Rencontre avec Riccardo Angelo Strano


Remarqué pour son enregistrement en première mondiale de cantates de Francesco Nicola Fago, le jeune contre-ténor sicilien (il est né à Catane en 1988) a accepté de nous accorder un entretien au cours duquel transparaissent une authentique gentillesse et un engagement professionnel exigeant et sans faille.

BaroquiadeS : Bonjour Riccardo et merci beaucoup de nous accorder cet entretien.

Riccardo A. Strano : Merci à vous.

BaroquiadeS : Vous êtes encore peu connu en France : que pouvez vous nous dire de votre formation et de votre parcours ?

Riccardo A. Strano : En effet, cela fait peu de temps que je chante dans votre beau pays. J’ai fait mes débuts en France en juin 2016, lors d’un concert du Festival du Château de Versailles, dans le cadre extraordinaire du théâtre de Marie Antoinette au Petit Trianon.
J’ai commencé à étudier le chant à dix-sept ans dans ma ville natale de Catane, dans la merveilleuse Sicile. J’ai aussi étudié le hautbois mais, très vite, j’ai compris que le chant était ce qui me motivait vraiment. Aussi, à dix-neuf ans, j’ai rejoint le Conservatoire Royal de La Haye pour poursuivre mes études de chant, conservatoire dont j’ai été diplômé à vingt-trois ans ans en 2012.
En fait, mes débuts à l’opéra ont eu lieu plus tôt, en 2009 exactement, quand j’ai chanté le rôle de Néron dans l’Agrippine de Haendel à l’Opera Royal de la Haye (Koniklijke Schouwburg) et au Theâtre Luciano Pavarotti de Modène.
Mais ma carrière a réellement débuté juste après mon diplôme quand j’ai reçu le deuxième prix du 9ème concours international de Chant Baroque Francesco Provenzale à Naples. Ce prix a enclenché un effet domino et j’ai commencé à être contacté par des Festivals et des Théâtres : les Opéras de Rome, de Turin, de Catane, de Bologne, le Teatro Degollado de Guadalajara, le festival de Martina Franca, le Copenhagen Renaissance Music Festival, le National Forum of Music in Wroclaw (Pologne), le Festival de Namur (Belgique), le Festival der Jungen Stimmen 2014 (Suisse),...
Je dois dire que j’ai eu aussi beaucoup de chance car nombre des personnes influentes que j’ai rencontrées ces dernières années – chefs d’orchestre, directeurs de salle, metteurs en scène...- se sont sincèrement intéressées à mon potentiel. Parmi toutes ces personnes, la plus importante à été mon professeur, la contralto Sonia Prina, qui m’a beaucoup aidé pour mes premiers pas dans ce métier difficile.

BaroquiadeS : Comment définiriez-vous votre type de voix ?

Riccardo A. Strano : Une question qui est souvent posée à un contre-ténor est de savoir quelle serait sa voix « naturelle » s’il ne chantait pas en falsetto... Ce mot ne m'a jamais entièrement convaincu puisque je n'ai jamais estimé que ma voix a « quelque chose de faux ». Bien sûr ma voix d'enfant était différente comparée à celle que j'avais quand j'avais vingt-et-un ans et à celle que j'ai maintenant. Mais j’ai toujours chanté de la même façon, notamment pour le mécanisme physique, même avant le début de mes études qui ont simplement formé et nourri ma façon de chanter.
A vingt-et-un ans, à mes débuts, j’étais clairement soprano. Mais après quelques années, mon timbre est devenu plus sombre et ma voix plus ample, en développant et en utilisant le registre de poitrine. Aujourd’hui, je chante dans une tessiture centrale, des rôles et des parties écrits pour des contraltos et des mezzos. Je peux faire des exceptions mais toujours après mûre réflexion.

BaroquiadeS : Vous êtes né en Sicile. C’est important cette origine pour votre chant ?

Riccardo A. Strano : Je suis sicilien et ça a une grande influence sur toutes les façons dont j’exprime ma personnalité, à commencer par le chant. Chaque culture a et génère son propre héritage. Le mien conditionne beaucoup par exemple, la façon dont je pense une interprétation, dont je compose les ornementations et, bien sûr, dans la façon d’utiliser le langage. Quand c’est possible, j’aime finir mes récitals avec des chants traditionnels siciliens : c’est ma façon de dire au public d’où viennent mes interprétations et quelle est l’inspiration qui est commune à toute mon expressivité.

BaroquiadeS : Quelle est l’histoire du disque de cantates de Fago (voir notre chronique : Francesco Nicola Fago: cantatas and ariettas for solo voice and continuo) ? Comment ce projet s’est-il construit ?

