L’âme-son - Helstroffer

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Une musique de l’intime

C’est durant la seconde moitié du XVIIe siècle que la guitare connaît son apogée en France, prenant peu à peu le pas sur le luth qui entame alors son déclin. Ancêtre de l'instrument que nous connaissons aujourd'hui, la guitare baroque est dotée de cinq double cordes en boyau, contre six cordes simples pour la guitare classique actuelle. De forme similaire, elle présente cependant un corps beaucoup plus étroit et de profondeur moindre, elle est donc beaucoup moins sonore. Sa rosace est soit sculptée finement dans la table comme pour le luth, soit agrémentée d’une succession de couches de parchemin formant en quelque sorte une pyramide inversée. Contrairement à l’instrument actuel, les frettes sont en boyau comme pour le luth, nouées à l'arrière du manche, et mobiles, ce qui permet de petits ajustements lors de changements de tonalité. Son registre est exempt de notes graves, la guitare baroque produit un son cristallin très caractéristique. Par ailleurs, elle est peu sonore, donc totalement adaptée à être jouée dans un cercle intimiste. Enfin, la relative facilité pour en jouer en comparaison avec le luth lui permis de s’imposer autant dans le milieu des musiciens amateurs qu’auprès des professionnels.

Des musiciens comme Charles Hurel, Angelo Michele Bartolotti , Robert de Visée bien sûr et... un certain Henri Grenerin pratiquent à la fois le théorbe et la guitare. Seul Francisco Corbetta se consacre exclusivement à la guitare, et l’on doit en grande partie à ce dernier l’engouement pour l’instrument du jeune roi Louis XIV qui en jouait lui même, rappelons le. Francesco Corbetta restera à Paris environ un an et demi (1656-1657), et en dix-huit mois, écrit Jacques Bonnet dans son Histoire de la musique publiée en 1715, « le Roi égala son maître de guitare que le cardinal Mazarin avait fait venir exprès d'Italie pour lui montrer à jouer de cet instrument ». Pour l’anecdote, dans une lettre adressée en mars 1737 au futur Frédéric II de Prusse, Voltaire écrivait à propos de Louis XIV : « on ne lui apprit qu'à danser et à jouer de la guitare… ». Le Roi Soleil eut également plus tard comme maître de guitare Robert de Visée... qui fut probablement lui aussi l’élève de Corbetta auquel il dédia d’ailleurs son fameux Tombeau de Francisque Corbet (le tombeau est une pièce lente et solennelle, très en vogue durant la période baroque, visant à rendre hommage à un personnage disparu). Louis XIV appréciait au plus haut point le talent de Robert de Visée qu’il faisait jouer le soir à son chevet, comme le relate le marquis de Dangeau dans son journal. Mais la guitare était également l’instrument par lequel Jean-Baptiste Lully, le musicien le plus prisé à la Cour à l’époque, débuta la musique, et l’on sait par divers témoignages de contemporains qu’il en jouait régulièrement. Bon nombre de transcriptions pour la guitare et le théorbe d’airs et de danses tirés de ballets et d’opéras de Lully sont parvenues jusqu’à nos jours, pour la plupart signées de Robert de Visée. Elles offraient alors aux amateurs le plaisir de reproduire dans les salons à la mode des airs extraits d’Atys, d’Armide ou bien l’Ouverture de la Grotte de Versailles. Ainsi, la guitare fût durant quelques décennies l’instrument en vogue, et il était souvent de bon ton dans l’aristocratie de se faire représenter jouant de la guitare.


Pierre Gobert : Portrait de Mademoiselle de Charolais pinçant de la guitare – Musée des Beaux-Arts de Tours

L’Âme-Son, tel est titre de l’enregistrement que propose Bruno Helstroffer, entièrement consacré au guitariste Henry Grenerin, cité plus haut. Certes, quelques guitaristes ont déjà par le passé enregistré des pièces de ce musicien et compositeur tel Israël Golani ou Gordon Ferries, lesquels proposent chacun une suite complète dans leur album respectif consacré à la musique française pour la guitare au XVIIe siècle. Mais assurément, le génie novateur d’Henry Grenerin méritait mieux. En effet, « il va inventer une nouvelle manière de toucher l’instrument et lui offrir des musiques pleines de liberté, de mystère et d’ardeur », explique Bruno Helstroffer qui marque ainsi sa volonté de tirer de l’oubli un compositeur dont les œuvres présentent un intérêt avéré. De ce musicien, on sait assez peu de choses, si ce n’est qu’il était à la fois guitariste et théorbiste. Petit-fils de pêcheur dont la famille habitait dans la tour de Nesle à Paris, au bord de la Seine face au palais du Louvre, (d’où le titre de l’album en forme de clin d’œil à la profession de son grand-père. La tour sera détruite vers 1663), fils d’un maçon et chantre ordinaire à la Cour, il compte parmi les Pages de la Musique du Roi Louis XIII en 1641, ce qui permet de situer l’année de sa naissance aux alentours de l’année 1630. Henry Grenerin participe durant sa carrière musicale à divers ballets royaux en qualité de joueur de théorbe notamment avec les luthistes Germain Pinel, Charles Hurel et Étienne Lemoyne: le Ballet de Psyché, L’Amour Malade, La Mascarade Royalle, Thésée et Atys. Son nom apparaît dans le livret distribué lors de la création en 1676 à Saint Germain en Laye de l’opéra de Jean-Baptiste Lully : « Deux songes joüants de la Violle./ Messieurs Petit-Marais (Marin Marais), & Theobaldes (Theobaldi di Gatti). / Deux Songes joüants du Theorbe./ Monsieur Dupré (Laurent), & le Sieur Grenerin. / Six Songes joüants de la Flutte./ Messieurs Philbert, & Descotteaux. Les Sieurs Louis Hotterre, Colin Hotterre, Jeannot Hotterre, & Jean Hotterre ». A l’évidence, Lully savait bien s’entourer !

