Venise en fête, de Tiepolo à Guardi

Venise en fête, de Tiepolo à Guardi ©RMN - Grand Palais
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Raffinement et ambigüité dans la Sérénissime

Aux XVII et XVIIIèmes siècles la Sérénissime voit se dérober la puissance commerciale et l'influence diplomatique qui avaient établi sa prospérité depuis le Moyen Age. Pourtant la richesse accumulée durant la période antérieure, associée à un relatif esprit de liberté et de tolérance, la pousse à développer dès la première moitié du XVIIème siècle des institutions qui feront ensuite florès dans le reste de l'Europe. L'année 1637 est emblématique à cet égard, qui voit à la fois l'ouverture de la première salle publique d'opéra (le théâtre San Cassiano) et de la première salle de jeu (le Ridotto). Ces innovations satisfont le goût du public pour le jeu et pour le spectacle, ainsi mis à la disposition du plus grand nombre, en rompant avec la tradition aristocratique. Le goût du public pour les festivités se manifeste aussi dans le célèbre carnaval.

Au XVIIIème siècle la ville, qui avait attiré très tôt des voyageurs illustres (qu'on se souvienne de la visite faite par le futur Henri III à son retour du trône de Pologne) devient un séjour incontournable du Grand tour (tour du continent pour les Britanniques, tour d'Italie pour les autres Européens) pour des voyageurs qui renforcent son caractère cosmopolite. Ces voyageurs sont parfois des têtes couronnées, comme le roi Frédéric IV du Danemark en 1708/1709, ou le futur Paul Ier de Russie en 1782, venu avec son épouse sous le pseudonyme transparent de comtes du Nord. Les commissaires de l'exposition ont pris le parti de nous restituer ces deux siècles d'histoire à travers un certain nombre de tableaux, qui mêlent des œuvres célèbres et d'autres plus méconnues, mais qui mêlent intérêt historique et témoignage artistique de la brillante école de la peinture vénitienne, renommée à juste titre pour la légèreté de son trait et sa délicate luminosité.


Le Concert - Pietro Longhi

La première salle témoigne des fêtes privées. Le concert (1741 – Accademia de Venise) de Pietro Longhi (1702 – 1785) illustre l'importance de la musique dans la société vénitienne : même le petit chien assis sur un tabouret au premier plan semble écouter sagement... Le même Longhi évoque aussi des distractions plus populaires, comme dans La Furlana (c. 1740 – 1750) dont les personnages se livrent à cette danse populaire venue du Frioul voisin. Voire carrément sordides, comme ce Couple joyeux, dont la serveuse (probablement une prostituée) est enlacée par un client, sous le regard d'un autre buveur...

La seconde salle, étroite, évoque la tradition théâtrale et lyrique. Elle abrite notamment le portrait (c. 1740 – musée Carnavalet) de Carlo Broschi, le célèbre Farinelli, par Jacopo Amigoni (1682 – 1732), et un portrait au crayon de Garlo Goldoni (qui prendra en 1762 la tête de la Comédie Italienne à Paris, à l'invitation de Louis XV) par Marco Alvise Pitteri (1702 – 1786). La gravure de La chasse à l'orque. Régate sur le Grand Canal le 4 juin 1764 en l'honneur du prince Edouard Auguste de Grande-Bretagne (c. 1764) illustre la forte ressemblance entre les embarcations utilisées pour les fêtes et régates , et les machines d'opéras : comme l'a si brillamment montré Véronèse la vie quotidienne à Venise est imprégnée du goût pour la représentation...

Autour du thème du pouvoir en spectacle, la troisième salle nous accueille par des toiles tardives de la période. En ce début du XIXème siècle l'école vénitienne semble avoir oublié la légèreté qui avait fait sa réputation depuis Titien. Le diptyque des représentations de L'empereur Napoléon Ier présent à la régate de Venise le 2 décembre 1807 et de L'Entrée de l'empereur Napoléon Ier à Venise le 29 novembre 1807 par Giuseppe Borsato (1770 – 1819), toutes deux abritées dans les musées de Versailles, témoignent des mêmes fastes que ses prédécesseurs. Mais le trait est net et bien visible, les grands aplats de couleurs ont remplacé le pinceau virevoltant et léger qui avait prévalu jusqu'à Giandomenico Tiepolo (1727 - 1804), les lourdeurs du néo-classicisme semblent avoir balayé la grâce vénitienne et son inspiration éminemment baroque.

