Ribera. Ténèbres et lumière
©Exposition Ribera.Ténèbres et lumière – musée du Petit Palais, Avenue Winston Churchill, 75008 Paris Afficher les détails Masquer les détails Du: 05 nov. 2024
Au: 25 févr. 2025
Lieu: Musée du Petit Palais, Avenue Winston Churchill, 75008 Paris
Auteurs
- Commissariat :
- Annick Lemoine, conservatrice générale, directrice du Petit Palais
- Maïté Metz, conservatrice des Peintures et Arts graphiques anciens au Petit Palais
- Scénographie:
- Cécile Degos
- L’exposition a été rendue possible grâce au groupe BPCE. En partenariat avec la FNAC, Beaux-Arts Magazine, La Croix, Radio classique et Le Point
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- Horaires: Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Dernière entrée à 17h15 et fermeture des salles à partir de 17h45. Nocturnes jusqu'à 20h les vendredis et samedis (dernière entrée à 19h, fermeture des salles à partir de 19h45)
Parcours furieusement baroque!
En cet automne 2024/hiver 2025, le Petit Palais présente la toute première rétrospective française consacrée à un peintre d’origine espagnol. Peintre qui fit toute sa carrière en Italie : Jusepe de Ribera (1591-1652). Il ne nous est pas inconnu puisque nous avons admiré plusieurs de ses œuvres lors de précédentes expositions. Celle consacrée (chronique publiée en mai 2020) à Luca Giordano (1634-1705) proposait, dans sa troisième salle, l’héritage reçu de Ribera en présentant le Martyre d’Apollon et Marsyas (1637). Quant à L’Ecole du regard (chronique publiée en octobre 2021), elle permettait d’admirer trois de ses cinq apôtres peints à mi-jambe (vers 1612).
Un mot sur le lieu qui accueille l’exposition. 1896. Un concours est lancé pour l’édification de deux palais en remplacement du Palais de l’Industrie construit pour l'Exposition universelle de 1855 sur l'avenue des Champs-Élysées et détruit cette même année. L’architecte Charles Girault (1851-1932) remporte le concours. La construction, commencée en septembre 1897 s’achève en avril 1900 pour l’ouverture de l’Exposition universelle. A la fermeture de ses portes, de nouveaux travaux sont entrepris (1901-1902) pour une mise en état en vue de l'ouverture d’un musée des Beaux-Arts. Charles Girault a conçu un bâtiment où les espaces sont uniquement éclairés par la lumière naturelle. Créant verrières, coupoles transparentes et larges baies. Un édifice qui associe les références classiques, le style Art Nouveau et des innovations techniques, tel l’emploi du béton armé. Inscrit aux Monuments historiques en 1975, il n’accueille aucun public entre janvier 2001 et juin 2005 pour une rénovation de grande ampleur. Il rouvrira ses portes en décembre 2005. Le Petit Palais est l'un des quatorze musées de la ville de Paris.
Pourquoi cette exposition ? « Nous aimons faire découvrir des artistes méconnus ou oubliés, qui n’en demeurent pas moins fondamentaux. C’est le cas de Jusepe de Ribera, (…), peintre extraordinaire considéré comme une icône en Italie et en Espagne, mais encore peu connu du public en France. (Il est pourtant) très présent dans les collections publiques françaises » explique la commissaire de l’exposition, Annick Lemoine (entretien accordé au magazine Beaux-Arts, novembre 2024). Et d’ajouter : « L’exposition du Petit Palais est ainsi la première à présenter une « intégrale Ribera » : pour la première fois sont abordés ensemble la période romaine et la carrière napolitaine, le peintre aussi bien que le dessinateur et le graveur». De fait, sont réunies des œuvres souvent monumentales provenant du monde entier (Italie, Espagne, Angleterre, Hongrie, Etats-Unis) ainsi que de plusieurs musées français (Montauban, Langres, Amiens, Saint-Omer et bien évidemment le Louvre). L’événement offre également l’opportunité de faire le point sur les dernières découvertes scientifiques le concernant. Notamment celles de Roberto Longhi (1890-1970) considéré comme le « découvreur » de Ribera dans les années 1940. Et, celles plus, récentes (début des années 2000) de Gianni Papi qui ont réattribué au peintre une soixantaine de tableaux. Ainsi « il recolle les morceaux du puzzle entre le « Maître du Jugement de Salomon » resté anonyme et Ribera, les deux n’étant qu’un seul et même homme » (Sophie Cachon, Télérama 3905).
Mais qui est José de Ribera (ou Jusepe de Ribera en italien) ? Fils de cordonnier, il naît en janvier 1591 en Espagne. Espagne qu’il quitte vers l’âge de 15 ou 16 ans pour perfectionner sa peinture à Rome. Rome où il mène une vie de bohème. C’est alors qu’il est surnommé Io Spagnoletto, le petit espagnol. Il y rencontre certainement Michelangelo Mérisi (1571-1610), dit le Caravage, dont le style et les œuvres seront pour lui une source d’inspiration. 1611. Il séjourne à Parme et y étudie l’art d’Antonio Allegri (1489-1534), dit le Corrège. 1613. Retour à Rome où il attire l’attention de la famille Borghèse et postule à l’Académie de Saint-Luc. Commandes ecclésiastiques et princières lui permettent de vivre. Mais des dettes accumulées lui font quitter la ville (1616). Il part pour Naples où il s’installe et se marie. Les nombreuses commandes qu’il reçoit de l’aristocratie locale ou espagnole (la ville est sous domination de l’Espagne) ainsi que des communautés religieuses le font connaître bien au-delà de l’Italie. En même temps, il pratique intensément la gravure. 1630. Rencontre avec Diego Vélasquez (1599-1660). Le roi Philippe IV d’Espagne (1605-1665) devient l’un de ses principaux mécènes : Ribera peint le portrait équestre de son fils. Au début des années 1640, une maladie neurodégénérative l’affaiblit peu à peu. Il se voit contraint de faire appel aux peintres de son atelier pour le seconder. Malgré cela il reçoit toujours de nombreuses et importantes commandes. Notamment de la part des pères jésuites ou des chartreux. Juillet 1647. L’insurrection populaire (due à l’augmentation exorbitante du prix des denrées alimentaires), attisée par le pêcheur Masaniello, le contraint à trouver refuge au Palais royal. Au cours de ses dernières années, il aura comme élève Luca Giordano. Il s’éteint à Naples en septembre 1652.
Peintre et graveur, il est considéré comme l’un des artistes les plus importants de l’école napolitaine du XVIIème siècle. Suivant la tendance alors en vogue du caravagisme, il donne naissance à un courant particulier, appelé ténébrisme (style où la lumière directe, sans diffusion, produit des effets de lumière contrastant avec les zones non éclairées qui dominent et servent de fond. Ainsi, les volumes se détachent en pleine lumière sur les ténèbres qui les environnent). La réalité est le fondement de sa peinture. Avec une touche toute personnelle : gestuelle théâtrale… couleurs des plus sombres ou, à l’inverse, flamboyantes… réalisme souvent cru. Son utilisation du clair-obscur donne une touche dramatique à ses compositions.
Il est temps de découvrir cet artiste, fleuron de la période baroque !
Entrons dans la rotonde. Sur notre droite, le projet de cette exposition. A gauche, les grandes dates de la biographie de l’artiste. En regard, quelques photos d’œuvres représentatives de son parcours. Devant nous, une carte de l’Europe indiquant les villes où Ribera a vécu. L’ensemble, sur un fond rouge foncé. Notons que l’œuvre de Ribera fourmille de détails intrigants. Instructifs, ils le sont non seulement sur le sujet des tableaux. Mais aussi sur la personnalité de l’artiste, sur ses pratiques. Au fil du parcours, il est régulièrement fait appel au sens de l’observation des visiteurs, avec une sélection de cartels « Œil aiguisé » (voir photo). De même, le visiteur intéressé peut s’installer devant une œuvre afin de la reproduire sur une feuille mise à disposition.

