Alceste - Lully

Alceste - Lully ©
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Un grand divertissement royal

C’est peu dire que nous avons attendu cette Alceste ! Nous l’avions même tellement espérée !

Le deuxième opus du tandem Lully-Quinault n’avait pourtant point manqué de défenseurs dans le passé : une remarquable suite par Jordi Savall permettait d’en apprécier la vivacité et la couleur des pages d’orchestre. Olivier Schneebeli avait intégré la bataille de l’Acte II dans son « voyage ». Mais surtout Jean-Claude Malgoire avait, avec beaucoup de conviction, porté au disque à deux reprises une œuvre lui tenant particulièrement à cœur. La version en microsillon jamais rééditée (hélas) avait cédé la place à celle sur CD enregistrée lors de représentations au Théâtre des Champs-Élysées avec tout ce que cela comporte d’aléatoire : bruits parasites, captation peu précise, plateau partiellement en méforme vocale.

C’est dire si ce chef d’œuvre méritait mieux, tant il regorge de merveilles, s’appuyant sur un livret qui, bien que décrié par certains à l’époque de la création, s’avère remarquable dans la manière dont il sait relancer l’action et intégrer les divertissements de manière magistrale. Comme l’écrivait Henry Prunières, l’un des premiers musicologues de Lully, « La partition est écrite avec dextérité étourdissante et une incroyable diversité de moyens ». Le regretté Philippe Beaussant y voyait un portrait de Louis XIV, chacune des divinités planant sur les différents actes en offrant une sorte de miroir : Neptune à l’acte I, Mars à l’acte II, Apollon au troisième, Pluton au quatrième et enfin Hercule, en l’espèce ici Alcide pour l’apothéose finale. Mais on peut y voir aussi une tragédie fondée sur un triple sacrifice : Alceste s’offre à la mort pour sauver son époux, celui-ci renonce à elle pourvu qu’elle revive, Alcide acquiert la Gloire en renonçant à l’Amour.

Construisant patiemment son édifice lullyste, tel un « dieu des arts », Christophe Rousset, après avoir donné à « voir l’image » de Persée, Roland, Bellérophon, Phaéton, Amadis, Armide, livre une Alceste de très haut vol, quasi parfaite. D’année en année, sa compréhension des fresques lullystes s’accroît, conférant à celles-ci une vie et une beauté extrêmes. C’est une direction d’une précision quasi chirurgicale qui mène ici la tragédie avec une urgence théâtrale de tout instant. Ne croyez pas qu’il y ait absence de respiration, fort au contraire, mais tout s’enchaîne avec une maîtrise suprême du tempo d’ensemble, servant la géniale dramaturgie de Lully et de Quinault. Le prologue intitulé Le retour des plaisirs annonce ce traitement de l’œuvre qui sans cesse avance : il s’écoule en 23 minutes sur une plage de CD d’un seul trait.

Le récitatif, pierre angulaire de la tragédie lullyste est mené avec vivacité, tout en sachant se poser pour en souligner les passages les plus expressifs. Les scènes ne connaissent aucun « tunnel », soutenues par un continuo, qui bien qu’assez peu étoffé (une basse de violon, une basse de viole, un luth et deux clavecins mais aussi un orgue positif non signalé dans le livret) s’avère très soigné et varié dans ses effets.

Sur le plan des personnages principaux, soulignons notre grande satisfaction. L’Alceste de Judith Van Wanroij est remarquable de finesse : diction parfaite, émotion, amplitude dans les moments les plus dramatiques. L’Admète d’Emiliano Gonzalez Toro lui répond en miroir par les mêmes qualités. Voilà qui nous vaut des duos particulièrement réussis : Alceste vous pleurez/Admète vous mourrez (Acte II) et Alceste/Admète, il ne faut plus nous voir (Acte V). Edwin Crossley-Mercer campe un Alcide plein de noblesse et de vigueur, tout en sachant se montrer tendre et sensible, notamment au moment du dénouement, lorsqu’il est « vainqueur de lui-même ».

