d’amples perspectives (…) La lumière est théâtrale, elle met en scène deux univers, l’un lumineux et solaire, l’autre intérieur et sombre (…)» (in communiqué de presse). Et Stefano Causa d’ajouter : « Nous nous sommes efforcés de positionner les grandes peintures religieuses de telle sorte qu’elles puissent être vues sous le bon angle, les visiteurs sont donc invités à observer ces œuvres (…) comme s’ils se trouvaient dans le lieu pour lequel elles ont été créées. » (in L’Objet d’Art, hors-série n°145). Des œuvres sont à l’écoute pour agrémenter notre visite telle la « Lamentation pour les offices de ténèbres de la Semaine Sainte : première leçon du Mercredi Saint » (vers 1706) d’Alessandro Scarlatti (1660-1725).

C’est Luca Giordano lui-même qui nous accueille au travers de quatre autoportraits. Celui de 1660 offre un visage maigre et pâle, un regard triste fixant le lointain qui happe l’attention du spectateur. Ses cheveux longs font, dit-on, sa fierté. Du col de fourrure s’échappe la blancheur de ce qui semble être un jabot. Ce dernier nous « mène » vers la main de l’artiste tenant un pinceau. En 1665, c’est un personnage différent tant il a changé d’aspect ! Il nous regarde fièrement. Les cheveux et la barbiche sont soignés. Il est vêtu de noir, à l’espagnole, la main gauche posée sur la poitrine tenant un collier d’or. Le troisième portrait est plus tardif, peint sans doute vers 1688. Ce sont les traits d’un homme mûr. Il porte un pince-nez afin de corriger sa mauvaise vue. Ce dernier deviendra, en quelque sorte, son signe distinctif ! La perruque n’est plus de mise. Quelques touches de pourpre sur les joues, quelques touches de lumière rendent une carnation légèrement jaunie. Nous retrouvons le manteau hivernal lui aussi éclairé par un foulard de soie. Le dernier autoportrait a probablement été peint au moment de son départ vers l’Espagne (1692). Joues creuses et lunettes posées sur le bout du nez, l’âge avance ! Il nous regarde mais, à la différence du premier portrait, son regard est plus assuré comme s’il recherchait celui du spectateur.


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Autoportrait (1665) – Luca Giordano (1634-1705) – Huile sur toile © Galleria degli Uffizi


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Autoportrait (1688) – Luca Giordano – Huile sur toile – Prêt des Amis de la Staatsgalerie depuis 1969, Stuttgart © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais/image Staatsgalerie Stuttgart

Dans les années 1650-1654, son père l’encourage à peindre d’après des estampes, notamment celles d’Albrecht Dürer (1471-1528). De cette période, nous lui devons diverses imitations, expérimentations qualifiées de « fièvre du pastiche » dans le catalogue ! Des scènes bibliques : « Jacob et Rachel au puits » (vers 1653/54), « Le Christ devant Pilate » (vers 1654). Notre attention se focalise sur la personne de Pilate, à droite (vêtements clairs, regard concentré sur Jésus pendant qu’un jeune homme lui verse de l’eau sur les mains). De même, le tondo cité plus haut, la « Vierge à l’Enfant avec le petit saint Jean Baptiste ». Une composition en triangle : la tête de la Vierge au sommet et celles de Jésus et de Jean-Baptiste dans les angles inférieurs, agencement souligné par les regards échangés. Gestes délicats, tel le regard de Marie qui effleure de sa main la croix que porte le saint ou celui, typiquement enfantin, de Jésus en direction de sa mère. Coiffure raffinée de celle-ci… douceur de la couleur rose de son vêtement rehaussée par le bleu du manteau… A l’arrière, Joseph, la tête appuyée sur son bâton, contemple la scène. Le tout dans un paysage aux couleurs froides (du vert au bleu azur) éclairant la composition.


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Vierge à l’Enfant et le petit saint Jean-Baptiste (vers 1655) – Luca Giordano – Huile sur panneau. Signé à droite sur un rocher : monogramme formé de deux groupes de lettres entrelacés, en ocre, R, S et F d’un côté, U et R de l’autre © Museo Nacional del Prado, Madrid

La salle suivante a pour thème « La définition d’un mythe ». Nous découvrons ses grandes compositions religieuses, omniprésentes dans les églises napolitaines ! La « Madone au rosaire » (1657, 253 x191 cm), « Saint Michel archange chassant les anges rebelles » (1657, 375 x 280 cm), « L’extase de saint Nicolas de Tolentino » (1658, 350 x 230 cm) ou encore « La Sainte Famille et les symboles de la Passion » (1660, 430 x270 cm). Nous ne pouvons qu’être subjugués !