cartel Œil aiguisé, Exposition Ribera ; Ténèbres et lumière – Petit Palais – PARIS © Photo JMB
A Rome, se nourrir du Caravage
Une carte murale de la ville permet de découvrir les lieux où vécu l’artiste pendant une dizaine d’années. Principalement dans le quartier des artistes (à proximité du Panthéon) où il mène une vie de bohème, souvent dissolue. Il est probable qu’il y côtoie le Caravage dont l’influence sera décisive. Il a, assurément, observé les peintures de ce dernier tant dans les églises que dans la collection du cardinal Scipione Caffarelli-Borghèse (1577-1633). Considéré comme l’un de ses héritiers, reprenant les tendances naturalistes de celui-ci, il fait, néanmoins, preuve d’originalité en accentuant la dramatisation et la théâtralité des scènes peintes. Réalisme, usage du modèle vivant, cadrage à mi-corps, accentuation de la frontalité. Ainsi met-il à l’honneur un simple Mendiant (vers 1612). Sans conteste une trouvaille iconographique ! « En une sorte de « zoom » très impressionnant, Ribera nous montre ici un homme encore assez jeune au visage rougeaud creusé de rides, vêtu de haillons et qui tend d’une main son chapeau pour demander l’aumône (… Le peintre) refusant de se perdre dans des détails, dans un jugement moral ou dans la commisération, se contente des tons terreux et graves de sa gamme chromatique et de ce chapeau dirigé vers le spectateur pour décrire l’intensité de cet appel à l’aide désespéré » (Maria Christina Terzaghi, traduit de l’italien par Renaud Temperini, catalogue).
Il renouvelle l’iconographie dans sa représentation des Cinq Sens. Sont exposées l’Allégorie du goût et l’Allégorie de l’odorat, deux huiles sur toile peintes vers 1615-1616. A chaque fois, une figure masculine assise derrière une table en bois. Sur celle-ci, différents objets en relation avec la sensation évoquée. Un cornet d’où s’échappent des olives noires, un morceau de pain, une salière. Et une énigmatique assiette bien garnie : que contient-elle ? Point de couverts, ce qui laisse à supposer que son contenu sera englouti à pleines mains ! Un homme, d’une certaine corpulence presque ventripotent, à la chemise serrée et aux mains puissantes. De sa main droite il tient un verre et de l’autre une carafe. Seconde allégorie : un oignon entier, une tête d’ail et un brin de fleur d’oranger. Un mendiant vêtu d’oripeaux, un chapeau informe sur la tête. Visage creusé et barbe fournie. Il tient dans sa main un oignon coupé en deux. Pelure d’oignon et haillons rapiécés s’effilochent. Odeur corporelle suggérée, odeur des oignons et celle de l’ail se mêlent au parfum plus délicat de la fleur d’oranger. Une puissance olfactive s’en dégage. Mais aussi la symbolique insinuée par ces couches de vêtement et celles du légume : sous l’apparence repoussante ne se cacherait-il pas une beauté intérieure ?

Allégorie de l’odorat, vers 1615-1616, huile sur toile, 114,5 x 88,3 cm © Madrid, collection Abello – Photo JMB
Deux huiles sur toile ayant pour sujet, Démocrite. Même composition dans les deux cas : assis à mi-corps devant une table où sont posés une plume, un encrier et un recueil. Le philosophe est un vieil homme au visage et au cou creusés par les rides. Il adresse au spectateur un large sourire et lui présente ses écrits. Ampleur du vêtement marron qui couvre ses épaules. Touche picturale fluide. Bien que légèrement plus ancien dans le corpus de Ribera car datant du début des années 1610, Un philosophe. Visage buriné à la peau extrêmement ridée. Air narquois. Calvitie en partie cachée par un couvre-chef noir orné d’une plume blanche, touche d’élégance qui contraste avec la modestie du vêtement, formé de tissus rapiécés. Feuilles d’études (mathématiques) en mains, tournées vers le spectateur. Livres et encrier disposés sur la table de travail.
Trouver sa voie, trouver sa place
Virtuosité technique que nous retrouvons dans la série des Apostolados (collège apostolique). Il s’agit d’un ensemble de douze à quatorze tableaux indépendants, représentant, en figures isolées, les apôtres, parfois assemblés autour du Christ. Dans certains cas, une œuvre est consacrée à la Vierge. Chaque apôtre est caractérisé par un attribut. Par convention, Saint Paul remplace Judas.
« De la pénombre surgit un personnage touché par la lumière divine, pris dans un cadrage serré, sobrement vêtu et dont les signes de reconnaissance sont à peine visibles. C’est ainsi que Jusepe Ribera voyait chacun des douze apôtres, dans un dénuement quasi biblique traduisant comme une volonté de revenir aux fondamentaux des Saintes Ecritures » (Pierre Morio, Editions Beaux-Arts, novembre 2024).
La première série date des années 1607-1609. Sont exposés un Christ bénissant (couleurs rouge et bleu du drapé, position des mains, la droite faisant un geste de bénédiction, la gauche tenant un globe terrestre, concentration du regard vers ?). Trois compositions à la facture sommaire : une tête, des bras dépassant du manteau ! Saint Thomas (couleur jaune ocre du drapé sur son épaule gauche… regard sceptique… main tenue devant lui, main qui a touché les plaies du Christ). Saint Matthieu (accord de couleurs bleu et gris… vieillard barbu, de profil, plongé en méditation, coude appuyé sur la table… caractérisé par une équerre et le livre de l’Evangile ouvert). Saint Jude Thaddée (même palette chromatique… vieillard absorbé par sa lecture… crâne dégarni luisant sous la lumière… rendu soyeux des poils de la barbe). Figures accompagnées d’un cartel, en bas du tableau, les identifiant.
Un Saint guerrier à l’identification incertaine. Visage aux traits creusés, marqué par la fatigue. Visage qui nous questionne. Visage et mains surgissent d’un fond sombre qui les met en valeur. Main droite serrée autour d’un bâton de pèlerin. Sobriété de l’ensemble aux effets de contraste entre la couleur noire du fond et celle du vêtement du saint avec la doublure rouge de la cape.