Riccardo A. Strano : C’était mon premier enregistrement solo. Ça a été une expérience extraordinaire qui m’apporte, encore aujourd’hui, beaucoup de belles choses en retour. L’idée initiale de l’enregistrement revient à Sabino Manzo, chef de l’Ensemble baroque de Santa Teresa dei Maschi à Bari. Martin Anderson, responsable du label britannique Toccata Classics a accepté l’aventure. Je suis très honoré, fier et reconnaissant d’avoir enregistré en première mondiale ces cantates et arias de Nicola Fago.
Je m’en souviens très bien. C’était en novembre 2014 et je chantais le rôle de Nireno dans le Jules Cesar de Haendel au Teatro Regio de Turin. J’ai reçu un e-mail de Sabino Manzo avec de nombreuses partitions de Fago en pièces jointes. J’étais tellement content que j’ai immédiatement commencé à sélectionner huit pièces vocales, à les étudier et à composer les ornementations pour les da capo. Ce sont celles qui sont aujourd'hui sur le CD. En avril 2015, nous avons fait l’enregistrement. Mon premier enregistrement solo. C’était une expérience étrange, un peu effrayante parfois mais aussi tellement excitante que je n’ai presque pas dormi pendant trois jours. Et en septembre 2016, le CD est sorti dans le monde entier... Vous savez, dans la carrière d’un jeune chanteur, c’est un moment très important, qui peut créer beaucoup d’occasions, générer de nombreux contacts, et procurer de nouveaux engagements, comme cela m’est d’ores et déjà arrivé.
C’est aussi une expérience particulière et troublante que d’écouter sa propre voix, enregistrée plus d’un an et demi avant, et de savoir que cet enregistrement pourra être écouté par tout le monde et pour toujours.

BaroquiadeS : Êtes-vous satisfait de la façon dont ce disque a été reçu et des effets sur votre carrière ?

Riccardo A. Strano : Je suis très fier de ce disque et du travail accompli. Je suis tout à fait satisfait des échos qu’il a rencontrés, grâce au travail de promotion de Toccata Classics, promotion à laquelle j’ai aussi contribué. Un aspect très gratifiant et très émouvant de cette formidable expérience est de recevoir des messages de félicitations et d’encouragement d’un peu partout dans le monde et des remerciements pour avoir rendu possible d’entendre à nouveau cette belle musique. Maintenant, je vise un deuxième enregistrement en 2017, avec la même équipe et pour le même label. Ce CD serait consacré à de nouvelles pièces de Fago, jamais encore enregistrées.

BaroquiadeS : Il y a en ce moment un assez grand nombre de contre-ténors de première importance comme par exemple Philippe Jaroussky, Max Emmanuel Cencic ou Franco Fagioli. Comment vous situez-vous par rapport à eux ? Avez-vous un modèle ?

Riccardo A. Strano : Je suis très conscient de ma chance et de l’honneur qui m’est fait d’entrer, en tant que jeune contre-ténor, dans ce monde dans lequel chantent des personnalités aussi importantes que celles que vous avez citées. Par exemple, chaque fois que je chante dans un lieu où ils ont déjà chanté, je me sens infiniment reconnaissant envers la vie car c’est une carrière difficile à construire ; quand j’ai terminé mes études il y a quatre ans, je n’imaginais pas que je pourrais atteindre ces résultats. En un sens, pour un jeune contre-ténor, commencer une carrière est une vraie responsabilité car la norme pour notre type de voix est devenue de plus en plus élevée grâce à ce qu’ils ont construit et à ce qu’ils nous donnent pour modèle. Mais je dois reconnaître que je n’ai pas de modèle particulier ; bien sûr, j’écoute mes collègues mais pas tant que ça en réalité. Quand je le fais, je suis attentif aux caractéristiques particulières des chanteurs et évidemment il y a des choses que j’aime plus ou moins chez chaque artiste mais je n’ai choisi aucun d’entre eux comme modèle spécifique. C’est aussi parce que j’ai une compétence naturelle pour l’imitation, qui pourrait être dangereuse : je ne veux pas prendre le risque de copier le chant ou l’interprétation de quelqu’un quand j’aborde une nouvelle partition. C’est pour cette même raison que je n’écoute jamais aucun enregistrement quand j’étudie un nouveau rôle ou une nouvelle partie.

BaroquiadeS : Quels sont vos projets, en particulier dans le baroque ? Est ce que nous pourrons vous entendre bientôt en France ?