La « Madone au rosaire » est fidèle à la tradition iconographique : la Vierge avec l’Enfant en gloire remet le rosaire à saint Dominique. Le bleu soutenu de son manteau happe notre regard ! Elle pose son pied sur des têtes d’angelots. L’Enfant salue les saints placés au premier plan, dans le registre inférieur. Ceux-ci sont disposés en demi-cercle selon leur appartenance à un ordre monastique masculin (à gauche, saint François et saint Nicolas de Tolentino derrière saint Dominique) ou féminin (à droite, chacune des saintes étant reconnaissables à son attribut : Catherine de Sienne, la tête ceinte de la couronne d’épines, Thérèse d’Avila, vêtue de l’habit de carmélite espagnole, Elisabeth de Hongrie ; ces deux dernières étant accompagnées d’un ange tenant leur symbole, un cœur transpercé pour l’une, un lys pour l’autre). Giordano peint une autre « Madone au rosaire ou au baldaquin » (1686, 430 x 240 cm) présentée plus loin. Il y a là comme un équilibre précaire évoquant une procession mariale, une atmosphère festive dans un chatoiement de tons chauds qui tranchent avec la blancheur des vêtements de la Vierge couronné d’étoiles. Blancheur qui la rend éblouissante ! Une foule compacte lui rend hommage… saint Dominique et sainte Catherine sont également présents. Des anges tiennent le baldaquin. Des angelots jettent des roses.

Nous sommes, ne craignons pas de le dire, comme « bluffés » par la composition du saint Michel chassant les anges rebelles ! Les tons de bleus moirés et d’ors dominent. Ne voit-on pas ici un « super-héros » ailé et casqué, l’épée vengeresse à la main pourfendant les anges déchus ? Giordano peint ceux-ci au premier plan, la bouche ouverte, hurlant et grimaçant, se tortillant comme des serpents ! Contrairement aux habitudes, le peintre paraphe le tableau en lettres d’or bien en vues au centre de la composition.

Au centre de la salle, une sculpture en argent, cuivre doré et bronze du sculpteur Lorenzo Vaccaro (1655-1706) et de l’orfèvre Gian Domenico Vinaccia (1625-1695). Egalement un « Saint Michel archange » (1689/91).


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Au premier plan : Saint Michel archange (1689-1691) – Lorenzo Vaccaro (1655-1706), sculpteur et Gian Domenico Vinaccia (1625-1695), orfèvre – Sculpture en argent, cuivre doré et bronze avec applications en bronze doré © Museo del Tesoro di San Gennaro, Duomo San Gennaro (cathédrale de Santa Maria Assunta), Naples --- Au second plan : Saint Michel archange chassant les anges rebelles (1657) – Luca Giordano – Huile sur toile – Paraphe : LG © Chiesa dell’Ascensione a Chiaia, Naples – Photo : JMB

La troisième salle est consacrée à « L’héritage de Ribera ». Le mythe d’« Apollon et Marsyas » permet de confronter les deux peintres. Les deux compositions sont inspirées des « Métamorphoses » d’Ovide (43 av. JC-17/18 ap. JC). Le dieu Apollon a ordonné que le satyre joueur de flûte, Marsyas, soit écorché vif après que ce dernier eut été désigné vainqueur d’un duel musical. Ribera peint sa toile en 1637 : au centre, un Apollon gracieux qui s’apprête à dépecer celui qui l’a défié. Son manteau, de couleur violine, se gonfle de manière théâtrale. Le corps nu du faune est étendu à la renverse les bras en croix, le visage défiguré par la douleur. Sur la droite, en arrière-plan, peint presqu’en grisaille, le visage terrifié de deux satyres. Sur le devant, à gauche, une viole. Deux détails que nous retrouvons, de façon inversée, dans l’huile sur toile de Giordano peinte en 1660. Même violence de l’épisode mais avec un dynamisme plus marqué : Apollon entre par la droite sans regarder celui qui gît à terre. Même envolée du manteau. Notre œil se focalise sur trois points : le torse du faune et son visage grimaçant ainsi que sur le visage du dieu encadré de fines boucles blondes… et, petit détail, sur la couleur bleue de ses sandales lacées !

Autre face à face, Giordano et Mattia Preti (1634-1699) peignant tous deux, dans les années 1658/60, le « Martyre de Saint Pierre ». A rapprocher d’un autre Giordano plus tardif puisque daté de 1692 : « La Crucifixion de Saint Pierre ». L’iconographie est audacieuse, toujours dramatique. Preti peint l’instant où le bras gauche du martyre va être attaché au bois de la croix. Il utilise un camaïeu de couleurs sombres d’où émergent des touches rouges et blanches dans les vêtements des protagonistes. Dans la version de 1660, Giordano utilise un cadrage plus serré sur le corps du martyr qui occupe l’essentiel de la composition. Il n’est entouré que de bourreaux soit acteurs, soit spectateurs du supplice. Remarquons un personnage, au centre, qui nous fixe avec insistance. Le tout dans des tons de brun à peine réveillés, mis en lumière par la blancheur du corps de Pierre. La composition de 1692 est presqu’à l’identique. Il s’agit du moment où la croix du supplicié (son nom y figure) va être relevée comme en témoignent les personnages de dos qui tirent sur les cordes. Dans le ciel, des anges veillent sur la scène, une couronne de fleurs blanches dans les mains (détail insolite s’il en est !). Sur la droite, la tête d’un cheval.