Saint guerrier, vers 1614-1615, huile sur toile, 116 x 95 cm © Montauban, musée Ingres Bourdelle, inv. MI.880.4 – Photo JMB
Trois huiles sur toile vues au Musée des Beaux-Arts de Caen lors de l’exposition consacrée aux peintres caravagesques de la collection Longhi. Saint Barthélémy, Saint Jude Thaddée (autrefois considéré comme Saint Thomas) et Saint Matthieu (autrefois considéré comme Saint Jude Thaddée). Seconde série d’Apostolados datant des années 1610-1612. L’absence des attributs personnels rend leur identification malaisée ainsi que nous l’avons précisé ci-dessus. Le traitement des personnages diffère du premier ensemble. Les apôtres sont représentés à mi-jambe. De face pour le premier. De profil pour les deux autres. Les têtes, aux physionomies singulières, sont ceintes d'une auréole dorée. De lourds manteaux aux plis amples enveloppent les figures. Sobriété de l’arrière-plan plus clair, généralement bleu. Un rai de lumière les éclaire. Ribera dépouille au maximum sa composition jusqu’à en faire un dialogue silencieux entre le saint et le faisceau de lumière qui l’illumine.
Saint Pierre et Saint Paul (vers 1616/17) sont en pleine discussion. « Liés par leur regard, les pères fondateurs de l’Eglise, reconnaissables à leurs attributs, sont représentés dans une attitude belliqueuse : saint Paul brandissant son épée, devant son livre ouvert, fait face à son aîné, saint Pierre, muni de sa clef et vêtu de son manteau ocre brun, symbole de la foi révélée » (Dominique Jacquot, catalogue). Leur controverse ? Peut-être Paul reproche-t-il à Pierre son attitude face aux juifs et aux païens (Epitre aux Galates, 2, 11-14). Magnifique rendu des étoffes aux couleurs chatoyantes, voire de celui du parchemin. Virtuosité de la restitution du livre au premier plan. Et le regard de saint Paul qui nous interpelle, rendant plus vivant ce débat théologique.
Ribera découvert
Rappelons que le « Ribera romain » a été redécouvert en 2002 grâce aux travaux de Gianni Papi qui lui réattribue Le jugement de Salomon (vers 1609). Nous ne rappellerons pas l’histoire que Ribera renouvelle dans sa présentation. Théâtralité de celle-ci. Encadrée à droite par une figure de profil (qui ressemble au saint Jude Thaddée), à gauche par un pilier. Une scène mouvementée animée par deux groupes de personnages reliés par le garde qui se saisit du bébé pour le tuer. Scène violemment éclairée par la gauche mettant en lumière la gestuelle des protagonistes.
Le Couronnement d’épines (vers 1612) exposé pour la première fois. Nous retrouvons, sur la droite, certains personnages du répertoire du peintre. Comme ce sera le cas dans Jésus parmi les docteurs. Jésus, assis immobile, légèrement décentré, est mis en valeur par le personnage du premier plan. La lumière baigne son visage. Sur sa droite, la confusion règne. Confusion provoquée par ses propos : agitation des personnages, voire de leurs vêtements.
Le Reniement de saint Pierre. La scène biblique est reléguée sur la droite de la composition au profit d’une scène où des soldats jouent aux dés autour d’une table en bois. Une scène religieuse inspirée d’un quotidien le plus banal évoquant les bas-fonds romains. Le personnage du premier plan est le pivot qui relie la partie de dés à la scène du reniement. « Cette figure charnière, le joueur protégeant son gain, est répétée, dans le sens inverse, par un acolyte chauve qui domine la scène de jeu et s’en détourne pour réitérer le geste accusateur de la servante envers saint Pierre » (Annick Lemoine, catalogue). A l’autre extrémité de la scène, un joueur sollicite le spectateur par son regard. Que tient-il à nous dire ? La violence du clair-obscur participe de la mise en scène : pénombre profonde et « coups de projecteur qui illumine tour à tour les visages et le mains » (ibidem).

Le Reniement de saint Pierre, vers 1615-1616, huile sur toile, 163 x 233 cm © Rome, Gallerie Nazionali d’Arte Antica di Roma, Galleria Corsini, inv.438 – Photo JMB
La Délivrance de saint Pierre. Pieds sales du saint au premier plan… position de son corps et celle, plongeante, de l’ange enveloppé dans un drapé déployé en spirale. Enfin, Deux philosophes. Peut-être Anaxagore et Lacydès bien qu’ils n’aient pas vécu pas à la même époque (Vème siècle avant JC pour le premier, IIIème pour le second) ? Il s’agit là, à nouveau, d’une disputatio (discussion animée). Mains puissantes, visages ridés et barbus. Réalisme des feuilles des volumes posés sur la table.
Naples, le temps de la gloire (1616-1652)
C’est en 1616 que Ribera s’installe à Naples où il se marie avec la fille du peintre Bernardino Azzolino (vers 1572-1645). Une alliance qui va l’ouvrir à une riche clientèle faite d’aristocrates locaux et d’ordres religieux. Rappelons que Naples fait figure d’une des plus importantes capitales d’Europe. Carrefour quasi incontournable des échanges méditerranéens. Elle est également ville espagnole, gouvernée par des vice-rois qui apprécient rapidement les talents de Ribera. Protection officielle qui lui permettra d’obtenir le statut de peintre de cour. En parallèle avec un rayonnement fulgurant hors d’Italie et, bien sûr, en Espagne.
Un plan méticuleux de la ville napolitaine (1629) permet de découvrir à la fois ses lieux de résidence ainsi que ceux à l’origine des grandes commandes qui lui sont confiées. L’aristocratie féodale, les grandes familles de la noblesse méridionale s’y installent. A contrario, la misère s’enracine dans les territoires que l’élite abandonne. Un peuple de déshérités migre vers Naples. Peuple de miséreux que peindra Ribera. A cette date, la ville compte 117 monastères et plus de 400 églises ! La ville connaît, durant cette période, de violents soubresauts. Réveil du Vésuve en décembre 1631. Colère de la terre à laquelle succède celle des hommes avec la révolte (contre la nouvelle gabelle sur les fruits) de Masaniello en juillet 1647. Epidémie de peste en 1656, après la mort de l’artiste.
Nouvelle interprétation du Couronnement d’épines (vers 1620). Déclinaison verticale de la version horizontale vue précédemment. La scène se concentre sur le Christ et ses deux bourreaux. Visage baissé du Christ, comme plongé dans l’obscurité. Air narquois des bourreaux. « Le beau corps musculeux du Christ, ramassé, ployant sous les atteintes de ses tortionnaires, s’offre dans toute sa vulnérabilité. Le réalisme des chairs et des expressions, la lumière aux forts contrastes, le déploiement artificiel de la cape rouge accentuent le caractère théâtral de la scène » (Maïté Metz, catalogue).