Enfin, aux alentours des années 1680, Henry Grenerin publie un Livre de Theorbe Contenant plusieurs pièces sur differens tons, auec une nouuelle methode tres facile pour apprendre a Joüer sur la partie les basses Continues et toutes sortes d'airs a Livre Ouuert. Dédié A Monsieur de Lully, mais surtout un Livre de guitarre et autres pièces meslées de symphonies avec une instruction pour jouer de la basse continue, dont un exemplaire est conservé à la Bibliothèque Nationale de France et consultable en ligne depuis peu (il est tout à fait possible que ce ne soit pas une simple coïncidence et qu’il y ait un lien de cause à effet avec la parution de cet album qui lui est consacré). Dédicacé au prince de Conti, cousin du Roi, cet opus contient seize Suites écrites pour la guitare à cinq chœurs (cinq double cordes, chaque paire étant accordée à l’unisson), trois Symphonies pour deux violons, théorbe et guitare ainsi que trois Airs à trois et quatre voix. Il décède vraisemblablement vers 1700, mais aucun document d’époque ne permet d’en fixer la date précisément.


Page de garde du Livre de guitarre, d’Henry Grenerin

Quatre Suites en quatre tonalités différentes et une Passacaille extraites de ce recueil ont été choisies par Bruno Helstroffer pour former le programme de cet enregistrement original par les œuvres inédites qui y son proposées, étant précisé que la musique française écrite pour la guitare baroque est quasi absente de la discographie. C’est le hasard qui met entre les mains de Bruno Helstroffer il y a quelques années un exemplaire en fac-simile du livre de guitare d’Henry Grenerin, imprimé par Minkoff à Genève en 1977. Un éditeur bien connu des musiciens spécialisés dans la musique baroque et en particulier des luthistes dans les années 1970/80, qui a hélas aujourd’hui disparu. Cet exemplaire qu’il a conservé précieusement a resurgi durant le confinement lié à l’épidémie de COVID. En effet, le temps disponible durant cette période lui donne l’occasion de se plonger dans ce recueil… et c’est alors une révélation. De fil en aiguille, cette musique suscite sa curiosité, il lance alors des recherches afin de recueillir quelques éléments sur la vie de ce guitariste au service du roi Louis XIV.


Rosace en parchemin de la guitare utilisée par Bruno Helstroffer

Et les premières mesures surprennent d’entrée par la douceur du son, la guitare baroque produisant souvent un son aigrelet qui peut parfois être rebutant, surtout lorsque l’on cherche à établir une comparaison avec le luth qui reste un instrument voisin produisant une sonorité très différente. Mais dans cet enregistrement, ce n’est absolument pas le cas : Bruno Helstroffer n’a rien laissé au hasard pour obtenir un son idéal: utilisation de cordes en boyau, tensions choisies avec soin afin d’obtenir le meilleur son sans mettre en péril la table de la guitare réputée fragile, diapason bas à 400hz, et surtout un bel instrument copié sur un modèle de 1676 signé Alexandre Voboam (à voir ici), un luthier parmi les plus renommés dans cette seconde moitié du XVIIe siècle dont les quelques instruments subsistants sont proches de la perfection. De toute évidence, on retrouve dans ces Suites construites comme les Suites pour le luth la finesse d’écriture qui caractérisent les pièces composées par Ennemond Gautier ou par Jacques Gallot qui fut son élève. Le style brisé (style musical se caractérisant par un usage d’arpèges décomposant les accords et joué de manière irrégulière), usité pendant la période baroque tout particulièrement dans l’école française du luth, est omniprésent. Chaque suite se compose de danses, comme il était d’usage à l’époque. Le Prélude en milaré tierce mineure (à écouter ici) qui ouvre la première Suite est une petite merveille d’écriture qui n’est pas sans rappeler les Préludes non mesurés, parfois improvisés, destinés à installer la tonalité d’une suite, laissant l’interprète libre de l’interpréter au gré de sa sensibilité. Les subtilités qu’il renferme sont restituées avec finesse par Bruno Helstroffer, étant précisé qu’il est bel et bien mesuré dans la partition, comme les deux autres préludes du programme. Au fil de l’écoute, les suites d’Henry Grenerin instaurent une atmosphère de douce sérénité, il est alors difficile de ne pas se laisser emporter par une musique éthérée servie par un jeu d’une grande solidité technique doublé d’une maîtrise incontestable de l’ornementation. Dans la première suite, on notera tout particulièrement un Menuet très aristocratique et d’un grand raffinement. Dans la seconde, la Passacaille rappelle le goût prononcé des musiciens en cette fin de XVIIe siècle pour cette forme musicale très populaire. Passacaille ou Chaconne, peu importe le nom, la mélodie semble variée à l’infini sur une basse obstinée, conférant à cette pièce un caractère presque hypnotique, trouvant sa conclusion sur le thème du départ.

