L'âme en peine - Couperin

L'âme en peine - Couperin ©
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Les âges de la vie : voyage existentiel dans les pièces de clavecin de Couperin

Tempus fugit. Du berceau au grabat, Michèle Dévérité a sélectionné dans le vaste catalogue pour clavier de François Couperin des œuvres qui illustrent l’inéluctable fuite des ans, et les étapes de la destinée. Naissance, enfance, adolescence, maturité, maladie, vieillesse, mort structurent ce programme s’éteignant sur L’âme en peine qui donne son titre à ce généreux CD d’une heure vingt. Le livret nous en ouvre les portes par un texte, fort sensible, signé de l’interprète. Dommage que sa lecture se heurte à une typographie qui néglige fréquemment les espaces entre les mots.

Les trois premiers volets sont introduits par un extrait de L’Art de toucher le clavecin. Outre des pièces judicieusement choisies (Le Dodo, Les Charmes, La Ménetou, Les Amusemens, Les Rozeaux, La Convalescente, Les Ombres errantes, la Pompe funèbre tirée de la seconde Suite pour viole), l’anthologie invite trois cycles complets : Les petits Âges, Les Fastes de la grande et ancienne Mxnxstrxndxsx (dont on devine, à travers le débat juridique qui opposa le compositeur à cette jalouse corporation, qu’ils illustrent la vie adulte soumise à l’adversité), et Les Folies françoises, largement évoquées dans le livret. Cette galerie de « dominos » colorés et leurs associations symboliques s’entendrait même à elle-seule comme une (double !) mise en abyme : les diverses facettes de l’existence, en écho à la thématique du disque, et aussi son éphémère fragilité, par métaphore avec ces humbles feuilles de papier.

Pour cette anthologie, Michèle Dévérité a opté pour un instrument historique, le « CLF » daté du milieu du XVIIe siècle, dont la mécanique précise et les timbres nourris, souples, lumineux projettent un net éclairage sur ce récital. Réalisée à Bra-sur-Lienne, la captation cerne de près ce fin bouquet de couleurs, sans toujours dissimuler quelques sourds appareillages de claviers, particulièrement audible dans L’Espérance ou le Domino vert.

Dans la savante articulation du Prélude en sol mineur, dans les syncopes liées de la Muse naissante, dans les retards des Notables et jurés et nombre d’autres pages (bouleversante Langueur, pétrie de modestie), la claveciniste cultive une respiration très travaillée où les silences, les retenues, les humilités scrutent et exposent les partitions en profondeur. Les animer, sans jamais les projeter vainement : la technique épouse l’éthique qui sied au touchant univers couperinien. On appréciera la subtile caractérisation, tout en litote, des cinq portraits de la ménestrandise où même le Désordre et déroute ne concède rien au débraillé. Ciseler les affects sans se complaire dans le sentimentalisme : les trois pièces balisant le dernier âge révèlent une artiste traversée par une exquise pudeur. Sur l’ensemble du parcours, on a rarement entendu phrasés si délicats, si intelligents, probables reflet d’une intense introspection.

En prenant connaissance, sur la troisième de couverture, du triple-deuil enduré après cette session de juin 2018, on mesure combien cruellement peut frapper la fatalité. Un triste avis qui prolonge encore la constante émotion soulevée par cet album que pourrait parapher ce sublime quatrain de Lamartine : « En avançant dans notre obscur voyage, Du doux passé l’horizon est plus beau, En deux moitiés notre âme se partage, Et la meilleure appartient au tombeau ».



Publié le 25 oct. 2023 par Christophe Steyne