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La crucifixion de saint Pierre (1692) – Luca Giordano – Huile sur toile – Signature apocryphe : L. Giordano © Galleria dell’Accademia, Venise

D’autres scènes tirées de la Bible. « Caïn maudit après la mort d’Abel » (vers 1660) : contrairement au récit biblique ce n’est pas Dieu qui chasse le coupable mais un ange. Ce dernier est situé dans l’angle gauche du registre supérieur. Remarquons la délicatesse de son profil dans des tons de rose et de blond. Au premier plan, le corps nu et livide d’Abel tombé à la renverse dans un enchevêtrement de ronces. Caïn fuit, tournant son regard vers l’ange. « Le Bon Samaritain » (1660) : un tableau dans une palette sombre avec, au premier plan, un cadavre blanchâtre tordu de douleur sur lequel se penche un homme, au visage sévère. Un pot d’onguent ouvert dans la main droite, un linge dans la gauche, il le soigne. Ou « La mise au tombeau du Christ » (1671).

Une salle ronde, aux murs rouges, est consacrée au martyre de « Saint Sébastien ». Sont à nouveau confrontés Ribera, Preti et Giordano. Quelques précisions sur le saint : enrôlé dans l’armée à la fin du IIIème siècle, Sébastien est remarqué par l’empereur Dioclétien (245-313, empereur de 284 à 305) qui le prend dans la garde prétorienne (elle est chargée de la protection impériale). A une époque où les chrétiens sont persécutés dans tout l’empire, les professions de foi de Sébastien lui valent une condamnation. D’abord attaché à un poteau, il est transpercé de flèches par ses archers. Ses blessures étant miraculeusement guéries, il est battu à mort. L’huile sur toile, un des derniers chefs-d’œuvre de Ribera, date de 1651. L’espace s’ouvre sur un ciel lumineux vers lequel le saint lève les yeux. La composition adoptée par Giordano, en 1660, est presque similaire mais la palette se fait plus sombre : main droite ouverte… main gauche ligotée au-dessus de la tête… regard (ici plus implorant) levé vers le ciel. Le peintre s’attache à figurer le léger duvet du sternum. Deux touches de couleur : le bleu du linge qui couvre son corps ainsi qu’une tache jaune en arrière-plan. Les deux peintres figurent le saint à mi-corps alors que Preti le représente (1657) dans son intégralité. Le saint est ligoté, écartelé, le corps assis mais le visage également tourné vers le ciel. Notons le raccourci de celui-ci, tout en théâtralité. A ses pieds, un casque et des flèches probablement celles qui ne l’ont pas touché !

Nos pas nous mènent dans la salle suivante à la rencontre des « Philosophes ». La figure du philosophe est présente dans la peinture du XVIIème siècle tant aux Pays-Bas, qu’en Italie ou en Espagne. Mais Giordano les représente comme des hommes ordinaires, ce en quoi il en renouvèle le genre. Point de belles étoffes mais plus volontiers des guenilles. Point de biens matériels autour d’eux ! Le « Philosophe aux lunettes » (1659/60), un homme décharné au regard hautain caché derrière une paire de bésicles. Le « Philosophe avec une mappemonde » (1659/60), sans doute Ptolémée (IIème siècle ap. JC) tient un globe terrestre. Son visage est tourné vers le haut : observe-t-il les étoiles ? Sur le devant, des rouleaux de papier laissés en désordre. Le « Philosophe traçant des figures géométriques avec un compas », moins débraillé, lunettes en équilibre sur l’oreille gauche. Egalement un « Philosophe tenant un livre et un rouleau de papier » (1659/60). Remarquons à chaque fois la précision avec laquelle est peinte, là une gourde, là un encrier, là un livre, voire les notes de musique sur la portée du « Musicien accordant son luth » (1660). Ce dernier est peint dans une veine satirique : sur un fond neutre, il jette sur nous un regard assez inquiétant comme s’il voulait se moquer du spectateur ! Petit détail : une mouche posée sur sa joue.

Une « Dispute de philosophes » (vers 1650/52) peut rappeler les assemblées de Docteurs de l’Eglise maintes fois présentes dans la peinture depuis la Renaissance. Ici la lumière se focalise sur le personnage central, l’obèse Démocrite (vers 460-370 av. JC). Deux œuvres complètent cette série, toutes deux peintes vers 1685 : « La mort de Sénèque » et « La mort de Caton » (ce dernier représenté au moment où il plonge ses mains dans sa blessure). Dans toutes les deux, le philosophe, personnage central, est montré déporté sur le côté entouré de personnages souvent effrayés par la scène à laquelle ils assistent.