Le Couronnement d’épines, vers 1620, huile sur toile, 197 x 115 cm © Séville, Fundacion Casa de Alba, inv. P.106 – Photo JMB
Autre huile sur toile où le personnage (encore une fois en demi-figure) est pris entre l’éclairage oblique venant d’en haut et l’ombre épaisse qui l’environne : Saint André en prière. Remarquons les détails : le visage du saint levé vers le ciel, son bras tendu vers l’avant, paume ouverte. Articulations (épaule, bras, doigts) et muscles qui évoquent la représentation d’un écorché. Une chair abîmée par l’âge peinte avec précision grâce aux nuances blanches et roses, aux tons clairs et foncés qui alternent. Notre œil est attiré par cette peau luisante, ces mains crevassées et ces ongles sales !
Un saint représenté à plusieurs reprises par Ribera : si André fait l’objet d’une dévotion particulière dans le sud de l’Italie, Jérôme est « une figure majeure de la Naples vice-royale » (catalogue). Saint Jérôme et l’ange du Jugement dernier (1626). L’ermite est au désert. Il est interrompu dans sa traduction de la Bible (parchemin roulé et plume gisant à terre au premier-plan) par un ange soufflant dans la trompette du Jugement dernier. Ange qui apparaît en haut à droite de la scène. La lumière éclairant l’ensemble de la composition provient principalement d’un paysage s’ouvrant entre les rochers situé en haut à gauche de la toile. Au cours de notre visite, nous retrouverons ce saint : Saint Jérôme pénitent (1634) et Saint Jérôme (1643). Toujours un vieillard nu, enveloppé dans un grand manteau rouge. Absorbé par ses prières face à un crâne. Vanité qui participe à la représentation iconographique habituelle du saint. Différence notable entre les deux représentations : la première montre Jérôme, subitement interrompu dans sa méditation, levant les yeux vers le ciel. Yeux écarquillés, bouche entrouverte. Ne dirait-on pas une photo prise sur le vif ? Dans la seconde, l’ermite est plongé dans sa méditation sur la vanité du monde. Regard concentré. Impression de sérénité. Plis et rides de la peau, barbe et chevelure magnifiés par le pinceau de l’artiste.
David tenant la tête de Goliath (vers 1630). Eléments dramatiques renforcés par la différence d’échelle entre les deux protagonistes : la tête gigantesque de Goliath occupe le premier plan. David présente les traits d’un gamin des rues. Visage fatigué. Il tient cette tête par une touffe de cheveux alors que sa main droite serre encore fermement son épée.
La splendeur des humbles
« Artiste hors pair par sa capacité à retranscrire une réalité presque tactile des individus, des chairs ou des objets Ribera restitue la splendeur des humbles avec une acuité bouleversante » (dossier de presse). Indigents vêtus de haillons. Pauvreté revendiquée. Intérêt pour ceux qui vivent en marge de la société. Un ensemble qui donne naissance à des images puissantes (souvent insolites) que nous découvrons dans cette cinquième section. Des particularités physiques ou psychologiques capturées sur le vif. Une pauvreté extérieure mise en relation avec une richesse intérieure.
Sont accrochés plusieurs portraits de philosophes de l’Antiquité grecque. Précisons d’emblée : des portraits imaginaires ! Pythagore, Héraclite, Platon, Esope (ce dernier parfois identifié au médecin Dioscoride), toiles de format similaire, peintes vers 1630, répondant à des commandes. « (Des) figures de vieillards solitaires émergeant de l’ombre et vêtus de guenilles, représentés à mi-corps et souvent accompagnés d’objets significatifs (…) des philosophes aux traits inspirés de modèles réels, dont le visage fatigué évoque le poids des années et l’accoutrement de mendiant suggère l’indifférence aux richesses de ce monde (…) L’illustration des actions héroïques des philosophes n’intéresse pas Ribera, seule la présence concrète de ces figures et l’intensité psychologique qui s’en dégage retiennent son attention » (Pierre Stépanoff, catalogue). Une présence silencieuse captivante.
Etrangeté du tableau suivant ! Aspect insolite de la scène. Image des plus singulières. Image dérangeante. Maddalena Ventura et son mari, dite « La Femme à barbe ». 1631. Ribera est appelé au palais royal par le duc d’Alcala afin de témoigner d’un miracle de la nature. L’inscription sur les blocs de pierre, à droite de la scène, retranscrit très explicitement l’événement. Il est dit que l’artiste a peint « d’après le modèle vivant » (AD/VIVVM MIRE DEPINXIT). Maddalena Ventura, à l’âge de 37 ans et après la naissance de son troisième enfant, se vit pousser une barbe épaisse (du fait de dérèglements hormonaux ?). Elle est représentée dans son intimité familiale. Son mari à ses côtés mais comme tapi dans l’ombre. Elle allaite un nourrisson. Un portrait de famille en somme ! Le sein, gonflé de lait, offert à ce nourrisson qu’elle porte dans ses bras… perturbe ! D’autant plus que la lumière éclaire précisément la tête du bébé et ce sein qu’il tète. Maddalena Ventura, peinte grandeur nature, nous fait face, le regard franc. Une dignité qui appelle le respect. Au vu de son âge (57 ans) au moment de la réalisation de la toile, le nouveau-né représente plus volontiers l’attribut de la maternité. Son apparence de virilité est contrebalancée par divers symboles domestiques associés à la femme : son vêtement et sa coiffe, l’anneau de mariée à l’index de sa main droite, le fuseau de laine posé sur la pierre. Face à cette toile, nous sommes à la fois troublés et fascinés.
Face à Ribera
Une salle de projection invite à pénétrer (pendant cinq minutes) dans l’œuvre de l’artiste. Confrontations avec le Caravage… Déclinaison de divers motifs que le peintre retravaille sans cesse… Focus sur et dans son œuvre à la découverte des détails même les plus infimes…
Magnifier le quotidien
Nous l’avons dit, Ribera s’intéresse aux marginaux : figures de gitanes ou de duègnes (gouvernante ou vieille dame chargée, en Espagne, de veiller sur la conduite d'une jeune personne.), garçons des rues. Son pinceau restitue leur réalité, une réalité presque tactile. Chacun y gagne des lettres de noblesse ! La Jeune fille au tambourin (Allégorie de l’ouïe), peinte en 1637, y participe. « La bouche entrouverte figée dans un rictus expressif, cette jeune femme (aux allures de femme du peuple napolitaine) semble accompagner une ritournelle au son de son tambourin » (cartel). Ne peut-on dire que son sourire légèrement déformé et son regard impénétrable disent sa folie ? Une vieille usurière (1638). Une femme, aux traits flétris, fait une pesée à vide, le regard accroché à la balance. Un plateau dans la lumière, un plateau dans la pénombre. Opposition entre le blanc-beige crémeux de sa coiffe et la rugosité de son visage.

