Rencontre avec Sébastien Daucé

BaroquiadeS : Bonjour Sébastien Daucé. Nous réalisons notre entretien par téléphone car vous volez de pays en villes avec votre Ensemble dont le nom porte d’ailleurs la marque du voyage (Ensemble Correspondances). En ce moment même, vous descendez d’un train et, à la fin de notre entretien, vous êtes attendu pour un autre rendez-vous. Un grand merci de nous consacrer un peu de votre précieux temps.

Pour commencer, nous souhaiterions mieux vous connaître. Comment devient-on Sébastien Daucé ?

Sébastien Daucé : D’une manière générale, je redoute les propos trop globaux et les questions trop personnelles. Je serai donc synthétique à mon sujet. Au départ, je suis maîtrisien, formé à l’école des petits chanteurs. En réalité, j’ai beaucoup appris par imprégnation. Si j’ai découvert la musique, c’est surtout en écoutant beaucoup de choses dans mon enfance : le chant autour de moi ou des improvisations d’orgue. Sans forcément tout comprendre à ce moment-là. Ce n’est que relativement tard que j’ai intégré un parcours plus traditionnel, pour finir par le Conservatoire de Lyon au début des années 2000.

BaroquiadeS : Si vous aviez des conseils à donner aux futurs « Sébastien Daucé » ?

Sébastien Daucé : Pour prétendre à cela, il faudrait que j’attende d’avoir quelque années de plus au compteur de l’expérience. Ce que je peux dire, à ce stade, c’est que j’ai eu la chance de côtoyer la musique en étant enfant. D’y être plongé, non simplement par le solfège ou une école de musique, mais à faire des concerts sur scène, à côtoyer du grand répertoire ou en participant à des projets menés par des musiciens professionnels. En somme, j’ai eu une chance dont je me rends compte a posteriori : celle d’avoir été plongé dans la musique quand j’avais dix ans.

BaroquiadeS : Dans ce parcours initiatique, suiviez-vous la voie tracée par un « maître » en particulier ?

Sébastien Daucé : Pas vraiment. J’étais très curieux de tout. Bien sûr, j’écoutais beaucoup Herreweghe. Egalement Gardiner ou Christie. Mais je n’étais pas trop à la recherche d’un unique « maître à penser ». En fait, j’étais curieux de tous ces répertoires que je ne connaissais pas. On a un côté forcément un peu boulimique quand on découvre tout cela. J’étais très ouvert et très admiratif de tout ce qui passait entre mes deux oreilles.

BaroquiadeS : Dans ce parcours, comment en êtes-vous arrivé à la musique baroque ?

Sébastien Daucé : Avec une petite partie de hasard. Notamment aidé par la radio lorsque je tombais sur France Musique. Mais aussi par le cinéma ou des bouquins que j’avais pu lire. Finalement, je suis arrivé dans ce monde musical par un détour. Et j’ai vite accroché, comme fasciné par ce répertoire. Tout particulièrement la musique française. Cela remonte donc à assez longtemps !


© Pawel Stelmach

BaroquiadeS : Aujourd’hui, comment abordez-vous ce type de musique ? J’ai été frappé d’entendre, à Caen, lors d’une journée d’étude consacrée à Cupid and Death (voir notre chronique), que la partition de Matthew Locke vous avait causé du souci. Cette remarque venant de la part d’un musicien accompli m’avait intrigué.

Sébastien Daucé : La trajectoire qui m’a conduit à cette pièce relève d’un cheminement intellectuel. Car, lorsqu’on s’intéresse aux genres anciens tels que le ballet de cour, l’opéra ou la tragédie-ballet, on finit par aboutir au « masque » anglais. Ce genre a rencontré un énorme succès durant les grandes heures de la cour d’Angleterre. Pour nous, il véhicule tout un imaginaire, particulièrement graphique dans les décors d’Inigo Jones. Quantité de choses sont également à découvrir et à comprendre dans ce genre de musique. En l’occurrence, nous sommes aidés par le fait qu’il s’agit de l’unique pièce du genre pour laquelle nous disposions de tout le matériel théâtral et musical.

BaroquiadeS : Et la partition à proprement parler ?

Sébastien Daucé : La partition a été publiée dans les années 1960. Mais dans une version retravaillée par un musicologue. De la partition d’origine, il ne subsiste que les parties vocales, le violon et la basse. Manifestement, il manque des morceaux. De plus, à la lecture de l’édition moderne, des choses étonnantes m’ont interpellé lorsque je l’ai examinée sous l’angle du style. J’ai donc écarté la version moderne pour me consacrer à une transcription à la lettre du manuscrit.

En essayant d’en comprendre le langage, j’ai été confronté à une spécificité anglaise. Car le terme « baroque » inclut aussi bien un air de Boësset qu’un semi-opéra de Purcell ou une tragédie lyrique de Rameau. Tout cela est baroque tout en étant très différent.