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La mort de Caton (vers 1685) – Luca Giordano – Huile sur toile © Musée des Beaux-Arts, Chambéry

La salle suivante est axée sur « Le spectacle de la peste de 1656 ». Cette épidémie bouleversa profondément la ville de Naples. Elle fit rage durant six mois et emporta plus de la moitié de sa population ! En guise d’action de grâce à la fin de l’épidémie, nombre d’ordres religieux et d’édiles multiplient les commandes symboliques. Des œuvres votives afin de remercier les saints ayant intercédé pour la cessation de la peste. Parmi eux, saint Janvier- San Gennaro- protecteur de la ville depuis son martyr au début du IVème siècle. Il avait déjà sauvé Naples de l’éruption du Vésuve en 1631. « Pour les artistes ayant échappé au fléau, elle fut aussi une source inépuisable d’inspiration » (in catalogue). Nous retrouvons Mattia Preti avec une « Esquisse pour la peste » conçue pour les portes de la ville. Domenico Garguilo dit Micco Spadaro (1609-1675) avec « La Peste au Longo del Mercatello » (1656/60) : une place du marché où tout est rendu avec soin jusque dans les détails des bâtiments, du mur d’enceinte qui semble lui aussi atteint par la maladie… les petites figures des corps enchevêtrés, emmaillotés de blancs… les touches de couleur des employés chargés de transporter les cadavres.

Le « Saint Janvier intercédant pour la cessation de la peste de 1656 » (1660) de Giordano est une toile immense : 400 x 315 cm présentée en fond de salle. Elle aurait été peinte en seulement deux jours… ce qui valut à l’artiste le sobriquet de « Luca fa presto » (Luca fait vite). Son talent de metteur en scène capte notre attention en deux temps, associant une représentation crue de l’épidémie et l’exaltation du saint ! Au premier plan, une succession de corps enchevêtrés que la vie a quittés. Certains sont déposés sur des tombeaux apparemment déjà occupés ! Un bambin gît au tout premier plan. Les tons employés sont un camaïeu de gris, de couleur terre à peine « éclairés » par le bleu foncé ou le marron d’un linge recouvrant l’un ou l’autre cadavre. Et le rose pâle de cet homme « masqué » aux yeux exorbités qui agrippe un linge de sa main droite ! A ce spectacle macabre s’oppose la vision miraculeuse de saint Janvier implorant la Vierge et le Christ portant la croix. Notre regard se déplace plus haut, vers ce qui est du domaine de la compassion. Ici, pour exalter le triomphe du sacré, le peintre utilise des tons clairs et lumineux. Par là-même, il souligne le rôle majeur du saint patron de Naples : des vêtements sacerdotaux bleu pâle et or, des anges à ses côtés portant sa mitre ou un ostensoir, il implore le ciel. Marie, vêtue de rouge et de bleu, les mains jointes échange un regard avec son fils. Comme bien souvent, « Giordano traite le sacré d’une manière triomphale et théâtrale » souligne Stefano Causa. Et ne dit-on pas que Géricault (1791-1824), fasciné par ce tableau, s’en serait inspiré pour le « Radeau de la Méduse » ? De même David (1748-1825) et son « Saint Roch intercédant auprès de la Vierge pour la guérison des pestiférés » ?


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Saint Janvier intercédant pour la cessation de la peste de 1656 (1660) – Luca Giordano – Huile sur toile – Paraphé à droite : LF – Provenance : église Santa Maria del Pianto © Photo Ministero per i beni e le attivita culturali/Museo e Real Bosco di Capodimonte, Naples

En 1682, il peint « L’Histoire écrivant ses récits sur les épaules du temps » signant de caractères majuscules, en bas à droite : « IORDANUS.F. » Iconographie complexe : « Un tableau où l’on voit (…) le Temps destructeur en train de morde un tendre angelot, un homme fortuné dont on ne voit qu’une jambe et une main (qui) renverse une corne d’abondance d’où s’échappent de nombreuses richesses. (…) Une femme ailée, belle et élégante, tenant une plume à la main représente l’Histoire ; elle désigne l’homme tombé comme pour dire que seule la félicité humaine réside dans la mémoire où les récits se forment (…) Il y a aussi un amour volant occupé à fuir et qui semble vouloir enlever le bandeau cachant ses yeux (Baldinucci 1702) » (in catalogue). La palette joue dans un camaïeu de bleus pour ce qui est de l’Histoire mais offre des tons plus chauds pour évoquer le Temps chronophage.