Jeune fille au tambourin (Allégorie de l’ouïe), 1637, huile sur toile, 59,5 x 45,5 cm, signé et daté au centre à droite : Jusepe de Ribera / espanôl f. 1637 © Collection particulière – Photo JMB
Le Pied-Bot (1642). A contrario des deux précédentes toiles, Ribera peint ici un enfant en pied et seul. Et cet enfant attire le soleil ! Il vagabonde pieds nus, une besace sous le bras. Un billet agrippé main gauche portant un message : « DA MIHI ELIMO/ SINAM PROPTER/AMOREM DEI » (donnez-moi l’aumône, pour l’amour de Dieu). Une béquille portée comme un fusil qui ferait oublier son infirmité. Fièrement campé au sol. Sourire malicieux, regard rieur qui nous interpelle avec espièglerie. Il pose en grand seigneur ! Ne sommes-nous pas ici en présence d’une sorte de portrait d’apparat ? Ribera rompt avec la peinture ténébriste. Les fonds sombres, le clair-obscur sont oubliés au profit d’un vaste ciel lumineux. La ligne d’horizon est rapidement esquissée par des collines permettant à la silhouette de se détacher. « La position du corps de l’estropié (…) et le puissant rendu réaliste du personnage contrastent avec le paysage serein qui se déploie sur le fond » (La Grande Histoire de l’Art, Le Figaro collections, tome 8). Une sorte de bienveillance se dégage de l’ensemble du tableau.

Le Pied-Bot, 1642, huile sur toile, 164 x 94 cm ; signé et daté, en bas à droite, sur le sol : Jusepe de Ribera Espanôl / F. 1642 © Paris, Musée du Louvre, département des peintures, inv. M.I. 893 – Photo JMB
Dessinateur fantasque et graveur virtuose
Dessinateur et graveur virtuose, Ribera l’est aussi. Sans cesse à la recherche de l’expressivité des physionomies qu’il représente. Ainsi que des mouvements des corps. Sanguine, plume et encre sont ses outils. Notons que ses dessins, en général, ne sont pas préparatoires à ses peintures.
Sont exposées des têtes de grotesque généralement de profil et mettant « en valeur » leur difformité, goitre, oreilles pointues,… La Grande tête de grotesque (eau-forte et burin, vers 1622) est la seule à être signée. Goitres, verrues poilues, prognathisme (saillie avant des os maxillaires) sont la combinaison de la laideur : « (cette image) présente le Laid idéal en contraste volontaire avec le Beau des têtes produites à l’apogée de la Renaissance italienne. (..) Le portrait est un condensé de disgrâce physique mais aussi morale… » (Viviana Farina, catalogue).
Une série d’eux-fortes : études d’yeux, d’oreilles et de bouches contorsionnées. Une série probablement destinée à l’enseignement du dessin dans son atelier.

Etudes de nez et de bouches, 1622, Eau-forte (1er état), 14,6 x 11,5 cm, inscription : en bas dans la planche, Joseph Ribera espanol © Londres, The British Museum, inv. 1874,0808.748
Une chauve-souris et deux oreilles (1626 ?), dessin intrigant s’il en est ! Pourquoi cette étude d’un animal avec une partie du corps humain ? Pourquoi cette chauve-souris aux ailes déployées suspendue aux dessus de deux oreilles et pourquoi cette devise latine (FULGET SEMPER VIRTUS, la vertu resplendit toujours) inscrite sous l’animal ? Une juxtaposition considérée comme délibérée par les spécialistes de Ribera (voir catalogue).
Diverses études. Une sanguine (vers 1624/26) Le Christ frappé par un bourreau. Ce dernier, comme à califourchon sur le Christ dont le corps ploie sous ses coups de poings. Plusieurs figures d’homme ligoté. Scènes de violence religieuse, mythologique et parfois contemporaine. « L’artiste représente des personnages masculins attachés par des cordes, souvent dans des poses complexes » (Edward Payne, catalogue). Diverses sanguines représentent un vieillard en fâcheuse posture : Ermite attaché à un arbre (saint Albert ?). Elégante torsion d’un corps dont les bras sont attachés à l’arbre par des cordes lâches. Un Homme attaché à un arbre a, lui, les bras croisés et levés au-dessus de sa tête. Il est plus jeune. Expression grimaçante de son visage. Autre sanguine : Vieil homme attaché à un arbre et jeune homme en train de déféquer (fin des années 1620). Un corps dont les proportions semblent bien peu réelles avec ce bras et cette jambe tendus et allongés. Relation ambiguë entre les deux personnages. Signature en bas sur la gauche : Spagnoletto.
Autre moment de la vie quotidienne, pouvons-nous dire, puisque torture et exécution sont publiques au XVIIème siècle ! Scène d’Inquisition à la plume et encre brune (vers 1620). Une esquisse rapide. Sans doute d’un interrogatoire « car l’inquisiteur et le notaire portent tous deux de grandes collerettes, typiques de cette catégorie de magistrats » (Edward Payne, catalogue). Le supplice évoqué ici : le strappado ou estrapade (méthode de torture où le bourreau attache les bras de la victime à des cordes, le plus souvent dans le dos, puis la hisse jusqu'à la suspendre et la laisse tomber brusquement, mais sans laisser le corps toucher terre. Ce qui provoque une dislocation des épaules accompagnée d'une intense douleur). Sur la droite, un personnage agenouillé, visible en partie. Probablement le bourreau qui attache une corde au palan.
Dans un autre registre, deux dessins à l’encre brune et plume : un Animal fantastique (mi volatile de basse-cour, mi dragon) et une Gitane avec des ustensiles de cuisine, deux enfants et un chien.
La production gravée de Ribera est à la fois brève dans le temps et réduite en nombre. Il grave à l’eau-forte (procédé de taille douce où la plaque de cuivre est recouverte d’un vernis puis plongée dans un bain d’acide, mordant plus ou moins profondément le dessin incisé à la pointe). Nous retrouvons saint Jérôme à deux reprises : Saint Jérôme lisant (1624). Le saint est saisi dans un instant de méditation. « Une lumière douce mettant en valeur la finesse de chaque trait et le rendu des différentes textures » (Joëlle Raineau-Lehuédé, catalogue). Saint Jérôme et l’ange du Jugement dernier (vers 1621). Composition spectaculaire où l’ange sonne d’une trompette baroque en ré enroulée en surprenant le saint absorbé dans ses travaux. Enfin une œuvre plus tardive (1648), le Portrait équestre de Don Juan d’Autriche (ce dernier étant venu écraser la révolte de Masaniello). Nous retrouvons toutes les conventions du portrait équestre : prestance, autorité, cheval dressé sur ses pattes arrière, précision des détails, les plus infimes soient-ils telle la ville de Naples en arrière-plan.
Réinventer la fable antique
Dans les années 1630, Ribera domine la scène artistique napolitaine. Il conçoit alors plusieurs œuvres profanes. Les sujets mythologiques sont peu fréquents dans son œuvre. Encore moins la présence d’un nu féminin. Une huile sur toile datée (1637) et signée : Vénus et Adonis. Aimé par la déesse, il est mortellement blessé par un sanglier lors d’une partie de chasse. Vénus, sur son char tiré par des cygnes, entend au loin les cris d’Adonis et se précipite du ciel. C’est ce moment que peint Ribera. D’un bond, elle fait irruption et découvre son cadavre. Derrière le corps d’Adonis, un chien de chasse, un tronc brisé dans un paysage sombre. Tous deux sont enveloppés dans des draperies flottantes, jaune d’or pour elle, rouge cramoisi pour lui. Cette draperie cramoisie contraste avec la blancheur du corps inerte. Une nouvelle gamme chromatique où le bleu électrique, le rouge écarlate, les nuances de jaune sont signe d’une inspiration vénitienne, voire flamande. Malgré le drame évoqué, il se dégage, de la scène, une atmosphère apaisée.

