Abendmusiken - Stravaganza

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Aux portes du Jardin d'Eden

La pochette du CD représente un plan de la ville de Hambourg au 17ème siècle. C'était alors une ville médiévale corsetée par ses impressionnants remparts et ses 22 bastions.. Ce système de défense, révolutionnaire pour l'époque, témoigne de l'opulence de Hambourg à la fin du 17ème siècle. La ville est alors un des plus grands ports européen, le siège de banques puissantes et un centre névralgique du commerce du blé et des métaux. Les arts (peinture, littérature et musique) sont florissants. Du fait de l'incendie catastrophique de 1842 et des bombardements de 1943, rien ou presque rien ne subsiste actuellement de la ville médiévale mis à part une partie des nefs de quelques églises. Les cinq clochers de St Jakobi, St Katharinen, St Petri, St Nikolai, St Michaelis, dépassant tous 100 mètres de haut que l'on admire du plan d'eau de l'Alster et qui donnent encore à la ville sa personnalité, sont postérieurs au 17ème siècle ou bien des reconstructions consécutives à la Seconde guerre mondiale. A noter que ces églises renferment les tombes de Johann Heinrich Scheidemann (1595-1663), Johann Adam Reincken (1637-1722), Johann Mattheson (1681-1764) et Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), acteurs principaux de la vie musicale à Hambourg pendant près de deux siècles. Bien différente est Lübeck, une des grandes cités de la ligue hanséatique, rivale de Hambourg, elle garde aujourd'hui son cachet médiéval et la plupart de ses monuments intacts, notamment l'église Sainte-Marie (Marienkirche), grandiose édifice en briques dont l'orgue était confié à Dietrich Buxtehude (1637-1707).

Initiées par Franz Tunder dès 1646, les Abendmusiken, réunions musicales à Notre Dame de Lübeck ou bien au domicile de personnalités de cette ville, furent portées à un niveau inégalé par Dietrich Buxtehude. Lors de ces réunions, on exécutait des musiques variées (cantates, motets, musique instrumentale) ne nécessitant pas de gros effectifs. Ces manifestations obtinrent une telle réputation qu'elles décidèrent Jean Sébastien Bach (1685-1750) à entreprendre en 1705 un voyage à pied de 400 km pour écouter le maître de Lübeck à l'orgue. Durant son séjour en Allemagne du nord, il fit la connaissance de Reincken et transcrivit pour clavier trois des partitas de ce dernier dont celle en ré mineur au programme de cet enregistrement.

Dans ce CD figurent les principaux musiciens opérant en Allemagne du nord dans la deuxième moitié du 17ème siècle, Dietrich Buxtehude, titulaire de l'orgue de l'église Sainte-Marie de Lübeck, Johann Theile (1646-1724) qui participa à la création de l'opéra de Hambourg, Oper am Gänsemarkt, Johann Reincken, titulaire de l'orgue de l'église St Katharinen de Hambourg, et Philipp Erlebach (1657-1714). Ce dernier officiait en Allemagne centrale mais était originaire de Frise orientale.

Les œuvres réunies ici sont construites de deux manières différentes. Chez Theile et Buxtehude on observe une alternance de mouvements lents et rapides en nombre variable, reflétant une influence italienne. L'architecture en forme d'arche de la sonate en sol majeur Bux WV271(cinq mouvements) ou de la sonata duplex a tre de Theile (sept mouvements), est particulièrement intéressante. Les œuvres de Reincken et Erlebach ont une structure différente, elles comportent une première partie intitulée sonata formée de trois mouvements, lent/ vif/ lent, et une deuxième partie qui est une suite de danses, successivement allemande, courante, sarabande et gigue, tributaire d'une influence française. Malgré ces apports étrangers, toutes ces œuvres se rattachent à la tradition allemande influencée par le choral luthérien et privilégiant le contrepoint par rapport à la monodie.

Mais la principale originalité des œuvres de Buxtehude et Reinken de cet enregistrement consiste en mouvements confiés à un instrument soliste (violon et basse de viole). Ces solos ont un caractère d'improvisation très libre aux plans harmoniques et rythmiques et comportent des motifs répétés ad libitum, possédant à mes oreilles un parfum d'Europe centrale. Elles sont une illustration parfaite du Stylus Phantasticus qui, selon Johann Mattheson, est un art de la rhétorique, du contraste, de l'imagination, de la fantaisie.La sonata duplex a tre de Johann Theile possède un caractère nettement italien qui m'évoque Antonio Bertali (1605-1669). Les harmonies quelque peu archaïques étonnent chez un musicien né en 1646. L’œuvre en sept mouvements s'organise symétriquement par rapport à un adagio central. Les mouvements liminaires et finaux sont quasiment identiques.

La sonate en sol majeur de Buxtehude BuxWV271 a des couleurs brillantes, un charme mélodique exceptionnel et une grande expressivité. La musique voluptueuse s'épanouit tout particulièrement dans la magnifique chaconne, centre de gravité de l’œuvre et dans les deux solos de violon qui encadrent ce mouvement. La sonate s'ouvre et se clôt par deux fugatos rapides.