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L’Histoire écrivant ses récits sur les épaules du Temps (1682) – Luca Giordano – Huile sur toile – Signé sur la pierre de l’urne IORDANUS.F. © Musée des Beaux-Arts, Brest

La salle suivante, toute en longueur, évoque le « Cabinet des dessins ». Encore une fois, Giordano s’adonne à la pratique de la copie tel ce « Putto au crâne » (1655/60, encre sur papier blanc) ressemblant à une gravure de l’allemand Bartel Beham (1502-1540). Il utilise également une grande variété de supports : papier blanc ou ivoire, carton… encre brune, sanguine, crayon, aquarelle. Si le dessin du char du « Triomphe de Thétis » (vers 1685, fusain, encre et aquarelle grise sur papier ivoire) concoure à la préparation d’une fresque, ses feuilles ne sont pas forcément des œuvres préparatoires d’un tableau connu. Ainsi « Suzanne et les vieillards » (1655/60, aquarelle et crayon sépia sur papier) ou « Sainte Cécile à l’orgue entourées d’anges » (vers 1665, plume, encre brune et lavis brun).


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Sainte Cécile à l’orgue entourée d’anges (vers 1665) – Luca Giordano – Plume, encre brune et lavis brun – Charles-Paul Jean-Baptiste de Bourgevin Vialart de Saint-Morys collection, saisie des « émigrés’ possessions », 1793 ; allouée au Musée, 1796-97 © Département des Arts graphiques, Musée du louvre, Paris

La neuvième salle aborde « Le baroque local. Giordano, Pierre de Cortone et le triomphe de la vie ». Rappelons, au passage, l’origine du mot baroque : du portugais « barocco » qui se réfère à la forme irrégulière de certaines perles. Giordano reçoit de nombreuses commandes destinées à décorer les églises car il maîtrise la couleur, les effets de masse et de mouvement, les effets de perspective. Il sait susciter l’émotion ! Son « Saint Nicolas de Bari sauvant un jeune échanson » (1655, 400 x 220 cm) fait écho au style de Pierre de Cortone. Le jeune homme a loué le saint auprès de son maître païen, plongeant celui-ci dans une fureur effrayante. Le saint apparaît pour ramener le jeune garçon dans sa famille. Foule présente dans la partie basse du tableau… drapés amples… gestuelle des témoins du miracle qui montre la stupéfaction des personnages présents… teintes claires dominantes. Petit détail en bas sur la droite : une tête de chien qui nous observe !

« Sainte Lucie conduite au martyre » (1659), une composition tout en clair-obscur avec une palette plus colorée, plus chatoyante. La lumière se focalise d’ailleurs sur le visage de la sainte. Notre regard est également attiré par le bras du bourreau vu en contre-jour et par les reflets sur l’armure du soldat au premier plan. En dépit de leurs efforts, les bourreaux ne parviennent pas à déplacer la jeune fille. Caractère théâtral de la composition de « Saint Dominique s’élevant au-dessus des passions humaines » (1660/65) où le démon, à la gauche du saint, évoque le Jugement Dernier de la chapelle Sixtine.

Plusieurs toiles ont pour sujet la vie de saint Alexis. Membre de l'aristocratie romaine, il abandonna sa vie aisée pour l'ascèse, habitant sous l'escalier de sa propre demeure. Nous retrouvons d’abord Pierre de Cortone avec un « Saint Alexis mourant » peint en 1638 : drapé rouge vif du saint couché sur une paillasse peinte dans ses détails… partie supérieure avec des chérubins vêtus de banc et de bleu puis des anges dans des tons ocrés. En pendant, la composition octogonale de Giordano : « Mort de saint Alexis » (vers 1663). Le cadrage est ici serré sur le cops du saint excluant, de fait, la présence des anges. Etendu sur un lit à baldaquin, il est vêtu d’un pagne à reflets dorés et chaussé de sandales à la romaine. Avec « L’Extase de saint Alexis » (1661), Giordano reprend l’ouverture vers le ciel du tableau de Cortone mais dans des tons plus clairs et dorés.


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L’Extase de saint Alexis (1661) – Luca Giordano – Huile sur toile – Signé et daté sur l’échelle à droite : JORDANUS f.1661 © Chiesa Santa Maria delle Anime del Purgatorio ad Arco, Naples