Vénus et Adonis (détail), 1637, huile sur toile, 179 x 262 cm, signé et daté, en bas à gauche : Jusepe de Ribera espanol Valenciano / F 1637 © Rome, Gallerie Nazionali d’Arte di Roma, Galleria Corsini, inv.233 – Photo JMB
Apollon et Marsyas (1637). Thème tiré lui aussi des Métamorphoses d’Ovide (43 av. JC-17/18 ap. JC). Rappel. Marsyas défie le dieu de la musique et des arts. Apollon joue de la lyre, le satyre d’un instrument à vent semblable à une flûte, un aulos. Le dieu propose d’user de l’instrument tête en bas. Marsyas perd la compétition. Le vainqueur, selon les conditions fixées avant le concours, a le droit de vie et de mort sur le perdant. Apollon punit le satyre de son orgueil démesuré en l’écorchant vif. « Le très gracieux Apollon, figuré au centre de la composition, s’apprête à dépecer (très lentement) celui qui a osé le défier, tandis que le corps nu de l’intrépide faune fait saillie dans l’espace réel » (catalogue de l’exposition Luca Giordano). Le manteau (aux tonalités violettes) de la divinité flotte dans les airs. Surplombant le satyre, Apollon « savoure » cet instant, sourire cruel et impassible ! Il semble écorcher, de ses propres mains, à la fois la jambe et l’écorce de l’arbre. Cris perçants, visage hurlant de Marsyas, bouche grande ouverte (nous retrouvons ici l’une de ces bouches vues sur un dessin). Sur la gauche des satyres assistent à la scène, yeux exorbités ou se bouchant les oreilles. Violence traduite à la fois dans la chair et dans la vue, voire de l’ouïe. Instruments de musique représentés : un violon à la place de la lyre et une flûte de pan suspendue à une branche d’arbre.
Le Silène ivre (1626). Un corps repu… des plis de la chair… des poils… Dans une nudité impudique, Silène est affalé, allongé sur un drap. Son énorme bedaine offerte à la vue du public ! Il tend sa coupe, d’un geste ferme, à un satyre portant une outre de vin sur son épaule. Il est entouré d'un petit groupe de satyres de différents âges, témoins (ou participants ?) de ce spectacle d’ivresse. Sur la droite, Pan, oreilles, cornes et pattes de bouc le couronne de quelques sarments de vigne. Derrière lui, un visage juvénile, coiffé de laurier, présence discrète, contemple la scène. Sur la gauche, un jeune faune, au sourire goguenard. Egalement avec des oreilles de bouc, vêtu d’une peau de bête. Derrière lui, l’âne de Silène braillant. Quelques objets typiques du personnage : une tortue, symbole de la paresse, un coquillage, symbole avec lequel il annoncera sa mort et un bâton de berger. En bas à droite, un serpent, symbole de l’envie, avec le parchemin qu'il a déchiré de ses dents. Parchemin portant le nom de l'artiste, son lieu de naissance, la date d'exécution de l'œuvre. Ainsi que son appartenance à l’Académie romaine de Saint-Luc. Tableau que Ribera grave en 1628. Gravure (vue précédemment) qui offre une autre approche de la scène, plus lumineuse et aux nombreux détails nuancés.

Silène ivre, 1626, huile sur toile, 185 x 229 cm, signé et daté en bas à gauche sur la feuille de papier : Josephus de Ribera, Hispanus, Valentin / et academicus Romanus faciebat / partenope … 1626 © Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte, inv. Q298 – Photo JMB

détail, Silène ivre, 1626, huile sur toile, 185 x 229 cm, signé et daté en bas à gauche sur la feuille de papier : Josephus de Ribera, Hispanus, Valentin / et academicus Romanus faciebat / partenope … 1626 © Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte, inv. Q298 – Photo JMB
Convaincre par le vrai et l’émotion
Par opposition à la réforme protestante, la Contre-Réforme issue du Concile de Trente (1545-1563) réaffirme la place prépondérante des images dans le culte catholique. Images qui se doivent d’éveiller la dévotion des fidèles grâce à l’émotion qu’elles véhiculent. Foi espagnole et ferveur populaire napolitaine se conjuguent dans la peinture de Ribera. Nous l’avons apprécié auparavant dans les toiles consacrées à saint Jérôme.
Sainte Marie l’Égyptienne (1641). Une sainte dont la vie est semblable à celle de Marie Madeleine. Une prostituée d'Alexandrie qui se convertit et vit en ermite dans le désert de Palestine, pendant quarante-sept ans, se nourrissant seulement d'un peu de pain.Corps décharné, cheveux décoiffés, mains ridées, visage marqué par les ans et les privations. En atteste le quignon de pain. « La profondeur des arcades sourcilières ainsi que l’ombre se posant sur le nez créent une analogie glaçante avec le crâne posé en bas à droite, comme si l’enveloppe charnelle n’était déjà plus qu’un cadavre » (Pierre Stépanoff, catalogue). La tonalité chromatique de bruns (tunique et paysage) offre une lugubre sévérité. Cette vieille femme contraste avec la Madeleine pénitente : une jeune femme gracieuse, voire séduisante, en prière. Sa tunique bleue laisse voir son épaule dénudée, presque sensuellement dénudée ! N’était-elle pas courtisane lorsqu’elle parfuma et essuya les pieds du Christ ? Le pot d’onguent et sa longue chevelure défaite le rappellent. Un crâne peu visible sur sa droite, ses mains jointes, le regard vers le ciel sont le signe de sa méditation. Nous retrouvons l’influence vénitienne dans le paysage en arrière-plan ainsi que dans son manteau d’un rouge soyeux.