Les rôles de l’intrigue secondaire, vestige de l’opéra vénitien, pleine ici de légèreté galante ne déméritent pas, fort au contraire. La Céphise d’Ambroisine Bré est de toute beauté avec une voix particulièrement mobile qui fait merveille dans les multiples « petits airs » que Lully lui accorde et un timbre chaud qui n’en rend que plus poignante son annonce Alceste est morte. Étienne Bazola sait varier les éclairages et différencier ses quatre rôles : un Straton jaloux, un Cléante dévasté, un Éole aérien et un Pluton plein de gravité. Le défi est encore plus grand pour Enguerrand de Hys qui doit incarner tour à tour Lychas (un jeune homme), Phérès (un vieillard touchant, dans son air Que la vieillesse est lente), Apollon, Alecton, un triton et un suivant de Pluton. Il sait faire montre d’une belle projection et lui aussi d’une diction irréprochable, indispensable dans ce répertoire. Bénédicte Tauran, outre Thétis et Diane nous offre une délicieuse Nymphe de la Marne (L’onde se presse dans le prologue). On peut adresser les mêmes louanges à Lucia Martin Cartón qui sait alterner la plainte la plus touchante, qu’il s’agisse de la Nymphe de la Seine (Le héros que j’attends du Prologue) ou de la Femme affligée (merveilleuse Coryphée à l’Acte III : La mort barbare et Versons des pleurs) que la grâce ornée, servant si délicatement la beauté des vers de Quinault (L’art d’accord avec la nature du Prologue). Les petits ensembles, duos et trios qui émaillent la partition nous réjouissent à chacune de leurs interventions.

Mais il est un autre protagoniste, absolument essentiel dans Alceste : le chœur, les chœurs devrait-on dire. Lully les manie avec un véritable génie : chœur de louange (Qu’il est doux d’accorder ensemble du Prologue) ; chœurs dansés (le menuet Quel cœur sauvage du Prologue, la gavotte de la fête marine Vous perdez d’heureux moments à l’Acte I) ; chœurs opposés (Assiégés et Assiégeants durant la bataille de l’Acte II, terriblement galvanisante !). On trouve aussi de multiples interventions au sein de récitatifs : Vivez heureux époux de l’Acte I, Périssons tous plutôt que de nous rendre de l’Acte II… Le divertissement final mobilise deux formes de double-chœur : deux masses chorales identiques (Chantons, faisons entendre de l’Acte V), ou un habile dialogue entre grand chœur et petit chœur, dans le final Triomphez, triomphez généreux Alcide. Mais se détache tout particulièrement de ce florilège : la splendide Pompe funèbre qui déroule sa grande procession, à la matière d’un grand motet. Quelle merveilleuse idée que de retenir le chœur dans Ô trop heureux Admète, comme si la foule des Thessaliens peinait à croire que son roi puisse finalement être sauvé ! Est-il musique plus poignante que cette célébration mortuaire ? Comme on comprend les mots de Madame de Sévigné qui écrivait alors : « L’opéra est un prodige de beauté. Il y a des endroits de la musique qui ont mérité des larmes. Je ne suis pas seule à ne les pouvoir soutenir, l’âme de Madame de La Fayette en est alarmée » ! Quel contraste saisissant lorsqu’aux Enfers, le chœur s’anime dans une page absolument inoubliable Tout mortel doit ici paraître que relaie la danse endiablée Chacun vient ici-bas (Acte IV) au rythme si étrange. Pour servir ces pages chorales (pas moins de 24 interventions durant toute l’œuvre !), le Chœur de Chambre de Namur fait montre d’une excellence de chaque instant : intelligibilité impeccable, variété des couleurs, infinie palette de nuances expressives. Il est sans doute l’acteur-clé de cette tragédie, Lully lui ayant réservé sa plus belle inspiration, donnant une dimension d’universalité au drame auquel il nous est donné d’assister. Rendons donc hommage à Leonardo Garcia-Alarcón et à Thibaut Lenaerts qui ont su mener cet ensemble vocal à un tel degré de perfection, Christophe Rousset le conduisant avec une complicité palpable à l’écoute.

Souvent traité comme un chœur instrumental, l’orchestre des Talens Lyriques confirme ici son absolue maîtrise du style français, par sa couleur, sa matière à la fois charnue et limpide. Voilà qui nous vaut une ouverture pleine de noblesse et superbement menée, des « vents » pleins de vivacité, une marche et une charge pour les combattants débordantes d’énergie, une « pompe funèbre » qui soutient avec tension et émotion les différents protagonistes, des danses pleines d’allant et des ritournelles raffinées et variées dans leurs éclairages.

On l’aura compris, cette Alceste est désormais incontournable dans le paysage lullyste. Elle vient combler un véritable manque. Puissent Christophe Rousset et les siens nous proposer encore d’autres tragédies de Lully avec la même veine ! Isis serait en projet ? Nous n’hésiterons pas à en « publier en tous lieux, sa valeur triomphante », lorsqu’elle nous parviendra !



Publié le 18 janv. 2018 par Stefan Wandriesse