On peut toutefois la retrouver dans le rayonnant tableau, baigné d'ors, de Francesco Guardi (1712 – 1793) Le Doge Alvise IV Mocenigo présenté au peuple dans la basilique Saint-Marc (c. 1775, Musées Royaux de Bruxelles). Ou dans le grandiose Le Doge Alvise Mocenogo porté sur la place Saint-Marc (musée de Grenoble), du même Guardi, avec ses oriflammes colorés aux balcons et ses ébouriffantes coupoles blanches de Saint-Marc qui illuminent l'arrière-plan. Il faut aussi mentionner la luxueuse représentation de L'Entrée du comte de Gergy ambassadeur de France à Venise, au palis des Doges, le 5 novembre 1726 (c. 1726, château de Fontainebleau) dûe au trait fin et précis de Luca Carlevarijs (1663 – 1730), qui témoigne de l'importance des liens entre la Sérénissime et le royaume de France depuis la fin du Moyen-Age et le début de la Renaissance : celle-ci avait aidé François Ier dans ses expéditions en Italie du Nord, et au XVIIème siècle, Venise avait fêté la naissance de Louis XIV avec le même enthousiasme que Paris. Une toile aux couleurs soyeuses de Giovanni Battista Cimaroli (1687 – 1771) nous décrit aussi les Célébrations pour le mariage du dauphin Louis avec l'Infante Marie-Thérèse d'Espagne au palazzo Surian, ambassade de France à Venise, en mai 1745 (c. 1745. Londres, Lampronti Gallery). Ces noces de Louis XIV qui seront fêtées à Paris avec la création de l'opéra Ercole amante du compositeur vénitien Francesco Cavalli, qui avait fait tout exprès le voyage de la lagune vers la capitale française à l'instigation de Mazarin...

La dernière salle est consacrée au carnaval, moment mythique des festivités vénitiennes, qui a traversé les siècles. Elle abrite notamment la caractéristique Femme à la bautta (capuchon de soie ou de dentelle, garnie d'un ruban, qui enferme le cou et la chevelure, et porté par les femmes comme par les hommes) d'Alessandro Longhi (1733 - 1813), visible à la Fondation Bemberg de Toulouse. Pietro Longhi nous représente des couples virevoltant dans ce carnaval ambigu : dans Le Ridotto (c. 1757. Venise. Fondation Querini Stampiglia) un couple au premier plan est entouré de joueurs, et de deux jeunes femmes portant la moretta (loup) pour préserver leur anonymat. Dans Le charlatan (c. 1757. Toulouse, Fondation Bemberg) une marionnette d'Arlequin domine ironiquement ce même couple, absorbé par le baratin d'un charlatan sur son estrade...


Le charlatan - Pietro Longhi

L'ironie de Giandomenico Tiepolo est plus grinçante encore dans Le Triomphe de Polichinelle (1753-54. Copenhague. Statens Museum for Kunst), qui rassemble à ses côtés une foule bigarrée, décrite d'un pinceau aérien. Dans Il mondo novo du même (c. 1765. Paris, Musée des Arts Décoratifs) le décalage est également très présent, la foule tournée vers un horizon mythique et lumineux se présente entièrement de dos au spectateur. Il faut encore mentionner le magnifique et délicat pastel, toujours de Tiepolo, de la Femme au masque : le dépouillement de ses habits blancs (qui évoquent la virginité ou la religion) est violemment contrarié par des symboles « galants » (les fleurs, l'éventail) qui suggèrent plutôt la prostituée...

Grâce à la richesse des collections permanentes du musée, l'exposition se poursuit dans les salles des étages. Dans la salle des Vedute, on retiendra le grandiose Banquet de Cléopâtre (c, 1742) de Giambattista Tiepolo (1696 – 1770), esquisse d'un tableau monumental conservé à la National Gallery of Victoria de Melbourne. Parmi les vedute proprement dites (des vues de Venise destinées aux touristes du Grand Tour), on note deux charmants Canaletto (1697 – 1768) : Vue du canal de Santa Chiara (c. 1730), et Le Grand Canal, vu du pont sur le Rialto. La même salle présente aussi de nombreux petits tableaux de Guardi, dans des couleurs sombres, représentant des paysages avec vue sur la mer ou sur des canaux, signe de omniprésence de l'élément liquide dans l'univers de la Sérénissime. Plus loin, le salon Boucher livre au visiteur un couple vêtu des vêtements d'époque reconstitués, permettant notamment de mesurer l'austérité de la bautta.

Pour visiter cette remarquable exposition, n'oubliez pas que le musée Cognacq-Jay ne peut recevoir qu'un nombre limité de visiteurs à la fois. Aussi évitez les périodes les plus chargées, qui entretiennent l'attente à l'entrée. Cette disposition permet aussi d'éviter l'affluence devant les œuvres exposées, et préserve la quiétude du visiteur durant la visite.



Publié le 02 mai 2017 par Bruno Maury