Dans la troisième Suite en sol mineur, la belle Gigue à la manière angloise (à écouter ici) constitue un parfait exemple de l’appropriation du répertoire populaire par la musique dite savante. L’usage d’accords plaqués accentue son caractère à la fois exubérant et dynamique, le Menuet qui lui succède est de la même veine. Le Prélude en la ré sol tierce mineure de la dernière Suite en ré mineur est particulièrement intéressant. D’une beauté sombre, il installe la tonalité avec délicatesse et Bruno Helstroffer fait montre d’une technique sans failles, maîtrisant à merveille les nuances, les ralentissements, les silences et les accords brisés, mettant ainsi en exergue les qualités et l’originalité de la musique d’Henry Grenerin. Le programme s’achève en apothéose sur une Passacaille en tonalité majeure des plus élégantes (à écouter ici) dans laquelle les variations se déclinent presque à l’infini. Une musique envoûtante durant laquelle le temps est comme suspendu.


Prélude en la ré sol tierce mineure

Deux intermèdes vocaux sont proposées au fil de l’enregistrement. Deux airs accompagnés de la guitare seule, interprétés par Chantal Santon Jeffery, une artiste de talent qui a collaboré avec des ensembles renommés tels, entre autres, Le Concert Spirituel, Les Talens Lyriques, le Concert de la Loge et l’Orfeo Orchestra dirigé par György Vasheghi. Je meurs sans mourir d'Antoine Boësset (1587-1643) évoque les débuts d’Henry Grenerin en tant que Page de la Musique du roi Louis XIII. Le récit de la Lune attribué à Jean de Cambefort (1605-1661) tiré de la troisième partie du Ballet royalle de la Nuict créé en 1653 illustre quant à lui la participation à maintes reprises d’Henry Grenerin à la création d’opéras destinés à la cour du roi Louis XIV. Ces deux airs s’inscrivent pleinement dans l’atmosphère des pièces présentées dans l’enregistrement. La voix de Chantal Santon Jeffery offre de belles modulations, le caractère intimiste de ces airs de cour tous deux accompagnés à la guitare seule est fort bien restitué, l’équilibre entre la voix et la guitare est irréprochable.

Sans le moindre doute, cet enregistrement dédié à Henry Grenerin est particulièrement intéressant. Bruno Helstroffer s’attache avec bonheur à valoriser les qualités d’une musique inédite, à la fois originale et inventive en jouant avec talent sur le rubato, les couleurs sonores, les nuances et les ornementations. Alternant tendresse, sensualité, énergie et sérénité, il ressuscite une musique raffinée, contemplative parfois, pleine de poésie et de subtilité. Une musique que l’on peut sans conteste qualifier d’aristocratique, même si elle tire en partie ses origines dans la musique populaire. Près de trois siècles et demi après la publication de son livre de guitare, Bruno Helstroffer rend donc justice à Henry Grenerin, mais aussi à la guitare baroque qui reste encore un instrument assez méconnu et somme toute assez confidentiel. Mais cette musique n’est pas destinée uniquement à un auditoire d’initiés, elle s’adresse également à tout public avide de découvertes, la curiosité de ceux qui se laisseront aller à écouter cette musique des plus séduisante sera assurément récompensée. Enfin, la volonté de faire revivre l’histoire d’Henry Grenerin ne peut pour Bruno Helstroffer se limiter à jouer sa musique. Après s’être lancé dans l’écriture d’un spectacle mêlant mime, théâtre (parfois accompagné du mime Stefano Amori, disciple de Marcel Marceau) et musique bien sûr (à regarder ici), il s’est pris d’une réelle passion pour ce musicien et finalise actuellement l’écriture d’un livre retraçant la vie de ce personnage au destin étonnant qui passera grâce à son art d’une rive de la Seine à l’autre, de la vieille tour de Nesle délabrée aux ors du palais du Louvre (on pourra réécouter ici son entretien à Radio France). L’oubli d’Henry Grenerin est désormais réparé, il n’aura finalement duré que trois cent vingt quatre ans...



Publié le 04 juil. 2024 par Eric Lambert