Riccardo A. Strano : En ce moment, je chante Ruggiero dans Alcina de Haendel dans le cadre du premier festival d’Opéra sicilien (le ) qui, depuis trois ans, produit un opéra baroque. C’est un rôle très exigeant pour ma voix car l’écriture en est un peu haute. Je chante d’ailleurs quelques arias transposées, comme cela était très commun à l’époque baroque. En décembre, je ferai mes débuts en Pologne, à Wroclaw, au Forum national de Musique avec le Stabat Mater et le Magnificat de Vivaldi. En mars et en juillet 2017, je chanterai le Requiem de Cavalli au Festival de Namur, sous la direction de Leonardo Garcia Alarcon. C’est également sous sa direction que je participerai à la tournée de la production par le festival d’Aix en Provence de l’Erimena du même Cavalli, Je ne sais pas encore s’il y aura d'autres représentations en France de cette production mais, en tous cas, j’espère chanter bientôt en France. Et en particulier à Versailles. En septembre, je ferai mes débuts au Teatro Comunale de Bologne dans une production contemporaine, intitulée La Nona, dal caos il corpo sur la version de Franz Liszt de la IXème symphonie de Beethoven : j'y interpréterai le chanteur d’une célèbre compagnie de danse contemporaine. Je chanterai aussi à Lugano, en février 2018. Ah, et il y a aussi en 2017 le nouvel enregistrement consacré à Fago.


© Alessandra Secca

BaroquiadeS : Comment travaillez-vous vos nouveaux rôles ?

Riccardo A. Strano : c’est toujours pour moi un moment délicat. Le mieux est d’avoir du temps pour étudier, temps pendant lequel il est possible de se mettre vraiment le rôle dans la voix, sans se presser, de façon à être techniquement au point et de ne pas mettre la voix en danger. Ceci me permet de pouvoir construire l’interprétation, de composer mes ornementations puis de « laisser reposer » un peu et ainsi, quand je reprends, je peux voir ce que mon corps et mon cerveau ont retenu de ce travail.
En particulier, quand je prends un nouveau rôle j’imagine souvent comment serait le texte en sicilien et comment cela sonnerait si c’était un chant traditionnel sicilien que, par exemple, on sifflote dans la rue ou on chante sous la douche. De cette façon, j’essaie d’intégrer le rôle de la manière qui m’est la plus naturelle, la plus familière. Une fois que le rôle est devenu une part de mon monde quotidien, c’est plus facile d’éviter l’artifice et l’arrogance qui peuvent arriver quand on se considère trop comme « un chanteur d’opéra professionnel ». Chaque artiste a le droit et le devoir de créer quelque chose quand il interprète, parce que si nous chantons tous les mêmes choses écrites il y a des siècles, nous avons aussi la chance précieuse de pouvoir créer nos propres personnages, comme acteur et comme musicien.

BaroquiadeS : Pour nous permettre de mieux vous connaître, accepteriez vous de nous avouer votre pire défaut ? Et ce que vous détestez le plus dans la vie ?

Riccardo A. Strano : Je suis trop sévère dans les jugements que je porte sur moi même, aussi bien sur la vie privée que sur mon travail. J’ai appris que ce comportement n’apporte rien, hormis de l’insécurité et de la tension. Quand je réussis à avoir confiance dans ma façon d’étudier et de construire mes projets, j’aime toujours le résultat. Certaines personnes qui ont une assurance sur-développée ne voient pas qu’ils ont franchi la limite au-delà de laquelle on devient fatigant et souvent ridicule, tellement ils ont une haute opinion d’eux-mêmes. C’est la chose que je déteste le plus, au théâtre et dans ma vie. Je me suis rendu compte que qui est vraiment spécial n’a pas besoin de le prouver en s’auto-célébrant ou, pire, en critiquant les autres. Malheureusement c’est très répandu...

BaroquiadeS : Quel est votre rêve professionnel ?

Riccardo A. Strano : J’ai plusieurs objectifs professionnels en ce qui concerne ce que je voudrais chanter dans le futur, où et avec qui.. Mais je ne voudrais pas les appeler « rêves ». Aujourd’hui, je n’ai pas rêve professionnel particulier parce que je suis en train d’expérimenter ce que veut dire « voir ses rêves se réaliser ». Je rêvais par exemple, d’enregistrer un CD solo et je l’ai fait. D’être un chanteur professionnel et je le suis, et de plus en plus reconnu. Je vis déjà mon rêve et mes autres objectifs sont juste une partie de ce rêve que je vis. Bien sûr, mon activité jusqu’ici est seulement un commencement en comparaison d’une vraie carrière, longue et pleine de succès. Mais aujourd’hui, je peux dire que je suis heureux et fier de ce que j’ai réalisé parce que je l’ai obtenu à la force de ma volonté, en restant toujours humble... mais déterminé !



Publié le 23 nov. 2016 par Jean-Luc Izard