Dans les années 1682-1685, le peintre s’installe en Toscane. Sollicité par de prestigieux commanditaires, il réalise alors de grands décors profanes (Palais Medici-Riccardi) et de nombreux tableaux. Ces commandes privées lui fournissent des sujets antiques et libèrent sa peinture des contraintes du genre religieux. « L’iconographie totalement païenne utilisée par le peintre s’inscrit dans la tendance, de plus en plus répandue en Italie, à brosser de vaste décors à sujets mythologiques dans les palais aristocratiques. (…) Puisant dans la tradition grecque et romaine, Giordano imagine des héroïnes sans voile, allongées et séduisantes qui renvoient clairement aux nus voluptueux de Titien. » (in catalogue). C’est ce que nous allons découvrir dans une nouvelle salle consacrée aux « Métamorphoses du baroque : le spectateur comme voyeur ». L’artiste fait la part belle à la sensualité du corps féminin ! Il est vrai que le thème du nu est abordé « sous toutes ses coutures » pour utiliser une expression un peu triviale ! Il est couramment admis que Giordano utilise sa femme comme modèle. « Lucrèce et Tarquin » (dans cette évocation sensuelle du drame, on ne remarque le serviteur noir, vêtu de rouge, sur la droite du tableau, qu’au second regard !) ou « Vénus dormant avec Cupidon et satyre » (peints en 1663). Ce dernier est un hommage aux nus voluptueux de Titien (vers 1490-1576) : pose langoureuse, voire lascive et blancheur du corps de Vénus mis en valeur par le bleu profond du linge sur lequel elle est endormie… regard de voyeur du satyre qui entre-ouvre le rideau rouge pour espionner la belle endormie… Cupidon qui s’apprête à lancer sa flèche… « Polyphème et Galatée » (touche d’humour des béliers souriants du premier plan !). « Ariane abandonnée » ou encore « Diane et Endymion » datés des années 1675-1680 nous émerveillent par leurs formes généreuses, leur peau laiteuse, la sensualité de leur pose alanguie ! Cette dernière toile a pour sujet les amours contrariés de Diane Séléné et du berger Endymion. Ayant exaucé son vœu d’éternelle jeunesse, elle lui rend visite lors de ses apparitions nocturnes pour contempler ce bel endormi. L’accent est mis sur la beauté rayonnante des protagonistes. Un angelot, doigt sur la bouche, fait signe à la déesse de rester silencieuse. Toutes ces toiles offrent une palette éclatante, lumineuse.


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Polyphène et Galatée (Polifermo e Galatea), (1674-1675) – Luca Giordano – Huile sur toile © Photo Ministero per i beni e le attivita culturali/Museo e Real Bosco di Capodimonte, Naples.

« Enée rendu immortel par Vénus » (1685) : la déesse, descendue de son char céleste, verse du miel et de l’ambroisie sur les lèvres d’un Enée devenu vieux. Sur la gauche, le fleuve Numicius personnifié rappelle la statuaire antique. Ici les couleurs employées le sont dans un registre sans éclat, presque « terne », à peine éclairé par le rose des joues des nymphes ou le bleu, plus sobre, du manteau de la déesse.

Giordano peint également plusieurs toiles allégoriques ayant notamment pour thème les vertus cardinales (rappelons que celles-ci, au nombre de quatre, jouent un rôle charnière dans l’action humaine). Sont exposées ici l’ « Allégorie de la Tempérance » et l’ « Allégorie de la Justice » (toutes deux vers 1685). A chaque fois, la vertu personnifiée occupe la place centrale du tableau et focalise la lumière. L’ensemble des personnages alentours sont peints dans des tonalités d’ocre et de marron avec quelques touches plus colorées. La Tempérance, vêtue d’un grand manteau rouge, tient une bride d’une main, une horloge de l’autre, horloge posée sur le dos d’un éléphant (symbole de l’attente et de la prudence). Devant elle, la Sobriété (vertu chrétienne synonyme de mesure) tient une clef ; elle est drapée d’un ample manteau bleu. A l’inverse, pourrait-on dire, la Justice est revêtue d’un manteau bleu qui semble de velours. Elle tient les attributs habituels de sa fonction : une balance et une épée. Elle trône sur une autruche (animal à la digestion lente… tout comme la justice qui prend son temps !), à l’instar du tableau de Vasari (1511-1574). Parmi la foule entourant la vertu, divers personnages incarnent les vices qui sèment le chaos : la Discorde et son soufflet pour attiser le feu qu’elle allume… A ses côtés, le Conflit.

Sont également accrochés dans cette salle, la « Madone au rosaire (ou au baldaquin) » citée plus haut ainsi qu’un autre tableau d’autel, commandé par les Jésuites. La toile séduit par la richesse du coloris, la mise en scène et les détails dont elle fourmille : « Saint François Xavier baptisant les Indiens » (1680, 421 x 315 cm). Composition en deux temps autour de célèbres saints espagnols de la chrétienté. Sur la droite, Francesco Borgia, dépouillé de ses habits militaires abandonnés au premier plan, rend gloire à Dieu. Montons les marches d’un escalier à deux volées pour découvrir une foule d’indigènes américains richement vêtus. La plupart se prosternent aux pieds de François Xavier qui les baptise, d’un geste large, à l’aide d’un coquillage, une croix brandie dans l’autre main.