Sainte Marie l’Egyptienne, 1641, huile sur toile, 131 x 104 cm - Legs François-Xavier Fabre, 1837 © Montpellier, musée Fabre, inv. 837.1.27 – Photo JMB

Madeleine pénitente, 1641, huile sur toile, 182 x 149 cm © Madrid, Museo Nacional del Prado, inv. P1103 – Photo JMB
Saint Antoine de Padoue (1636). Il est peint en habit franciscain, au moment où, priant dans sa cellule, lui apparaît l'Enfant Jésus. Un enfant en lévitation qui émerge d’un nuage bordé de têtes de chérubins. La main levée de saint Antoine effleure presque son pied. Remarquons le sol carrelé, le livre posé sur une table de bois. Mais surtout le tissu grossier, rapiécé de sa cucule (vêtement ample de laine grossière avec capuchon porté par les religieux) et les points de couture de ce vêtement ravaudé. Un des derniers tableaux peints par Ribera : Le Miracle de saint Donat d’Arezzo (1652), huile sur toile signée en bas à droite sur les marches de l’autel. Le saint tient dans sa main les fragments d’un calice de cristal que les païens venaient de détruire. Visages stupéfaits de ses deux assistants. Comme ceux des fidèles en arrière-plan. La lumière modèle les visages rendant leur regard plus intense. Elle modèle également les aubes, détachant les plis de celle du premier acolyte. Puissance chromatique des habits liturgiques de l’évêque. Traitement raffiné des détails des différentes étoffes tels les motifs brodés de la dalmatique (vêtement liturgique porté sous la chasuble) ou l’éclat rouge du manipule (ornement porté par le prête au bras gauche).
La Tête de saint Jean-Baptiste (1646). Cette tête, décapitée, massive est déposée sur un grand plat. Peinte de trois-quarts. Sur le devant : sa croix faite de deux bâtons liés ensemble, un linge blanc taché de sang duquel dépasse la pointe de l’épée du bourreau. « La signature de Ribera jouxte la lame aiguisée du bourreau (…) Un reflet brillant souligne le fil du métal patiné » (Todd P. Olson, traduit de l’anglais par Camille Fort, catalogue).

Tête de saint Jean-Baptiste, 1646, huile sur toile, 93 x 101 cm © Naples, Museo civico Gaetano Filangieri, inv. 1455 – Photo JMB
De 1650, L’Adoration des bergers. Ecoutons ce qu’écrit Théophile Gautier (1811-1872) à propos de ce tableau qu’il qualifie de vraie merveille : « (Ce) formidable artiste a nettoyé sa palette de la boue et du sang qui la couvre d’ordinaire ; il a baigné ce petit corps potelé de tons frais et roses ; sa brosse, si âpre et brutale, a trouvé les caresses les plus délicates pour ce bel ovale du visage de Marie ». Nous ne pouvons qu’acquiescer à ces propos cités par Charlotte Chastel-Rousseau (catalogue). En arrière-plan, dans le ciel, nous distinguons l’ange qui prévient les bergers de cette prodigieuse naissance. Au pied de la mangeoire, un agneau aux pattes liées qui annonce le sacrifice à venir. Personnages, à la gestuelle expressive, en prière devant l’Enfant. Visage, en haut à gauche, d’une vielle femme dont le regard nous prend à témoin. Sensualité du manteau de laine du berger au premier plan. Bleu intense du manteau de Marie… son visage tourné vers le ciel… ses longues mains jointes.
Peindre le pathos
La Déploration (ou Lamentation) est un épisode de la vie du Christ souvent traité en peinture. Ribera peint plusieurs tableaux ayant ce thème. Tout comme les nombreuses variations de pietà ou Vierge de douleur. La mère du Christ, éplorée, seule ou entourée, tient sur ses genoux le corps de son fils mort. Sont exposées deux versions toutes deux intitulées Lamentation sur le Christ mort. La première date des années 1620/23 ; la seconde de 1633. Même format horizontal. Même disposition des personnages à mi-corps. La première représente le moment où le corps du Christ inerte est allongé. Il vient d’être descendu de la croix. Saint Jean porte délicatement le torse du supplicié. Marie, joignant ses mains en signe de prière, se penche sur son fils. Sur la gauche, Marie-Madeleine s’incline pour lui baiser les pieds. Remarquons sa belle chevelure dorée. Ainsi que les tonalités, cependant à peine visibles de bleu, de rouge et de vert des vêtements, tonalités fondues dans celles plus sombres du second plan. Au premier plan, la lividité du cadavre, la blancheur du drapé qui entoure le corps. Dans la seconde version, « le corps livide du Christ occupe toute la longueur du premier plan. Les marques de la Passion sont visibles : la plaie béante au flanc, le sang laissé par la couronne d’épines sur le front, les mains et les pieds percé » (Maïté Metz, catalogue). Positions identiques de saint Jean et de Marie-Madeleine, même si cette dernière baise amoureusement les pieds du Christ déjà nécrosés. Marie a la position classique de la Mater dolorosa : les mains nerveusement jointes en prière et les yeux, rougis, levés. Même tonalité chromatique, cependant plus accentuée. Un quatrième personnage sur la droite, derrière Jean : il se détache à peine dans la pénombre. Sans doute l’un des témoins de la descente de la croix.
La Mise au tombeau (vers 1616/24). Corps du Christ plus réaliste, comme pantelant. Il concentre encore une fois le regard des personnages qui l’entourent et… le nôtre. La lumière se focalise sur lui. Bras pendant vers l’avant. Linceul débordant du bord de la pierre tombale. Pierre tombale qui peut évoquer un autel. Fond sombre et neutre d’où se détachent avec peine les personnages présents lors de cette déposition. A noter que ces trois tableaux sont exposés pour la première fois ensemble.
De Naples à l’Espagne
Une œuvre aussi énigmatique que fascinante, d’un thème inédit : Combat de femmes (1636). En quelque sorte, des gladiatrices combattant devant un aéropage masculin rassemblé derrière une barrière. Un combat à l’épée. La combattante de gauche est tombée au sol. Elle est blessée au cou. Du sang coule sur sa robe. Elle s’apprête à lever son bouclier pour se défendre. Son adversaire, épée à la main, est sur le point de lui ôter la vie. Vêtements aux couleurs chatoyantes dans une palette de bleu, violet et jaune orangé. Diverses interprétations ont été données : une allégorie de la lutte entre le Vice et la Vertu. Ou l’illustration d’un épisode légendaire napolitain situé en 1552 : l’affrontement en duel de deux dames pour l’amour d’un homme.
Deux huiles sur toiles (1639), atypiques, présentant des paysages autonomes. Probablement une paire complémentaire. Une campagne idéalisée, emplie d’une douceur quasi bucolique. A la lumière argentée. Un Paysage avec fortin et un Paysage avec bergers. Etonnement face à ceux-ci car Ribera pratique peu la peinture de paysage, sinon pour intégrer celui-ci en arrière-plan de certains tableaux ainsi que nous l’avons vu. Nous retrouvons l’influence de l’école vénitienne au travers de ces grands ciels bleus et ces nuages luminescents. Paysages sans doute évocateurs de la baie de Naples du fait de la présence de pêcheurs.
Le spectacle de la violence
Une dernière section où nous retrouvons cette violence qui est « la marque de fabrique » de Ribera ! L’influence du Caravage est à nouveau convoquée. Un tableau anonyme, Tribunal du Vicariat, témoigne de la « violence quotidienne à laquelle Ribera et ses contemporains assistent dans les rues de Naples. « Sur la place, devant le tribunal du Vicariat, tortures et exécutions publiques se mêlent aux activités de tous les jours » (cartel). Est représentée ici la « colonne de l’Infamie » où les criminels sont exposés.
Que de souffrances ! Tel ce Martyre de saint Barthélemy que le peintre décline à plusieurs reprises. Première version en 1616, la dernière en 1644. Spectacle du supplice auquel le spectateur est convié à… participer ! Rappel. Barthélemy évangélise l’Arménie dont le roi, Astiages, ordonne qu’il soit écorché à vif. Thème de l’écorchement : un motif terrifiant de corps souffrant, disloqué et meurtri. La première toile présente le moment « d’avant » : sur la gauche, un tortionnaire attache le saint. Sur la droite, un bourreau tient le couteau dont il va se servir. Il regarde le spectateur d’un rictus rieur. Sur les deux toiles, expression d’horreur du visage de Barthélemy. Maigreur de son corps. Corps qui se tord de douleur. Plis d’une peau vieillissante. La toile de 1644 oppose la dignité de Barthélemy dont le visage semble serein au visage rieur du bourreau plongeant sa main dans la chair du supplicié. Aspect sinistre des personnages secondaires qui émergent de l’ombre. Agressivité et bassesse se mêlent. Au sol, sur chaque toile, la tête de marbre sculptée d’une statue renversée. Admirons la virtuosité du pinceau de Ribera à rendre ces corps martyrisés.

