Rencontre avec Emiliano Gonzalez Toro

BaroquiadeS : Bonjour Emiliano. Les amateurs de baroque musique française vous connaissent bien : votre timbre de haute-contre nous a enchantés dans de nombreuses productions scéniques - comme la désopilante Platée mise en scène par Marianne Clément à l’Opéra National du Rhin en 2014 - ou encore dans des enregistrements qui font référence – comme le Phaëton de Lully, également sous la direction de Christophe Rousset. Vous avez ensuite fait des incursions remarquées dans des domaines plus éloignés de la musique baroque, comme la production du concert Te Recuerdo, en hommage à Victor Jara et aux victimes du coup d’Etat de 1973 au Chili, ou encore la redécouverte du Pré aux Clercs de Ferdinand Hérold à l’Opéra Comique en 2015. Aussi, quand nous avons appris récemment que vous veniez de fonder un groupe de musique baroque, nous avons souhaité en savoir un peu plus…

Emiliano Gonzalez Toro : La naissance d’I Gemelli s’est passée en deux temps. Il y a deux ans, avec Mathilde Etienne et Thomas Dunford nous avions eu l’envie de monter un projet commun, et l’Orfeo de Monteverdi est immédiatement venu dans nos esprits. Nous avons créé I Gemelli afin de donner corps à ce projet –et à d’autres. Ce groupe est aussi le fruit de notre collaboration avec d’autres musiciens, comme Violaine Cochard.

BaroquiadeS : Il a déjà donné je crois quelques concerts ?

Emiliano Gonzalez Toro : En effet, l’association a été créée il y a moins d’un an, et nous avons déjà donné plusieurs concerts mais de format réduit. Le concert d’Orfeo au Théâtre des Champs-Elysées, dont le projet séduit Michel Franck son directeur, marquera notre lancement plus officiel. Nous reviendrons a des formes plus modestes avec un concert autour de Francesco Rasi cet été, avant de reprendre l’Orfeo en décembre prochain au Capitole de Toulouse et a Genève. Enfin nous l’enregistrerons pour Naïve en janvier 2019.

BaroquiadeS : Qu’est-ce qui vous a guidé dans le choix d’Orfeo ?

Emiliano Gonzalez Toro : C’est un monument ! Nous aimons tous les trois énormément cette musique. En outre je la trouve bien adaptée à mon timbre actuel.

BaroquiadeS : L’Orfeo est souvent produit, il a été enregistré à de très nombreuses reprises par de grandes distributions. Comment comptez-vous apporter une approche novatrice ?

Emiliano Gonzalez Toro : En étudiant de près la partition, je me suis rendu compte que dans Orfeo tout part du chanteur. Ce n’est d’ailleurs guère étonnant, car nombre de compositeurs du Seicento étaient chanteurs, et la plupart du temps ténors : Peri, Caccini,… Comme on utilisait à l’époque beaucoup le luth pour s’accompagner, je me suis dit que pour être davantage fidèle à l’époque de sa création il fallait que la voix du chanteur oriente les instruments, comme dans un accompagnement au luth. Un peu comme si le chanteur était chef d’orchestre !

BaroquiadeS : Comment avez-vous mis en pratique ce concept ?

Emiliano Gonzalez Toro : C’est là que ma collaboration avec Thomas Dunford a été essentielle. Lui est instrumentiste et moi chanteur, mais nous avons la même vision de cette partition, comme si nous ne formions qu’une seule personne. La difficulté était plutôt d’ordre pratique : comment faire en sorte que le chanteur guide le continuo.

BaroquiadeS : Et comment l’avez-vous résolue ?

Emiliano Gonzalez Toro : Le point de départ c’est le tactus, la battue. Quand on lit les préfaces de Monteverdi à ses compositions (en particulier celle du Combattimento) on découvre des indications très précises sur les ornements, un peu comme dans une recette de cuisine on donne les tours de main ! Notre approche s’apparente à celle du jazz ou de la salsa : les musiciens s’appuient sur un cadre précis mais ils peuvent structurer la mélodie et se répondre. On atteint alors la sprezzatura, la nonchalance, qui donne ce sentiment de naturel, d’improvisation. Concrètement chanteurs et musiciens doivent apprendre à travailler de près ensemble. Cela correspond tout à fait à l’objectif du groupe que j’ai fondé.

BaroquiadeS : Vous proposez ainsi pour cette œuvre archi-connue une interprétation totalement nouvelle ?