D’une manière générale, le style vraiment anglais du XVIIème siècle se distingue surtout par ses recherches de dissonances inouïes ou des conduites de voix très particulières. Il y a une forme de recherche permanente dans cette musique. Ce qui la rend, a posteriori, souvent très difficile à comprendre intellectuellement. Attention, elle est agréable à entendre car on se laisse volontiers séduire par ses couleurs d’étrangeté et ses accents de mélancolie dans un air de John Dowland, par exemple. Mais elle est difficile à comprendre quand on s’intéresse à la stylistique. Cela demande un effort intellectuel soutenu car elle ne ressemble en rien à celle de Lully ou de Charpentier.

Particulièrement avec Matthew Locke, qui est un étrange parmi les étranges. Mais dans le bon sens du terme. A fortiori quand la partition est incomplète. Comme tout l’art de la musique consiste à prendre des chemins justes mais inattendus, cela demande une projection mentale et intellectuelle d’autant plus exigeante que l’on ne dispose que de 50% de l’œuvre et qu’il faut deviner comment s’organisent les parties manquantes. Dans ce genre d’exercice, on apprend en faisant. Comme dans tout acte d’apprentissage, il est fréquent d’être confronté à des moments de résistance. Ainsi, après avoir écrit la partie absente d’une ouverture, il apparaît que la petite gigue qui suit suscite une impression étrange. Ce que nos oreilles actuelles perçoivent comme une bizarrerie constitue-t-il une faute, une erreur du copiste ou un acte délibéré ? Faut-il accepter cette bizarrerie ou corriger l’erreur? Tels sont notamment les enjeux de ce complément d’écriture. En fait, il faut simplement s’accoutumer à ce qui nous apparaît comme une étrangeté que l’on trouve, par ailleurs, dans la musique de Locke en général.

BaroquiadeS : Cela paraît compliqué.

Sébastien Daucé : Pas vraiment. C’est comme un jeu. Par exemple, quand on ne connaît pas un jeu et qu’on vous en explique les règles, vous passez par un moment d’appréhension. Mais en prenant le temps de les digérer, on finit par être totalement à l’aise. Pour qu’à aucun moment on ne sente les règles et que cela devienne votre propre langage.

BaroquiadeS : Certaines pièces sont en relation étroite avec un événement historique. Je prendrai pour exemple le Sacre royal de Louis XIV que vous avez enregistré (voir notre chronique). Dans ce cas, quel arbitrage réalisez-vous entre l’exactitude historique et la satisfaction des goûts du public ?

Sébastien Daucé : Les deux dimensions peuvent cohabiter. L’une n’exclut surtout pas l’autre. Prenons l’exemple du Sacre. Le processus part d’un travail scientifique. Il s’agit de poser sur la table tous les ingrédients dont on va avoir besoin. On collectera d’abord ce que l’on connaît déjà du sujet. A ce stade, il faut lire beaucoup. Tout ce qui a été écrit à ce propos (commentaires et relations de contemporains avant, pendant et parfois longtemps après l’événement). On s’intéresse également aux gravures représentant le sacre pour y déceler des indices utiles. Parfois, il faudra même imaginer ce qui n’a pas été documenté, ce qui n’a pas été raconté. Ce travail de recherches s’accompagne d’un questionnement sur les acteurs. Notamment sur le plan musical, les questions sont multiples : qui sont les musiciens et les chanteurs ? qui est habilité à quoi ? comment sont-ils organisés, hiérarchisés, disposés ? quels compositeurs auraient pu être sollicités pour une telle occasion ? Tout cela nourrit un travail préparatoire.

BaroquiadeS : Est-ce vous qui réalisez ce travail ?

Sébastien Daucé : J’en fais beaucoup car j’adore cela. Mais il est également important de s’entourer de plein de gens qui sont des spécialistes. En l’occurrence, l’aide de Thomas Lecomte (du Centre de Musique Baroque de Versailles) a été précieuse. C’est quelqu’un avec qui je travaille beaucoup et qui dispose d’un champ de connaissances extrêmement large et pointu sur énormément de sujets. D’autres ont été sollicités tels que des spécialistes du plain-chant ou des historiens des cérémonies de sacres royaux. On s’entoure ainsi d’une petite communauté de spécialistes qui ont envie de contribuer au projet par leur savoir.

Une fois que l’on est allé aussi loin que possible dans la recherche scientifique des ingrédients, deux chemins sont possibles.

Soit nous restons dans la veine scientifique. Nous tentons alors une reconstitution. Mais cette voie est la plupart du temps utopique. Si cette option répond aux conditions d’une reconstitution scientifiquement menée, sur un plan artistique, elle se révèle souvent peu intéressante.