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Saint François Xavier baptisant les Indiens (1680) – Luca Giordano – Huile sur toile © Museo e Real Bosco di Capodimonte, Naples

La section suivante a pour thème « Le grand séducteur : Giordano à la cour d’Espagne ». Le peintre commence une nouvelle étape dans sa carrière puisqu’il va œuvrer pendant une dizaine d’années à Madrid. Le Vice-Roi de Naples l’avait fait connaître à la cour où sa réputation l’a précédé. « Son style lumineux, aérien et insouciant de toute contrainte spatiale remet complètement en question la tradition décorative espagnole de l’époque (…) Giordano ne se contenta pas de révolutionner le style pictural local. Abandonnant parfois le pinceau pour appliquer la couleur avec ses doigts, (il obtient) ainsi une consécration définitive par son triomphe en Espagne » (in catalogue)

Sujets religieux et sujets mythologiques se côtoient. L’« Assomption de la Vierge », un thème qu’il aborde à plusieurs reprises. Celle de 1692/94 est peinte sur une surface en trompe l’œil (imitation d’un panneau de bois). La Vierge s’élève dans le ciel, soutenue par des anges. Dans un registre intermédiaire, d’autres anges bras ouverts. Dans la partie inférieure, les apôtres, réunis autour de son tombeau, incrédules face au miracle qu’ils voient s’accomplir sous leurs yeux. Celle de 1698 reprend la même attitude de la Vierge : visage tourné vers le ciel, les bras ouverts en signe d’abandon. De même, elle est soutenue par des anges mais peints ici dans des nuances dorées qui leur donnent plus de légèreté. En dessous, un autre groupe d’anges musiciens saluent le miracle.


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L’Assomption de la Vierge (vers 1692-1694) – Luca Giordano – Huile sur toile © Fundación Casa Ducale de Medinaceli Hospital Tavera, Tolède

Des toiles « en largeur » sans doute destinées à être placées au-dessus d’une porte. Avec « Samson et le lion » (1694/96, 95 x 145 cm), Giordano se rapproche de la version de Rubens (1577-1640). Samson est saisi en pleine action, au moment où il brise les mâchoires du lion. Un genou immobilise l’animal. Vivacité du pinceau qui rend parfaitement les muscles tendus par l’effort… couleur rouge du manteau de Samson identique au filet de sang qui s’échappe de la gueule de l’animal. Choisi dans le livre de la Genèse, « Loth rendu ivre par ses filles » (vers 1696, 58 x 154 cm) est un sujet souvent peint. Elles enivrent leur père afin de concevoir un enfant avec lui et ainsi prolonger leur lignée. Moment d’abandon où Loth est étendu sur le sol, une fille le soutenant, l’autre lui versant du vin. Palette sombre … touches de couleurs pour illuminer les carnations… tache rouge du manteau de Loth qui répond au bleu de celui d’une des filles. Un « Calvaire » (16 ?) également au format allongé où trois épisodes de l’Evangile de saint Jean se succèdent. De gauche à droite : les soldats tirant au sort la tunique au Christ sous la croix du premier larron… au centre, Marie et Marie-Madeleine pleurant au pied de la croix… le bourreau hissant à grand peine la croix du second larron. Sur le devant, un personnage de dos, assis sur un rocher, observe la scène comme nous pouvons le faire ! Le peintre emploie une palette assez uniforme de tons sombres qu’il ponctue, ici et là, de touches de couleurs vives (rouge, bleu voire jaune). Et quelle maîtrise du jeu de l'ombre et de la lumière des joueurs de dés !

Thèmes mythologiques souvent racontés dans les Métamorphoses d’Ovide. « Persée vainqueur de Méduse » (1698, 223 x 91 cm)) : une toile pleine de mouvements où les cadavres du premier plan répondent en écho aux peintures de la peste. A l’arrière-plan, quatre personnages qui s’enfuient à la vue de la tête de la gorgone. Leur traitement pictural est plus léger. « Minerve et Arachné » (vers 1695) montre l’instant cruel de la punition divine ! Arachné s’était vantée de surpasser la déesse dans sa pratique du tissage. Elle est ici assise devant son métier. A terre, près de son panier, des bobines vides et une corbeille contenant des écheveaux de laine qu’elle vient sans doute de filer. A sa gauche, Minerve, en équilibre dans les airs, accomplit son sortilège en désignant du doigt la jeune femme. Les doigts d’Arachné sont déjà déformés et allongés la transformant inexorablement en araignée. Araignée dont on peut voir la toile. La déesse porte le casque et le bouclier habituels. La chouette, son symbole, est perchée sur un écheveau.


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Minerve et Arachné (vers 1695) – Luca Giordano – Huile sur toile © Real Monasterio de San Lorenzo de El Escorial, Madrid

Dans la « Mort du centaure Nessus » (1695/96) Giordano centre sa composition sur la figure du centaure au moment où il donne sa tunique ensanglantée à Déjanire (seconde femme d’Hercule) qui est sur le point de l’accepter. Au fond, Hercule est esquissé par quelques touches de couleur. Une figure ailée survole le groupe principal. Elle porte sur le bras un coq, symbole de l’agitation et tient, dans sa main gauche, un fléau hérissé d’épines, symbole de la douleur causée par la jalousie.