Chez Erlebach, la musique de sa sonata quinta en mi mineur est plus sage, moins fantastique mais tout aussi colorée et expressive. Un dialogue s'engage entre le violon et la basse de viole qui évoque celui d'une soprano et d'un ténor dans un duo amoureux.

La partita en ré mineur de Reincken qui clôt le programme, quatrième de l'Hortus Musicus, recueil de six œuvres, est une œuvre ambitieuse. Le terme Hortus est pris ici dans son sens chrétien, c'est-à-dire celui de Jardin d'Eden. On pense à l'Hortus deliciarum de Herrade von Landsberg. L’œuvre se distingue des précédentes par le contrepoint serré du fugato de la sonata dont le sujet se répète de manière obsessionnelle et par un ton général plus sombre et plus dramatique. La recherche d'unité est frappante dans tous les mouvements où reviennent des éléments identiques ou apparentés. La gigue finale, point culminant de l’œuvre, se distingue par une marche harmonique et une progression dramatique particulièrement intenses. Dans l'iconographie chrétienne, la vision paradisiaque a sa contrepartie dans celle de l'enfer, les vertus ne se conçoivent pas sans les vices. C'est ce que montre l'image, l'échelle des vertus dans l'Hortus deliciarum, c'est aussi ce que me semble exprimer cette partita.

Dans toutes les œuvres enregistrées ici sauf la sonate d'Erlebach, l'Ensemble Stravaganza joue sur les instruments suivants : deux violons, une basse de viole concertante et la basse continue composée d'un théorbe, un clavecin et un orgue. Le terme de concertant signifie que la partie de basse de viole est aussi riche que celle des deux violons et indépendante de la basse continue. La sonata quinta en mi mineur d'Erlebach est écrite pour un violon, une basse de viole concertante et la basse continue.

Domitille Gilon, violon et direction, séduit d'entrée de jeu par le son clair et pur de son violon. On ne le dira jamais assez, quand on a écouté ce jeu sans vibrato sur instruments anciens munis de cordes en boyau nu, on ne peut plus écouter autre chose. Son jeu est enrichi d'ornements élégants et aussi de flattements tout à fait appropriés au stylus phantasticus. Son interprétation du troisième mouvement adagio de la partita en ré mineur de Reincken diffuse une profonde émotion.

Louis Creac'h, violon, m'avait enchanté dans l'ensemble Nevermind et notamment dans un CD consacré à des quatuors de Jean-Baptiste Quentin et de Louis-Gabriel Guillemain. Le son de son violon me semble plus puissant que celui de sa collègue mais il veille à ce que dans les ensembles, l'équilibre sonore soit parfait. Il maîtrise son sujet comme le montre son superbe solo, avant-dernier mouvement de la sonate en sol majeur de Buxtehude BuxWV 271.

Robin Pharo est souverain à la basse de viole à sept cordes. Il brille tout particulièrement dans son solo de la partita de Reincken qui reproduit note pour note celui joué par Domitille Gilon mais il lui apporte un éclairage très personnel. L'instrument a un timbre très chaleureux et le violiste enrichit sa mélancolique palinodie d'ornements subtils. Sa virtuosité se manifeste surtout dans l'époustouflante chaconne presto de la sonate BuxWV 266.

Thomas Soltani, clavecin et direction, apporte à l'ensemble l'assise harmonique sans laquelle il ne peut y avoir de musique. Je ne me lasse pas d'entendre cette courte introduction de moins de deux mesures du clavecin qui précède le sujet du fugato énoncé par Domitille Gilon dans le premier mouvement de la sonate en sol majeur BuxWV 271. Tout l'impetus de ce merveilleux mouvement se trouve concentrée dans ces quelques notes.

Dans certains mouvements lents ou bien à caractère plus grave, l'orgue de Chloé Sévère prend le relais du clavecin et dans ce cas une simple tenue de l'orgue suffit à rendre l'ambiance du morceau. Du grand art !

Le théorbe me fascine. Le renouveau de la musique baroque lui a redonné la place qu'il aurait du toujours garder. Sous les doigts experts de Vincent Maurice, il apporte le liant permettant aux phrases musicales de s'exprimer en plénitude. Son intervention dans l'adagio qui ouvre la sonate BuxWV 266 est un régal.

Une excellente prise de son rend justice à un ensemble très homogène dans lequel on entend de façon limpide toutes les parties instrumentales. On sent que tous les instrumentistes cultivent le beau son mais en même temps jouent de manière à ne pas prendre le dessus et à fusionner avec leurs collègues. Arrivés à la gigue finale, climax à mon sens du programme, j'aurais souhaité un peu plus de hargne mais cette remarque mineure n'enlève rien à une performance d'ensemble exceptionnelle.

Cet enregistrement, évocation des joutes artistiques que furent les Abendmusiken, est susceptible de faire rêver l'auditeur et de le transporter à une époque profondément différente de la notre, voire aux portes du Jardin d'Eden !



Publié le 20 mars 2019 par Pierre Benveniste