Emiliano Gonzalez Toro : L’approche est nouvelle mais le résultat pas forcément révolutionnaire du point de vue de l’esthétique musicale... Concernant le contexte historique il faut aussi se souvenir que cet opéra a été créé entièrement par des hommes. On peut donc penser que leurs affects restaient sobres, sauf à tomber dans les effets comiques – mais l’opéra de cour du début du XVIIème ne cultive pas la verve comique comme le fera l’opéra vénitien un demi-siècle plus tard. Le caractère exclusivement masculin de la distribution créée aussi un rapport différent entre les personnages. D’où l’importance capitale de ne pas aller trop loin dans l’expression des affects, de trouver un juste équilibre. Sans quoi , une sur sensualité d’un personnage ou un autre pourrait porter à confusion en imaginant le contexte de la création. Nous savons également que lors de cette création il y avait deux orchestres ; on peut donc imaginer que cette double présence créait des effets de spatialisation : nous avons essayé de les reproduire. Nous jouons également sur les effectifs : ainsi à l’acte II les chœurs ne sont plus composés que des cinq chanteurs, comme c’est le cas dans l’univers madrigalesque. Enfin nous avons la chance de disposer au TCE d’une excellente acoustique, avec la paroi de bois en fond de scène qui réfléchit bien les voix.

BaroquiadeS : Vous semblez très fier de ce projet ?

Emiliano Gonzalez Toro : Disons surtout que j’y ai trouvé une grande source de plaisir et de motivation. Et cela a été la même chose pour un autre projet, cette fois au disque, les Vespro de Chiara Margarita Cozzolani.

BaroquiadeS : Ah oui, parlez-nous des Vespro !

Emiliano Gonzalez Toro : La partition a été découverte par Mathilde Etienne. Elle m’avait accompagné lors du Festival Monteverdi de Crémone, où je chantais dans un Orfeo dirigé par Ottavio Dantone. Elle a écumé les bibliothèques de la région, et elle en a rapporté un certain nombre de partitions. Quand j’ai découvert les partitions de Cozzolani à notre retour, j’ai éprouvé beaucoup de joie à les lire, et je me suis dit que cette musique allait m’accompagner comme Monteverdi m’avait accompagné. Sa richesse est incroyable, son invention incessante ; le matériau musical est très riche. Les partitions recueillies constituaient différentes versions d’une quinzaine de psaumes. Nous en avons choisi certaines versions, en les ordonnant selon la structure des vêpres : Dixit Dominus, Laudate pueri, Beatus vir, Laetatus sum, Nisi Dominus puis le traditionnel Magnificat final. Et au milieu nous avons intercalé le Duo Seraphim.

BaroquiadeS : Pourquoi ce duo au milieu des vêpres ?

Emiliano Gonzalez Toro : Il est dû à une autre compositrice, Caterina Assandra, morte jeune mais elle aussi très talentueuse. Ce duo est une merveille de contrepoint et d’harmonie pour trois voix masculines. Cela peut sembler étrange de la part de compositrices qui étaient religieuses : elles n’auraient dû composer que pour des voix de femmes. En fait nous savons d’après des documents d’archives que ces Vêpres ont été données à l’occasion de fêtes, et qu’en ces circonstances les couvents de femmes pouvaient se réunir avec les couvents d’hommes pour chanter des pièces religieuses. Musicalement, avoir des voix mixtes permet aussi d’enrichir l’ambitus sonore et le contrepoint.

BaroquiadeS : Cet enregistrement constitue-t-il une première mondiale ?

Emiliano Gonzalez Toro : Pas tout à fait, car il y a déjà eu deux enregistrements de ces Vêpres, aux Etats-Unis et en Allemagne. Mais ils sont restés confidentiels.

BaroquiadeS : Et pour la suite ?

Emiliano Gonzalez Toro : Cette musique milanaise féminine du XVIIème siècle constitue un fonds inépuisable, nous avons du travail au moins pour les vingt prochaines années ! Il est donc probable que nos projets suivants feront encore appel à la richesse extraordinaire de ce fonds. Mais pour l’instant nous n’avons pas de projet précis.

BaroquiadeS : Merci beaucoup Emiliano pour ces explications passionnantes, et pour votre engagement dans la connaissance et la diffusion de la musique baroque. Nous ne manquerons pas de suivre de près ces prochains événements musicaux.

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Publié le 03 juin 2019 par Bruno Maury