Un mot encore sur « Tancrède baptisant Clorinde » (1697, 224 x 91 cm), scène tirée de l’œuvre poétique du Tasse (1544-1595). Au cours d’un âpre combat nocturne, le croisé, au service de Godefroy de Bouillon, a tué, d’un coup de lance, l’amazone musulmane Clorinde. Tancrède est un jeune homme plein de vie comme en témoigne la palette de couleurs employée et notamment le rouge de son manteau. Il baptise, avec son casque, une Clorinde affalée, le regardant les yeux mi-clos, un léger sourire sur les lèvres. Les tons froids rendent cet instant où la mort la saisit. Le tout peint dans un paysage à peine estompé qui met en valeur la scène du premier plan.

La dernière salle est consacrée au « Testament des Girolamini : les créations ultimes ». Lors de son retour napolitain, Giordano s’engage à peindre, avec l’aide de Nicola Malinconico (vers 1663-1721), un de ses élèves, un cycle de six toiles pour l’église des Girolamini. Ce nom provient de l’église San Girolamo della Carità (Saint-Jérôme-de-la-Charité) sise à Rome. Le premier oratoire y fut fondé par saint Philippe Néri qui créa la Congrégation de l’Oratoire. La première rencontre de Giordano avec les pères oratoriens remonte au milieu des années 1680. Nous pouvons admirer trois toiles (1704) de ce cycle. Elles font parties des œuvres accrochées dans l’une des six chapelles latérales situées à gauche de la nef centrale (côté Evangile ; cinq autres situées à droite, côté des Epitres).

Au centre, la « Rencontre des saints Charles Borromée et Philippe Néri » (304 x202 cm) encadrée, à gauche, par « Saint Charles Borromée baisant les mains de saint Philippe Néri » et à droite par « Saint Philippe Néri et saint Charles Borromée récitant le bréviaire ». Une véritable émotion se dégage de ces toiles à l’image de la profonde amitié qui unit les deux hommes. Tous deux jouèrent un rôle décisif dans l’Eglise post-tridentine (Concile de Trente de 1545 à 1563). Dans cette rencontre, les personnages ne sont pas seuls : dans le ciel, putti et chérubins chers à notre peintre… artisans tailleurs de pierre au premier plan devant un échafaudage qui figure un chantier en construction (sans doute le restauration de l’église Santa Maria in Vallicella, siège romain de la congrégation des oratoriens)… sur la gauche un jeune page, de dos, qui leur présente un bassin rempli de pièces d’or offertes par le saint cardinal… magnifiques cheveux longs que l’on est tenté de toucher… le jaune de sa cape en harmonie avec celui de ses chaussures. Saint Philippe Néri porte une soutane noire que nous lui verrons dans les deux autres toiles. Saint Charles Borromée est vêtu de rouge comme il se doit dans sa position de cardinal-archevêque de Milan. Notons la délicatesse du rendu de la dentelle du surplis qu’il porte ici. La récitation du bréviaire : les deux hommes assis sont plongés dans la lecture journalière des offices. Remarquons les mains de Philippe Néri qui tient son livre sur les genoux glissant ses doigts à différentes pages. Nous pourrions presque lire ce qui est écrit sur celle ouverte ! Posés à ses côtés, son chapeau et sa canne ; la barrette cardinalice de Charles Borromée étant, elle, posée entre les deux hommes. Dans la troisième composition, le cardinal a un genou en terre et baise la main de son ami. Comme à chaque fois, ils se regardent. Leurs visages ont les mêmes caractéristiques : calvitie pour l’un … barbe grise et visage ridé pour l’autre.


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Saint Phillipe Néri et saint Charles Borromée récitant le bréviaire (1704) – Luca Giordano – Huile sur toile © Complesso Monumentale dei Girolamini-Quadreria , Naples

Au-dessus de chacune de ces toiles, de petits portraits : « Saint François de Sales » et « Saint Canut roi ». Une toile de forme étrange mêlant droites et courbes (dite mixtiligne), une « Vierge à l’Enfant avec des anges ». Elles ont exécutées en totalité ou en partie avec Malinconico.

Notre visite s’est achevée ! L’abondance de son œuvre, la richesse de ses palettes aux couleurs chatoyantes, le prestige qu’il connut à la fois en Italie et hors d’Italie font de Luca Giordano une des figures essentielles du Baroque. Artiste célèbre de son vivant mais rapidement oublié… bien moins populaire que le Caravage (1573-1610). Cette rétrospective lui rend hommage. Alors, en guise de conclusion, laissons la parole à Pierre Stépanoff : « Peintre virtuose et infatigable, surnommé, de son vivant, « Luca Fa Presto », il est l'auteur de plus d'un millier d’œuvres. Artiste curieux, en constante métamorphose, il a su réaliser une synthèse séduisante entre la tradition napolitaine, la couleur vénitienne et les grands programmes du baroque». (in « L’âge d’or de la peinture à Naples »). Nous ne pouvons qu’y souscrire !



Publié le 23 mai 2020 par Jeanne-Marie BOESCH