Soit, à partir de toute cette matière collectée et de l’imaginaire qu’on y projette, on réfléchit à la manière d’être le plus créatif possible tout en respectant la matière scientifique qui constituera désormais le cadre de contraintes (par exemple, l’enchaînement des séquences du cérémonial du sacre). Dans cette somme de connaissances, nous retiendrons alors ce qui peut présenter le maximum d’intérêt pour le public. Nous ne partons donc pas du goût du public mais cherchons, à partir des connaissances accumulées, à fabriquer quelque chose que nous pensons pouvoir plaire au public. Comme on le voit, nous misons sur la curiosité du public plutôt que de lui servir ce qu’il connaît déjà.

BaroquiadeS : Restons encore un moment dans le domaine historique. Vous allez interpréter un Gloria sveciae Stockholm 1680 lors du Festival de Saintes, en juillet prochain. Pouvez-vous nous éclairer sur ce programme au titre un peu mystérieux ?

Sébastien Daucé : En effet. Ici, on ne part pas d’un événement historique mais d’une petite curiosité. On s’est posé la question de ce que l’on continuait à entendre, en Suède, après le règne de la reine Christine, cette grande passionnée de musique et d’art. Pour constituer notre programme, nous nous sommes adressés à un grand ami de Dietrich Buxtehude, Gustav Düben. Ce grand musicien-collectionneur, un peu l’alter ego de notre Sébastien de Brossard, nous permet, à partir de la fameuse collection Düben (université d’Uppsala), de découvrir ce qui se jouait alors dans la capitale suédoise. Nous avions déjà posé quelques jalons dans le Membra Jesu nostri de Buxtehude dans lequel nous avions d’ailleurs enregistré une pièce en suédois. Nous tirons maintenant le fil d’Ariane pour pénétrer plus avant dans l’univers musical suédois à la fin du XVIIème siècle.

Cet univers présente la particularité de faire entendre des œuvres de compositeurs qui sont presque toujours de passage. Rares sont les musiciens sédentaires d’origine suédoise. Ce milieu se caractérise par une tradition de circulation entre l’Allemagne du Nord et les pays baltiques. Mais aussi avec toute l’Allemagne et l’Italie. Les musiciens italiens y arrivent souvent en qualité d’interprètes avant de se consacrer à la composition. En somme, la ville de Stockholm représente un maillon dans une chaîne de circulation.

Ce monde musical est, en quelque sorte, le miroir opposé de la tendance centralisatrice parisienne. Car, surtout à partir de Louis XIV, on y forme les musiciens, on les amène à un haut niveau de compétence avant de les placer dans les instances de la cour. Ainsi, à Paris, deux forces sont à l’œuvre : un mouvement centripète (attirer les meilleurs sur un point, qui progressivement deviendra Versailles) se conjugue à un mouvement centrifuge (diffuser l’art national en direction de l’Europe). Un soft power à la française, en quelque sorte. A la chapelle royale de Suède, en revanche, on entendra aussi bien des castrats italiens que de la musique luthérienne allemande. Même l’œuvre d’un italien, composée en allemand mais dont on dispose une version en suédois. Ce qui est intéressant ici, c’est de toucher de près cette idée de mélanges et de passages.

BaroquiadeS : Cela m’inspire une question à propos des Membra Jesu nostri que vous avez enregistré récemment. Que souhaitiez-vous apporter de neuf lorsque vous reprenez cette œuvre déjà largement enregistrée ?

Sébastien Daucé : C’est vrai. Les musiciens ont parfois tendance à réenregistrer ce qui a déjà été enregistré. Mais nous nous sommes intéressés à cette partition, d’abord parce que son écriture correspond bien à ce que nous sommes aujourd’hui. L’effectif requis pour le Membra Jesu correspond à notre équipe de base : un ensemble relativement réduit, une dizaine de chanteurs très réguliers. De plus, son écriture hyper harmonique et hyper polyphonique, qui laisse autant la place à l’écriture chorale qu’à l’écriture de solos, est en adéquation avec ce que nous savons faire dans l’Ensemble Correspondances. Il y avait aussi l’idée de nous frotter à un répertoire totalement nouveau pour nous, une composition en langue allemande. C’est une première pour nous.

Mais le plus intéressant est probablement ailleurs. Cette pièce, dédiée par Buxtehude à son ami Düben, a sans doute été créée à Stockholm. Or, c’est Düben qui a préparé le matériel pour les musiciens. Il a annoté la partition. Précisé les effectifs. Réécrivant ici une partie d’alto. Modifiant là un petit détail. Ces petites découvertes amusantes font que, par certains aspects, notre interprétation est différente de celles que l’on peut se procurer ailleurs.


© Diego Salamanca

BaroquiadeS : Nous parlions d’histoire. Parlons maintenant de votre actualité. Quel projet sous-tend l’interprétation des motets de jeunesse de Michel-Richard de Lalande ?