Le Martyre de saint Barthélemy (détail), 1644, huile sur toile, 202 x 153 cm © Barcelone Museu Nacional d’Art de Catalunya, inv. MNAC 24162 – Photo JMB
Le Martyre de saint André (1628) supplicié sur une croix en X posée sur une dalle de pierre où sont jetées quelques draperies. Le saint souffre également dans sa chair mais l’horreur de la mise en scène de son martyre est, ici, atténuée. Il a le regard fixe, presque résigné. Sur la gauche, un bourreau barbu, coiffé d’un turban gris, attache le pied du saint sur une des branches de la croix. Derrière lui, un soldat cuirassé contemple la scène. Derrière le supplicié, un grand prêtre barbu, drapé de bleu, le front chauve, présente à André une figure en bronze de Zeus tonnant assis lui demandant, sans doute, d’abjurer sa foi. A l’horizon, une échappée de ciel clair. Sur la droite, se distinguant à peine, une femme, la tête couverte, exprime son désespoir.
Les deux dernières toiles sont consacrées au martyre de Saint Sébastien. Ici point de représentation brutale du martyre. Sur la toile de 1651, l’espace s’ouvre sur un ciel lumineux vers lequel le saint lève les yeux. « Traitement naturaliste du corps du jeune saint, à commencer par la représentation des poils sur sa poitrine et l’accent mis sur son expression extatique » (Edward Payne, catalogue). En effet, attaché à un arbre, transpercé de deux flèches, le saint ne semble aucunement souffrir ! Les cordes entourant son bras gauche, curieusement, pendent librement. Il offre une vision presque apaisée, voire méditative. Nous pourrions même parler de douce béatitude.
Saint Sébastien soigné par Irène et sa servante (vers 1620/30). Cette fois pas d’écorchement mais une guérison. Point de peau ridée mais une chair sans défaut. Point de violence mais presque de la douceur. Laissé pour mort, Sébastien survit à ce premier martyre (il sera, par la suite lapidé et son corps jeté dans les égouts de Rome) grâce aux bons soins d’Irène. Cette dernière est représentée debout, à l’aplomb du corps du saint. Elle tient dans ses mains un pot d’onguent destiné à soigner les blessures du martyre. Une servante retire les flèches de son flanc. Saint Sébastien est allongé, son corps servant d’axe horizontal au tableau. Axe contrebalancé par un vertigineux bras droit étendu. Yeux levés au ciel, il semble regarder sa main. Dans le coin gauche, deux anges présentent les symboles du martyre : la couronne et la branche de palmier. Nous retrouvons un ensemble aux tonalités chromatiques déjà vu : jaune ocré du manteau des deux femmes, rouge de la robe d’Irène, bleu moiré du drap sur lequel repose le corps du saint.

Saint Sébastien soigné par Irène et sa servante, vers 1620-1623, huile sur toile, 180,3 x 231,6 cm, signé et daté, sur une pierre, au 1er plan, à droite : Jusepe de Ribera, de Sopagnolet F. 1621 © Bilbao, Museo de Bellas Artes, inv. 69/206 – Photo JMB
C’est le peintre lui-même qui nous invite à prendre congé et quitter l’exposition : sa signature barre le dernier mur ! (voir photo).

signature de l’artiste – Exposition Ribera ; Ténèbres et lumière – Petit Palais – PARIS © Photo JMB
Suivre le fil de la carrière de Jusepe de Ribera, découvrir cet artiste si peu connu, tel était notre souhait. Souhait pleinement exhaussé ! D’abord grâce à un accrochage aéré, élégant. Les couleurs des cimaises permettent de distinguer les différentes périodes de sa carrière : déclinaisons plus ou moins foncées de rouges, de bruns, de bleus. Un riche catalogue accompagne l’exposition et permet, une fois chez soi, d’y replonger tout à loisir. Et de rechercher les modèles récurrents du peintre ! Ainsi que le propose Benjamin Couilleaux dans le magazine Beaux-Arts : un vieillard érudit et perfide… un bourreau qui devient victime… des figures « signatures » incarnant la sagesse… un jeu de devinette : qui est Pierre, qui est Jérôme ?
Suiveur du Caravage, Ribera l’est incontestablement. Mais originalité, audace, motifs récurrents ou évolution lui sont associés. Il a son propre langage où se mêle réalisme cru, clair-obscur dramatique voire terrifiant ! Il a, néanmoins, intégré, absorbé d’autres langages artistiques d’inspiration flamande, romaine ou vénitienne. Et en a réalisé la synthèse.
Laissons le mot de conclusion à Nicolas Boileau (1636-1711) dans son Art Poëtique, chant III
« Il n’est point de serpens ni de monstres odieux,
Qui par l’art de l’imitié, ne puisse plaire aux yeux ;
D'un pinceau délicat l'artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable. »
Publié le 15 janv. 2025 par Jeanne-Marie Boesch