Sébastien Daucé : Dans la continuité du travail que nous menons avec l’ensemble depuis ses débuts, j’ai voulu explorer le répertoire sacré de Lalande, dans la lignée de Boesset, Moulinié, Dumont et Charpentier. Lalande a eu une carrière éblouissante à la suite de Lully. C’est un compositeur qui s’est totalement épanoui dans le genre sacré, sans même composer un seul opéra, à l’opposé de son illustre prédécesseur ! Ses grands motets ont été pour certains joués et enregistrés souvent dans leurs ultimes versions. Or, la spécificité de Lalande est d’avoir composé une grande partie de son répertoire à son arrivée à la chapelle royale pour le service de Louis XIV, puis d’avoir repris, modifié, refaçonné ces mêmes motets tout au long de sa vie. Les différentes versions montrent comment la pensée, et le style d’un musicien évolue au long de sa vie : c’est fascinant d’entrer dans les arcanes de la création d’un si grand génie ! Nous avons choisi pour ce programme les versions originales : derrière la franchise de la jeunesse, l’invention nouvelle, on sent aussi à quel point il s’est imprégné de la musique de ses aînés, notamment Dumont. S’inscrire dans une lignée, puis en modifier la trajectoire tout au long de sa vie : c’est une vie d’artiste magnifique !

BaroquiadeS : Vous imaginez également des formules originales pour aller au contact de publics qui ne fréquentent pas habituellement les salles de concert. Par exemple, depuis quelques années, vous et votre Ensemble, effectuez des trajets en vélos pour vous rendre dans différents lieux, comme entre Caen et Domfront-en-Poirée.

Sébastien Daucé : Oui. Cela fait deux ans que nous réalisons cette tournée en vélos durant l’été, en Normandie. Pour nous, c’est une expérience formidable qui nous conduit à travailler autrement que tout ce qu’on fait tout au long de l’année. En somme, avec la même équipe et la même musique, nous optons pour une mobilité douce. L’idée est de prendre son temps. Dans une journée, nous parcourons habituellement une quarantaine de kilomètres. Nous partons le matin en bicyclette. Arrivés à la destination prévue, nous organisons des ateliers avec les enfants, proposons une présentation du concert à l’intention du public. Et, après le concert, nous dînons sur place. Le lendemain, nous repartons pour une nouvelle étape. Et cela pendant une dizaine de jours. Cette formule très conviviale est appréciée car elle propose un rythme totalement différent aux musiciens. Un rapport totalement transformé avec le public, aussi. Nous avons observé que cela changeait beaucoup la façon d’écouter les musiciens lorsqu’on partage avec eux ces moments de convivialité. Ceux qui le souhaitent peuvent même faire un bout de chemin avec nous. Par exemple, l’an passé, nous avons cheminé ensemble en compagnie d’un guide qui, sur l’un des tronçons, nous a fait découvrir les particularités des lieux que nous traversions. Nous poursuivrons évidemment cette expérience enrichissante l’été prochain.

BaroquiadeS : Votre agenda nous contraint à conclure. Une dernière question avant de se quitter. Vous associez ponctuellement des artistes à vos productions. Par exemple, vous dites de Lucile Richardot qu’elle est une « artiste  idéale » pour ce type de coopération.

Sébastien Daucé : Je m’arrête sur le terme « ponctuellement ». Ce qui fait la qualité des relations que l’on entretient avec ces musiciens se fait rarement sur un mode ponctuel. Pour plusieurs d’entre nous, cela fait dix ans que nous travaillons ensemble. Notre coopération s’inscrit donc sur le long cours. Ce qui fait que nous n’avons pas besoin de beaucoup de temps pour nous dire les choses. Chacun sait parfaitement comment orienter le travail, vers quelle esthétique on veut aller, le type de prononciation à adopter. Cela devient plus facile car on se connaît bien. Un regard et on se comprend. Tout le contraire d’un engourdissement. Cette idée de coopération est un peu celle d’une compagnie qui accepte de s’inscrire à la fois dans le long terme et dans un collectif. Tout en sachant que chacun poursuit son propre parcours et ses envies. Ainsi, Lucile fait une carrière stratosphérique, tient les plus grands rôles et pourtant nous rejoint sur certains projets.

BaroquiadeS : Hormis Lucile Richardot, travaillez-vous ainsi avec d’autres artistes ?

Sébastien Daucé : Oui, plusieurs. Etienne Bazola ou Caroline Bardot, pour ne citer que les chanteurs de la première heure.

BaroquiadeS : Merci Sébastien Daucé pour cet échange très riche. Une autre occasion se présentera peut-être, un peu plus tard, car nous avons encore mille curiosités à votre égard ainsi qu’à celui de votre Ensemble.



Publié le 17 mai 2022 par Michel Boesch